Matière à Fiction Des saillies, des aphorismes, des idées, des maladresses, des extraits. Parfois des récits. http://matiereafiction.houste.info/ Thu, 21 Nov 2024 11:19:42 +0100 Thu, 21 Nov 2024 11:19:42 +0100 Pico >textes Tue, 15 Aug 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes http://matiereafiction.houste.info/textes .01 Best Seller <p>Ce matin-là, il sortit de la douche avec un grand sourire. Il le tenait enfin ce roman. Depuis le temps qu’il tournait autour, qu’il couchait des idées sur papier dans ces petits carnets tartan qui traînaient partout dans l’appartement. Quinze minutes d’eau chaude et voilà, tout s’était assemblé.</p> <p>L’intrigue, les personnages, le dénouement. Tout fonctionnait. Il allait commencer à écrire ce matin même et dans quelques semaines, ce serait fini. Il allait enfin le pondre ce best-seller que son éditeur réclamait depuis tant d’année !</p> <p>En se séchant les cheveux, face au miroir de la salle de bain, il imaginait déjà les dialogues. Il prenait la pose, imitait ses personnages, lançait des invectives à son reflet. Oui, un peu comme Robert de Niro dans Taxi Driver. C’était ridicule. Et si sa femme avait été là ce matin, elle lui aurait sûrement fait remarquer. Et lui ne l’aurait pas mal pris, tant il était de bonne humeur. Il finissait de boutonner sa chemise quand il entra dans son cabinet d’écriture.</p> <p>Son sourire disparut aussitôt.</p> <p>L’imprimante s’était mise en route. Les bruits des galets d’entrainement et des têtes d’impression envahissaient toute la pièce. Les feuilles sortaient à un rythme effréné, certaines déjà par terre. Il attrapa l’une d’elle et commença à en lire le contenu.</p> <p>Tout était là.</p> <p>Les décors. Les personnages. Jusqu’aux premières phrases du dialogue qu’il venait de mimer.</p> <p>Il ne mit pas longtemps à comprendre. L’Intelligence Artificielle de l’ordinateur, celle-là même qui était connectée à son nouvel implant cérébral, venait de lui voler ses idées. Elle écrivait à sa place ce best-seller auquel il réfléchissait depuis des mois.</p> <p>Il poussa un soupir. À quoi bon maintenant ? L’histoire existait déjà.</p> <p>Il tourna le dos à son ordinateur et quitta la pièce. Et à l’endroit où il s’était tenu, une dernière feuille tomba, sur laquelle était écrit en capitales le mot <strong>FIN</strong>.</p> Tue, 15 Aug 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/01_Best_Seller http://matiereafiction.houste.info/textes/01_Best_Seller .02 Trois actualités dans le style de l'Éclaireur de Fluide Glacial <h2>Équipement – Comme chez soi</h2> <p>Difficile parfois de se sentir à l’aise en dehors de chez soi. C’est que chacun a ses petites habitudes, ses petites manies et… son petit coin. Alors pour ceux qui se sentent gênés quand ils doivent allez aux toilettes chez des amis, au restaurant ou ailleurs, une start-up a enfin trouvé la solution. Wirtual Coin (WC), c’est une application de réalité virtuelle qui reproduit à la perfection vos propres toilettes, où que vous soyez. Une fois le casque sur les yeux, vous pourrez librement vaquer à vos affaires comme si vous étiez chez vous. </p> <h2>Progrès – Rédaction artificielle</h2> <p>À intelligence artificielle, IA et demie. Ils sont nombreux, les rédacteurs de l’Éclaireur, à avoir préféré la chaleur des plages méditerranéennes à l’obscurité des bureaux de la rédaction, et à avoir sous-traité leurs articles du mois à une intelligence artificielle dernier cri. C’était sans compter sur la vigilance sans faille de l’intelligence artificielle qui remplace actuellement notre bien aimé rédacteur en chef. Celle-ci a bien vite su détecter ces quelques tricheries. Pendant que notre rédacteur en chef, lui, profitait d’apéro bien mérité en compagnie de la rédaction sur les plages de méditerranée.</p> <h2>Social - Clonifestation</h2> <p>Ne prenez donc plus le risque de passer une mauvaise soirée en garde à vue, sans télévision ni apéritif, pour avoir simplement voulu manifester. Une toute nouvelle entreprise vous propose une solution très simple pour allier votre esprit revendicatif et votre besoin de confort : le clonage. Pour la modique somme de 169 € – moins que le niveau d’honoraires d’un avocat malhonnête – vous pourrez ainsi envoyer une copie parfaite de vous-même en manifestation et continuer à regarder les matchs de foot une bière à la main. Masques et cagoules offerts pour 5 clones commandés.</p> Fri, 18 Aug 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/02_Trois_actualites_dans_le_style http://matiereafiction.houste.info/textes/02_Trois_actualites_dans_le_style .03 L'Odeur du sable <p>La première chose qui le frappa en descendant du train, ce furent les odeurs. Lui qui s’était imaginé qu’il ne sentirait, de toute sa vie, plus jamais rien d’autre que l’odeur âcre des fours et de la fumée, il fut étonné de la façon dont les odeurs du bord de mer emplissaient à nouveau ses narines et semblaient occuper jusqu’aux moindres replis de son cerveau. Déboussolé, il dût même s’arrêter un instant à peine franchie la grande porte vitrée de la gare. Il eut à peine le temps de faire un pas de côté, pour ne pas être bousculé par le flot des passagers qui comme lui descendaient du train en provenance de la capitale ce vendredi soir.</p> <p>En titubant, ivre de souvenirs, il chercha un banc pour s’asseoir, le temps de reprendre son souffle. Il n’était pas revenu dans cette station prisée de la cote depuis ses huit ans. Une éternité. Et pourtant, les odeurs n’avaient pas changé, il en était certain. C’était le même mélange d’iode, de sel, de sable chauffé par le soleil. Un parfum où se mêlaient aussi des senteurs de fritures, de sucre, de sueur. Un cocktail qui, il le sentait, était celui dans lequel ses sens avaient baigné chaque été pendant son enfance. C’était l’odeur de son enfance.</p> <p>A chaque respiration, des souvenirs lui revenaient en mémoire. Il n’avait pas nul besoin de revoir les lieux, tous ces endroits qui lui étaient familiers, pour se remémorer les instants passés en famille ici même, dans cette station balnéaire. Assis sur le banc, juste devant la gare, il gardait les yeux fermés. Et pourtant, des images occupaient déjà toute sa tête. </p> <p>La mer. Des effluves marines, riches d’iode et de sel, dominaient toutes les autres senteurs. Il se revoyait petit garçon, courant vers les vagues dans ce maillot de bain bleu marine que tous les enfants portaient alors. Devant lui, à quelques mètres, son père le devançait et s’élançait déjà dans l’écume. De l’eau jusqu’aux hanches, son père se retournait en criant, les mains en porte-voix : « Viens vite, elle est bonne ! ». Lui accélérait sa course, jusqu’à ce qu’une vague plus grande que les autres ne le submerge et ne le renverse. Couché sur le sable, bousculé par le ressac, il riait à gorge déployée tandis que son père le rejoignait et s’allongeait lui aussi dans l’eau. La vague suivante les trouvait tous deux en train de s’éclabousser mutuellement et de rire de l’été.</p> <p>Un léger coup de vent. Une odeur de sable, timidement chauffé par le soleil du nord. Moins forte que celle de la mer, mais bel et bien présente. Les images, derrière ses yeux toujours fermés, se brouillèrent et changèrent. C’était sa mère qu’il voyait désormais devant lui. En maillot de bain elle aussi, ce maillot de bain deux pièce, cintré, qui était alors à la mode. Elle était allongée sur une large serviette à quelques pas de lui, et feuilletait une revue de mode pendant que lui-même s’était mis en tête de construire le plus grand château de la plage. Il remplissait seau après seau, tassait le sable et alignait tours et murailles les unes après les autres. Ce château, il s’en souvenait maintenant, il ne l’avait jamais fini. L’heure de goûter avait sonné avant qu’il ne termine cette formidable forteresse, dont la marée haute avait finalement eu raison. </p> <p>L’heure du goûter. Cachée derrière les odeurs marines, ce dernier souvenir lui fit distinguer une petite senteur sucrée. La pâtisserie, située en face de la gare, était peut-être toujours là, malgré les ravages de ces dernières années. C’est peut-être de là que venait ce nouveau parfum. Il n’ouvrit pas les yeux pour s’en assurer. Pour l’instant, le souvenir lui suffisait. Ce qu’il voyait à présent c’était sa grand-mère. Elle sortait de cette boulangerie, habillée comme toujours avec élégance, son grand chapeau déroulant une large ombre sur son visage. Elle tenait à la main une petite boîte contenant les friandises que lui-même et sa petite sœur attendaient avec impatience. Le passage à la pâtisserie avec grand-mère était une tradition des vacances. Ils iraient tous trois s’asseoir sur un banc, face à la mer, le temps du goûter. </p> <p>Tous ces souvenirs joyeux s’effacèrent en un éclair, en même temps que le sifflet d’un train qui quittait la gare retentit juste derrière lui. Il se rappela alors les horreurs qui avaient suivi ce dernier été à la mer. La guerre, l’invasion, la peur du lendemain. Puis les étoiles jaunes et ce train au même sifflet qui avait emmené toute sa famille vers la mort un matin d’hiver.</p> <p>De tous ceux qui avait passé ce dernier été avec lui, ses grands-parents, ses parents, sa sœur, il était le seul à être revenu. Les autres étaient parti dans cette odeur de fumée qui depuis plus d’un an maintenant ne semblait plus vouloir quitter ses narines.</p> <p>Il ouvrit les yeux. Devant ses yeux, seules quelques maisons étaient encore debout. La pâtisserie n’en faisait pas partie. Il pensa enfin, abandonnant un instant ses souvenirs, et se dit que s’il était à nouveau capable de sentir les odeurs de la mer, il pourrait peut-être aussi réapprendre à vivre. Il se leva doucement du banc et marcha, la tête haute, vers le front de mer. Après tout, il n’avait que quinze ans.</p> Mon, 21 Aug 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/03_Odeur_du_sable http://matiereafiction.houste.info/textes/03_Odeur_du_sable .04 Très Courtes Histoires de la Fin du Monde - 01 <p>Je me souviens très bien de la mort de Papy. C’était un mauvais concours de circonstances disait Papa. C’était au moment où les pannes d’électricité se faisaient plus nombreuses. On m’avait expliqué que si des fois, pendant la journée, je pouvais plus jouer à la console, c’est parce que l’électricité servait à alimenter les grandes fermes de captation de la pollution. Et que c’était bien plus important de capter le carbone que de finir un niveau de mon jeu débile-là. C’est Papa qui m’avait expliqué ça. Je m’en souviens très bien, c’était un dimanche où Papy était venu manger à la maison. Et ce jour-là, la panne bien plus importante que mes jeux vidéo a duré plus longtemps que d’habitude. Et à un moment, on a entendu une série de bips qui sortaient de la poitrine de Papy. <em>C’est rien, c’est rien</em>, il a dit. <em>Ça doit être mon implant cardiaque qui a bientôt plus de batterie. Faudra juste que je pense à le recharger.</em> Et il a continué à manger le poulet que Maman préparait toujours pour le repas du dimanche. Il a refait bip plusieurs fois, Papy. Et à chaque fois il disait que c’était rien, qu’il avait de la marge. Mais Maman elle s’inquiétait un peu quand même. Et puis, il a fait un bip plus long, un peu plus fort aussi. Et il s’est écroulé dans ce qu’il restait de haricots verts dans son assiette. L’électricité, elle est revenue deux heures après. C’est quelques jours après que Papa a décidé d’acheter un groupe électrogène. Maman semblait fâchée. Elle lui a fait remarquer qu’il aurait sans doute pu y penser un peu avant.</p> <hr /> <p>Papy habitait un petit appartement en haut d’une vieille tour. Un peu isolé au-dessus de la ville. J’aimais bien quand Papa et Maman me laissaient chez lui pour avoir enfin un après-midi à eux. Ils insistaient sur le <em>enfin</em>. Chez Papy, je passais des heures sur le petit balcon à regarder les autres maisons, les lignes de train, les voitures-propres-électriques qui passaient dans la rue. Je regardais pas forcément loin, on voyait pas bien à cause du brouillard tout gris qui ne se levait jamais de la journée. C’était avant qu’on interdise d’ouvrir les fenêtres. Et avant la mort de Papy. Une fois, sur le balcon, je me souviens que j’ai vu arriver un drôle d’oiseau. Il s’est posé pas loin de moi. Il avait l’air un peu tout doux. Tout ébouriffé. Avec des griffes sur une de ses pattes et un œil en moins. Papy m’a dit que c’était un pigeon et qu’avant qu’il y ait tout le brouillard, on en voyait tout le temps dans la ville. Il a dit aussi que ça transportait des maladies et qu’il fallait pas le toucher. Il devait avoir raison, parce qu’après le pigeon a toussé et est reparti en volant. Pas loin. Je l’ai entendu tousser encore une fois et tout d’un coup, il a plongé vers le sol. Comme s’il tombait. Il devait vraiment être très malade. C’est la seule fois où j’ai vu animal comme ça chez Papy. Après, de toutes façons, il m’a interdit d’aller sur le balcon.</p> Thu, 24 Aug 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/04_Tr%C3%A8s_Courtes_Histoires_01 http://matiereafiction.houste.info/textes/04_Tr%C3%A8s_Courtes_Histoires_01 .05 La Baleine et la fraise <p>— Pas de jouets dans la cuisine Coralise, je te l’ai déjà dit. </p> <p>La voix de papa semblait un peu agacée. Alors Coralise recula doucement en serrant un peu plus fort Baly dans ses bras. </p> <p>— Mais, c’est pas un jouet Papa ! C’est Baly, répondit tout doucement Coralise.</p> <p>— C’est une baleine en peluche ma chérie. Et je ne la veux ni à table quand on mange, ni dans la cuisine quand je prépare le repas. Tu le sais. </p> <p>Coralise n’aimait pas se faire gronder. Surtout quand les règles étaient injustes comme ça. Que Baly soit dans la cuisine, ce n’était pas si grave. Au contraire. </p> <p>Pendant que son père avait le dos tourné, Coralise s’approcha de quelques pas du plan de travail.</p> <p>— Mais tu sais Papa, elle sera sage Baly. Et puis elle peut aider. Elle peut allez chercher une fourchette s’il t’en faut une.</p> <p>Pendant que son père cherchait quelque chose dans un tiroir, Coralise marqua une pause. Elle réfléchissait. Puis, elle reprit de plus belle.</p> <p>— Et puis, elle est forte tu sais. Imagine Papa. Un dragon arrive par la fenêtre et t’attaque. Eh ben Baly elle pourra te défendre. Elle donnera un grand coup de queue pour assommer le dragon. Et des grands coups de nageoire aussi. Paf ! Bim !…</p> <p>Coralise mimait le combat, tenant Baly à bout de bras et la balançant dans les airs. Quand… quand… Baly s’échappa. La baleine fit un grand saut et atterrit en beau milieu de la tarte aux fraises que Papa était en train de préparer. Splach ! </p> <p>Baly et Papa étaient tous les deux devenus tout rouges. Baly à cause du jus de fraise. Et Papa à cause de la colère.</p> <p>— Coralise ! cria Papa. </p> <p>Surprise, la petite fille fondit en larme… et la colère de son père disparut presqu’aussitôt. Il la prit dans ses bras et lui dit tout doucement.</p> <p>— Tu vois, c’est pour ça que je ne veux pas que tu joues dans la cuisine. Regarde Baly…</p> <p>Papa souleva doucement Baly. Son ventre était tout dégoulinant de jus de fraises. En faisant bien attention, il l’emmena près de l’évier et commença à frotter la peluche avec une éponge mouillée. Un peu de jus s’en alla, mais le ventre de Baly resta joliment rosé. </p> <p>Coralise renifla, et essuya ses larmes. </p> <p>— Elle est toute tâchée maintenant, dit-elle d’une toute petite voix.</p> <p>— On va la laisser sécher. Et avec ses nouvelles peintures de guerre, peut-être qu’elle fera encore plus peur aux dragons, lui répondit son père avec un clin d’œil.</p> <p>— Oh oui, peut-être, répondit Coralise en retrouvant le sourire.</p> Tue, 29 Aug 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/05_La_Baleine_et_la_fraise http://matiereafiction.houste.info/textes/05_La_Baleine_et_la_fraise .06 Des Gestes qui changent le cours d'une vie <p>Il y a des petits gestes qui changent le cours d'une vie. Des choses qui n'ont pas l'air d'avoir d'importance, et qui pourtant, chaque jour, te poussent plus loin et t'aide à te réaliser. Par exemple, depuis le début de la semaine j'ai défini le profil LinkedIn de mon boss comme page d'accueil de mon navigateur Web. Dès le matin, je suis exposé à ses réflexions emplies de sagesse et à ses anecdotes riches d'enseignements. Et c'est peu dire que mon quotidien en sort incroyablement grandi. Je travaille mieux. Je suis plus en confiance. Je cours plus vite aussi. Et mon poil n'a jamais été aussi brillant. Je ne doute pas qu'après quelques semaines, mes cheveux commenceront à repousser et que mon cœur retrouvera le rythme de celui d'une jeune fille en émoi. </p> <p>Oui, vraiment, il y a des petits gestes qui changent le cours d'une vie.</p> Wed, 30 Aug 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/06_Des_Gestes_qui_changent_le_cours http://matiereafiction.houste.info/textes/06_Des_Gestes_qui_changent_le_cours .07 Le Happening du siècle <p>Oubliée au fond d'un tiroir pendant quarante ans, perdue dans le foutoir sans nom d'un brocanteur à la suite d'un héritage tumultueux, cette photo anonyme de New-York aurait pu rester anonyme encore longtemps... Si elle n'avait pas été ramassée avec quelques milliers d'autres artefacts par les Collecteurs. </p> <p>Les Collecteurs ? Des travailleurs à la petite semaine, pauvres et précaires pour la plupart, chargés de récupérer, en masse, tout ce que l'esprit humain avait pu produire de textes, d'images, de photos, de vidéos... Tout ça afin d'alimenter, encore, les modèles génératifs de l'intelligence artificielle. La vieille théorie tenait toujours, malgré les dégradations de performance des algorithmes : pour que les programmes informatiques puissent réellement rivaliser en intelligence, en créativité, en sensibilité avec l'esprit humain, il fallait simplement les nourrir de plus d'exemples. Toujours plus d'informations. C'était simpliste, certes. Mais les ingénieurs y croyaient toujours.</p> <p>Alors, quand l'IA eut fini de croquer le dernier octet du Web et le dernier champ de ses bases de données, on commença à chercher d'autres sources d'informations pour elle. On rassembla les ressources non-encore numérisées des bibliothèques. Et on lança une folle campagne de gavage avec ce patrimoine. Puis, on fit appel à la contribution des particuliers : lettres d'amour et photos de famille, souvenir de vacances et journaux intimes, films de mariage et cahiers de scrapbooking, dessins d'enfant aussi... On chercha partout, tous les documents imprimés ou physiques qu'avait pu produire l'esprit humain. On en nourrissait à longueur de journées l'intelligence générative centrale pour que ses créations soient encore plus humaines. </p> <p>Les Collecteurs naquirent à cette période. Fouillant les greniers et cambriolant à l'occasion les appartements des personnes âgées. Vidant les archives des sociétés ayant déposé le bilan. Chinant parfois dans des coins improbables du pays. À la recherche de documents que l'IA n'avait pas encore ingérés. Ils étaient rémunérés quelques centimes pour chaque kilo de papier. C'était toujours mieux que de livrer des repas aux ingénieurs.</p> <p>La photo avait été récupéré par Yassim qui avait fait des Catskills son territoire de chasse. Au cours d'une virée, à la recherche de nouveaux artefacts, il avait trouvé une ferme qui semblait abandonnée. La porte n'en était pas fermée. Personne ne semblait y vivre. Il avait fouillé la cuisine en premier, pour y trouver un peu de nourriture. Le séjour et la chambre en quête de documents. La récolte avait été maigre. Dépité, il s'était dirigé vers la grange et, après en avoir ouvert les portes, se serait bien imaginé dans la caverne d'Ali Baba si seulement la référence avait évoqué quelque chose pour lui. Là, il y avait des dizaines et des dizaines de carton empilés, chacun débordant de livres et de papiers divers, de carnets et de photos, parfois de cassettes audios et de vieilles pellicules. Les livres n'avaient aucune valeur, cela faisait longtemps que la littérature officielle, éditée, avait été assimilée par les algorithmes. Mais tout le reste pouvait se négocier. Yassim avait gardé pour lui le secret de ce repère et avait doucement revendu les documents qu'il contenait. Petit lot par petit lot, pour ne pas attirer l'attention. </p> <p>La photo avait fait partie du quatrième voyage, avec divers albums et une quinzaine de carnets de note. Le tout avait été déposé au Data Center n°3, dans la banlieue nord de New York. Yassim ne s'était pas attardé sur leur contenu. Il s'en foutait, seule la vente comptait. David, le technicien qui fut chargé de numériser le lot et d'en alimenter l'intelligence artificielle, ne s'en soucia pas plus. Cela aurait de toutes façons ralenti sa cadence de travail. </p> <p>Le seul à remarquer le contenu de la photo, ce fut l'algorithme lui-même. Ses traitements préalables consistaient non seulement à interpréter le sens de chaque image, mais également à y reconnaître les éléments caractéristiques d'un lieu, ou le visage d'une personne qu'il avait déjà en base de données. L'algorithme enrichit donc les métadonnées de la photo avec le lieu de prise de vue (un café oublié depuis longtemps de New-York), une année approximative de prise de vue (1980) et les noms des personnes qu'il y avait reconnu. Dave Coolidge, voyageur de commerce dont le nom n’évoquait rien pour personne mais dont les portraits avaient été partagé par ses enfants sur Facebook au début des années 2010. Lynda Chase, une comédienne de troisième zone dont l'algorithme avait déjà trouvé le visage sur une coupure de presse de 1978. Les deux étaient souriants en premier plan de la photo. L'algorithme reconnu également parmi les clients du café, mais plus loin sur la photo, le visage de Yoko Ono, déjà présente plusieurs fois dans sa base de données, et de Mark David Chapman, lui moins récurent dans ses références, mais existant également.</p> <p>Ce fut le 8 décembre 2030 que ces informations furent exploitées pour la première fois. Alors qu'un adolescent de Long Island interrogeait l'intelligence sur la mort de John Lennon pour un devoir au collège, l'intelligence artificielle lui révéla le plus naturellement du monde que l’assassinat de l’ex-Beatles avait été entièrement organisé par Yoko Ono elle-même, avec la complicité de Mark David Chapman, dans l’unique but de réaliser ce qui s’est avéré le plus grand happening du XXe siècle.</p> Thu, 31 Aug 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/07_Le_Happening_du_siecle http://matiereafiction.houste.info/textes/07_Le_Happening_du_siecle .08 Homo-Numericus <p>Suzanne releva une nouvelle fois les données de sa montre connectée. 48 pulsations à la minute. Elle était calme. Aussi calme qu’elle devait l’être après sa séance de yoga du soir. 30 minutes d’exercice et de méditation en face de l’écran de son PC portable, comme elle s’y astreignait désormais un soir sur deux. Elle en profita pour vérifier les autres statistiques de la journée sur sa montre. 13 783 pas effectués. Bien plus que les 10 000 pas quotidiens recommandés par la majorité des applications de santé. C’était bien. Très bien même. Son footing du matin l’avait aidée à atteindre ces résultats. 47 minutes et 52 secondes de course à pied pour parcourir quelques 7,75 kilomètres dans le parc du quartier. Une moyenne de 9,72 kilomètres à l’heure, sa meilleure vitesse depuis qu’elle avait repris l’exercice. Suzanne était satisfaite.</p> <p>Avant d'aller prendre sa douche, elle se pencha sur son ordinateur une nouvelle fois et vérifia sa boîte mail pro. Elle avait envoyé 27 messages aujourd’hui, mais surtout sa boîte de réception affichait un beau 0 emails non lus. Une grande satisfaction en ce début de semaine. Il fallait maintenir de l’ordre dans les échanges qu’elle avait avec ses clients et les autres membres de l’entreprise. Toujours s’assurer que les emails reçus soient lus, triés, rangés… et répondus. Un nouvel email arriva avant qu’elle n’éteigne l’ordinateur : le bilan de la journée. Son gestionnaire bureautique lui fournissait chaque soir un résumé de sa journée de travail : 4h15 de réunions ou de coups de fil aujourd’hui, 17 correspondants différents pour ses messages et en un délai de 14 minutes en moyenne entre la réception et l’envoi d’une réponse. Et surtout, seulement 7 minutes de connexion en dehors des heures théoriques de travail. C’était décidemment une bonne journée !</p> <p>Après sa douche, Suzanne se fit un plateau repas en vitesse avant de lancer sa série préférée. Un plat préparé, certes, mais donc le score de qualité nutritionnel était de 88/100, plutôt très bon par rapport à ce qui se vendait dans les supermarchés. Et surtout, seulement 289 kilocalories pour moins de 2,6% de matière grasse. Une bonne façon, en complément du sport, de conserver la ligne. La balance ce matin affichait 49,5 kilogrammes. Avec sa taille de 1,64 m, cela faisait à Suzanne un IMC de 18,5 ! Parfait ! Elle entendait bien ne pas dépasser ce chiffre ! </p> <p>Quant à la série qu’elle allait démarrer ce soir, c’était un mélo, mais il était noté 4,8/5 par 83% des utilisateurs de la plateforme. De quoi être certaine de ne pas être déçue. </p> <p>L’épisode commença sur la séquence d’une jeune femme faisant le bilan de sa vie. En miroir devant la télé, Suzanne réfléchit à toutes les performances qu’elle avait accomplies aujourd’hui et se dit que malgré tout, si elle aussi devait mesurer son bonheur, elle ne se donnerait même pas un 6/10.</p> Sun, 03 Sep 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/08_Homo_Numericus http://matiereafiction.houste.info/textes/08_Homo_Numericus .09 Très Courtes Histoires de la Fin du Monde - 02 <p>À la maison, j’ai jamais vu de pigeon. Mais j’ai passé des tas d’heures à observer le jardin, derrière la fenêtre de ma chambre. Maman aussi, elle disait que c’était mieux si la fenêtre restait fermée. Elle avait mis un petit crochet, avec un petit cadenas à chiffres dessus pour que je l’ouvre pas. Je connaissais le code, bien sûr. Mais je voulais pas faire de peine à Maman. J’avais un petit livre illustré avec des tas d’animaux dessinés dedans. <em>Les Animaux de nos campagnes</em> ça s’appelait. Y’avait un renard, un hérisson, et puis des tas de petits oiseaux comme des mésanges ou des merles. Pas de pigeon. Ça aurait été chouette de les voir passer de l’autre côté de la vitre, les animaux. Ça aurait été normal, puisque Papa disait qu’on avait de la chance de vivre à la campagne. Mais j’en ai jamais vu. À la place, ce qui passait dans le jardin c’était des drones. Et parfois, Papa prenait le temps de se mettre derrière la vitre avec moi et m’apprenait à les reconnaître. <em>Ça, c’est un drone de livraison, regarde il porte un petit colis. Ça, c’est le drone de mesure de la qualité de l’air. Si sa lumière est rouge, c’est qu’il vaut mieux pas sortir. Ça, c’est…</em> et parfois il ne finissait pas sa phrase et partait en courant par la porte d’entrée de la maison. Ça voulait dire que c’était le drone que le voisin utilisait pour cueillir les pommes qu’on avait dans l’arbre au fond du jardin. Papa n’aimait pas beaucoup que le voisin fasse ça. </p> <hr /> <p>Le pommier, y’avait pas que le drone de Monsieur Grapelli, le voisin, qu’il intéressait. Y’avait d’autres gens qui des fois franchissaient le mur du fond du jardin pour y chiper quelques pommes. Je les voyais de derrière la fenêtre. Mais jamais quand Papa regardait avec moi. Je crois qu’à chaque fois il était parti au travail. La première fois, ils m’ont fait un peu peur. Parce qu’ils portaient un masque. Un grand masque avec une visière et une sorte de gros tube sur la bouche et le nez. Papa m’avait expliqué que c’était un masque pour mieux respirer quand la lumière du drone de mesure était rouge. On en mettait aussi des fois pour sortir. Mais de là où je les voyais, derrière la vitre, ils ressemblaient à des grands animaux, c’est pour ça qu’ils m’avaient fait peur. Des fois, je me suis demandé si derrière le masque, il n’y avait pas Nicolas, l’un des copains que j’avais à l’école. Enfin, avant que les écoles soient fermées. La personne avec le masque dans le jardin portait les mêmes baskets que lui dans la cours. Rouges, avec des bandes blanches. Y’avait pas grand monde qui avait des chaussures comme ça à la récré. J’avais demandé une fois à Maman si je pourrais pas en avoir des pareils. Elle m’avait répondu que ce n’était pas raisonnable et qu’il y avait des choses bien plus intelligentes à faire avec de l’argent qu’acheter des baskets comme ça. Et que l’argent, il fallait qu’on le garde parce qu’on pourrait bientôt en avoir besoin. Elle a pas précisé pour quoi. Je crois que j’ai revu le garçon aux baskets rouges deux fois dans le jardin après. Et puis, il est plus venu. Les gens qui venaient dans le jardin étaient plus grands. Des adultes. Plus mal habillés aussi. Et puis, je crois que la famille de Nicolas était partie. Et Monsieur Grapelli aussi, on ne voyait plus son drone ni sa voiture. </p> Tue, 05 Sep 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/09_Tr%C3%A8s_Courtes_Histoires_02 http://matiereafiction.houste.info/textes/09_Tr%C3%A8s_Courtes_Histoires_02 .10 Une Brève introduction aux voyages temporels <p>La première chose que l’on vous apprend lorsque l’on vous initie au voyage dans le temps, c’est qu’il faut oublier tout ce que l’on a pu voir ou lire à propos du voyage dans le temps dans les films ou dans les livres. Contrairement à ce qu’ont pu clamer Einstein et Hawkins, le Temps n’est pas une dimension.</p> <p>Le Temps est un organisme. </p> <p>Et comme tous les organismes, sa toute première fonction est de préserver sa propre existence et sa propre intégrité, et donc de combattre toute perturbation, toute infection, comme si elles étaient des attaques. Le Temps s’adapte. Il faut donc, en quelques sortes, apprendre à le caresser dans le sens du poil, à s’adapter soi-même à ses réactions, voire à les prévoir afin de mieux jouer et s’intégrer à lui.</p> <p>Je ne sais pas si tout cela est bien clair pour vous. Peut-être qu’avec quelques exemples, les choses seront plus compréhensibles. </p> <p>D’abord, videz-vous la tête et oubliez tout ce que vous avez imaginé sur les dimensions parallèles, les décrochages de l’espace-temps, etc. Il n’y a pas de tempS, il y a un seul Temps, et il est immuable. Le passé ne peut pas être modifié, c’est aussi simple que ça. Que vous rêviez de partir cent ans en arrière pour tuer Adolf Hitler, ou il y a seulement quinze jours pour éviter cette gigantesque gaffe que vous avez faite quand votre belle-mère est venue dîner, vous n’y parviendrez pas. Le temps vous empêchera d’agir. Et il a pas mal de moyens pour ça. </p> <p>En fait, quand vous voyagez dans le passé, vous êtes à la fois dans le passé, et à la fois dans une couche du Temps parallèle au passé, comme sur un calque qui lui serait superposé. Je m’explique : vous êtes dans le passé, puisque vous pouvez bien le voir, le sentir, le toucher… rien ne vous empêche de retourner quatre-cents ans en arrière et voir, sentir, toucher le cerisier du père de Georges Washington. Vous aurez les mêmes sensations que si vous touchez un arbre dans le présent, ici-même. Mais si vous essayez de couper cet arbre avant que Georges Washington ne s’en charge lui-même, vous n’y parviendrez pas. Soit vos coups de hache resteront sans aucun effet sur l’arbre, soit celui-ci se soignera, se réparera au fur et à mesure de vos coups de butée. Simplement parce que si vous abattiez cet arbre avant Georges Washington, vous altéreriez le Temps. Et comme je vous l’ai dit, le Temps se défend toujours pour préserver son intégrité. </p> <p>Souvenez-vous que quand vous voyagez dans le Temps, vous êtes comme superposé à celui-ci, comme dans un calque collé aux actions dont vous êtes témoins. Vous pouvez bien entendu interagir avec les éléments autour de vous, mais le temps peut également décider d’agir de sa propre initiative et de vous isoler, pour sa propre conservation. Ne vous étonnez jamais si les choses autour de vous ralentissent, se figent, ou au contraire accélèrent, voire même reviennent en arrière comme une cassette qu’on rembobinerait. C’est tout à fait normal, c’est de cette façon que le Temps se protège et vous exclut, temporairement, de sa course. Il vous renvoie en quelques sortes dans une temporalité qui vous est propre, il vous isole dans votre calque pour que vous ne l’abîmiez pas. Cela peut-être extrêmement impressionnant, mais à force d’expérience vous arriverez sans doute à anticiper ces mouvements du Temps, et apprendrez peut-être même à en jouer.</p> <p>Un autre exemple ? Très bien. Lors de votre voyage dans le passé, maladroitement, vous faites tomber un verre d’une table, alors que ce verre doit être utilisé par une autre personne par la suite, que ce verre est important pour le Temps. Deux possibilités. Le temps peut se figer : le verre ne tombera pas, il restera droit sur la table, comme collé. En fait, il est même possible que vous vous blessiez en vous y cognant, comme si vous donniez un coup à un mur de béton. Le Temps, quand il est figé, est immuable, immobile et impossible à déplacer. Vous vous retrouver alors seul sur votre calque, et vous n’avez d’autre choix que d’éviter la confrontation et de changer vos plans jusqu’à ce que le temps ne se décide à redémarrer, parce qu’il aura estimé que le risque est écarté.</p> <p>Mais le temps pour également revenir en arrière, se rembobiner. Dans ce cas, le verre commencera à tomber et doucement, cessera sa chute et remontera de lui-même sur la table en prenant une trajectoire inverse, jusqu’à reprendre sa position initiale. Le temps se sera rembobiné. De votre côté, bien entendu vous aurez continué votre action… mais vous aurez aussi gagné quelques précieuses secondes !</p> <p>Avec l’expérience, vous apprendrez à jouer avec le Temps à votre avantage, à anticiper ses réactions, voire à les provoquer pour simplifier votre travail d’enquêteur.</p> Fri, 08 Sep 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/10_Une_Breve_introduction_aux_voyages_temporels http://matiereafiction.houste.info/textes/10_Une_Breve_introduction_aux_voyages_temporels .11 Une Dernière fois <p>À cette heure-là, il le savait, il n’y aurait personne dans la maison. Mais par prudence, il avait quand même préféré se glisser par la porte du jardin, celle qui donnait directement sur la cuisine. </p> <p>À peine entré, c’est l’odeur qu’il avait remarquée. Un parfum chaud, sucré, fruité. Celui d’une tarte aux fruits qui refroidissait doucement au milieu de la grande table. La même odeur que quand il était petit, trente-cinq ans auparavant. La recette n‘avait pas changé, pas plus que le décor. C’étaient les mêmes meubles que dans son souvenir. Les mêmes cadres accrochés au mur, les mêmes photos glissées entre le bois et le verre du vaisselier, les mêmes objets suspendus à la crédence, au-dessus de la cuisinière. Jusqu’aux dessins aimantés sur la porte du réfrigérateur. La cuisine était la même, comme s’il avait quitté la maison la veille.</p> <p>Il parcourait la pièce des yeux. Chaque objet faisait remonter des souvenirs. La corbeille de fruits évoquait les goûters, au retour de l’école, pour lesquels sa mère insistait : un fruit chaque jour, et surtout pas de cochonneries industrielles ! Le rouleau à pâtisserie posé dans l’égouttoir à vaisselle : les moments partagés, préparer la quiche du samedi soir, quand c’était lui qui étalait la pâte à même le plan de travail. Il avait quoi alors ? Six ans ? Guère plus. Sur le frigo, la radio qui était allumée en permanence et passait des musiques sur lesquelles la famille dansait, pour s’amuser parfois. Dans un coin de la pièce, à côté de la porte, il y avait même encore ses grosses chaussures d’hiver, celles qu’il mettait pour aller jouer dans la neige, le dernier hiver avant que tout ne se précipite. Il y avait longtemps déjà. </p> <p>Il n’avait pas bien compris alors ce qui se passait. Lui, il suivait l’école comme à l’ordinaire. Les adultes eux, semblaient juste plus tendus, plus anxieux qu’auparavant. Il continuait à jouer dans le jardin, faire des bonhommes de neige, construire des murailles et s’inventer des ennemis. Et un jour, ces ennemis étaient devenus réels. </p> <p>Son père lui avait expliqué que c’était la guerre. Il n’avait que six ans. Il avait seulement compris que des méchants, des ennemis, en voulaient aux habitants du pays, aux familles comme la sienne. Pourquoi ? Mystère. Alors Papa devait s’en aller, pour défendre les familles, les enfants, les mamans. C’était une histoire compliquée. Mais il reviendrait quand il n’y aurait plus de danger. C’était certain. C’était promis. Lui, il fallait qu’il reste avec Maman. Il ne craignait rien. </p> <p>Son père était parti, comme il l’avait dit. Mais contrairement à ce qu’il avait promis, il n’était jamais revenu. Il ne l’avait jamais revu.</p> <p>La vie avait continué avec Maman. L’école encore, avec quelques copains en moins. Les jeux dans le jardin. Les tartes aux fruits du dimanche. Et les dessins qu’il faisait tout spécialement pour sa mère, et qu’elle accrochait sur le frigo. Jusqu’au moment où il avait fallu qu’il parte, quitter la maison. Maman lui avait expliqué ça simplement : l’école allait fermer, alors pour se faire de nouveaux copains et continuer à apprendre des choses, il fallait qu’il parte à la campagne, dans une autre école. Pas très loin de l’endroit où ils étaient allés en vacances l’année précédente. Il y serait bien, une chouette famille s’occuperait de lui. Et puis Maman viendrait le rejoindre bientôt. Dans quelques semaines tout au plus. Elle avait encore des choses à faire ici, mais promis elle le rejoindrait. </p> <p>Il avait pleuré évidemment sur ce quai de gare. On ne quitte pas sa Maman sans larmes. Mais au fond de lui, il était confiant. Elle avait promis qu’elle le rejoindrait. Il fallait qu’il soit grand, fort, comme son Papa. Il fallait juste qu’il attende. C’était tout…</p> <p>Un bruit de pas le sortit de sa rêverie. Dans la cuisine déserte, il chercha un endroit où se cacher. Ils se glissa dans le cellier en prenant soin de laisser la porte légèrement entrebâillée, pour mieux observer la cuisine. Une jeune femme y entra. </p> <p>Elle avait la trentaine, blonde, plutôt mince. Elle était habillée comme dans ces vieux films qu’on voyait à la télévision, avant cette guerre. Un T-shirt ample, un simple jean, plutôt large... une tenue de tous les jours. </p> <p>Elle n’avait pas changé. Comme dans son souvenir. L’air peut-être un peu plus grave, plus préoccupé. Les traits un peu fatigués, mais la même légèreté dans les pas, dans les gestes. La même grâce. L’exacte copie de cette photo qu’il tenait toujours dans son portefeuille, qu’il emmenait à chacune de ses missions. Lui, de l’autre côté de la porte, l’œil fixé sur cette silhouette féminine, était paralysé.</p> <p>Elle rangeait quelques courses et ouvrit la porte du cellier. </p> <p>Lui ne bougea pas.</p> <p>Elle eut un mouvement de recul en le découvrant. Mais pas un cri. <em>Qui êtes-vous ? Que faîtes-vous là ?</em>. Des questions directes qui démontraient une grande assurance. Elle le détailla. Son expression, son uniforme, son allure. <em>Répondez !</em>. Lui n’osait toujours pas bouger. <em>J’étais venu chercher un abri, la porte était ouverte…</em> commença-t-il à bafouiller. C’était idiot comme réponse, il le savait. S’abriter de quoi ? Le front était à des centaines de kilomètres de là. Son uniforme ne correspondait à rien de ce qu’elle pouvait connaître.</p> <p>Le temps qu’il réponde, elle avait reculé doucement à travers la cuisine, sans le quitter des yeux. Se heurtant à la grande table sur laquelle la tarte refroidissait encore, elle en avait fait le tour, toujours à reculons, et s’était dirigée vers le tiroir à droite de l’évier. Elle l’avait fouillé rapidement, à l’aveugle, et en avait sorti un grand couteau. Elle ne semblait toujours pas avoir peur. <em>Sortez de là, doucement.</em> Il avança de quelques pas, les mains levées. <em>Un abri contre quoi ? Qu’est-ce que vous fuyez ?</em></p> <p>Que répondre ? S’enfoncer dans une histoire absurde ou raconter la vérité ? Aucune des options ne serait crédible pour elle. Alors autant raconter la vérité. </p> <p><em>Je voulais te revoir Maman.</em> Il marqua une pause, pour voir sa réaction. Son visage à elle n’exprimait que de la détermination, comme si elle n’avait pas entendu. Alors il continua. </p> <p><em>Je voulais te revoir, c’est tout. Cela faisait tellement longtemps pour moi. Trente-cinq ans, depuis que tu m’as laissé sur ce quai de gare. Que tu m’as envoyé loin d’ici.</em></p> <p>Ses yeux à elle perdait de leur fermeté. Elle ne comprenait pas.</p> <p><em>Je sais, pour toi c’était avant hier. Il y avait des rumeurs d’attaque. Les enfants ont été évacués. C’était pour ma sécurité, je sais… Tu m’as accompagné jusqu’au train. J’ai pleuré et tu m’as promis que tu me rejoindrais bientôt. Avant que je ne monte dans le train, tu m’as donné une part de tarte aux pommes, emballée dans un papier rouge. Pour le voyage… Quand je suis revenu ici, tout m’est revenu en tête. Plein de détails, comme tout droit sortis des souvenirs de mon enfance. Des choses que j’avais oublié. Comme ce dessin que je t’avais fait avant de partir. Celui-là.</em> Il désignait d’un geste lent le haut du frigo. <em>Le livre que j’avais oublié sur la table avant de partir. On était si pressé, tu avais peur que je manque le train. J’imagine que tu l’as rangé dans ma chambre. Si seulement j’avais plus de temps de t’expliquer…</em></p> <p>En racontant ces souvenirs, machinalement, il avait fait un pas en avant. <em>N’avancez pas !</em> lui dit-elle. La voix était moins ferme. Ses yeux exprimaient de l’incompréhension. Elle ne comprenait pas vraiment ce qu’il racontait. Comment il pouvait connaître ces détails.</p> <p><em>Je suis Edward. Ton fils.</em> Il continuait à parler, mais il savait bien qu’elle ne pouvait pas vraiment le comprendre. <em>Pour toi, j’ai six ans. Mais pour moi, de nombreuses choses se sont passées. La guerre s’est prolongée. Elle s’est étendue à de nouveaux pays. Des armes terrifiantes ont été inventées. Des massacres effroyables ont été commis. Des villes entières ont été rasées… j’ai survécu, grâce à toi. J’avais quinze ans quand j’ai rejoint l’armée. Comme j’étais doué en sciences, je ne me suis pas battu, j’ai travaillé avec des scientifiques pour découvrir de nouvelles armes, d’autres moyens de détruire les ennemis.</em></p> <p>Elle ne comprenait rien, mais le laissait parler. Il ne faut jamais interrompre les fous. Lui avait seulement besoin de parler. Il avait besoin qu’elle sache avant… avant que ça n’arrive. </p> <p><em>J’ai travaillé sur des projets terribles. Des armes capables d’annihiler des armées entières. J’ai cherché des moyens de transporter des troupes à la vitesse de la lumière. Et un jour, nous avons fait une grande découverte. Un fantasme. Le voyage dans le temps.</em></p> <p>Elle le regardait toujours, le couteau serré fermement dans sa main. Il délirait. Il n’avait pas l’air si dangereux, il délirait simplement. S’il avait voulu l’attaquer, il l’aurait certainement déjà fait. Il fallait simplement l’écouter jusqu’au bout. Le laisser se calmer.</p> <p><em>Nous pouvions retourner à l’époque de notre choix. Les généraux pouvaient envoyer des troupes dans le passé pour déjouer des plans ennemis. Avertir les dirigeants des erreurs qu’ils allaient commettre. Le potentiel était fabuleux. Nous avions enfin un moyen de gagner la guerre.</em> Il marqua une pause, regarda autour de lui avant de la fixer, elle, dans les yeux. <em>Mais tout cela ne m’intéressait pas. Moi, je n’imaginais qu’une seule chose. Je voulais simplement te revoir une fois. J’avais six ans quand je t’ai quitté sur ce quai de gare. Alors, j’ai utilisé notre invention, et je suis revenu ici. J’ai voyagé dans le temps moi aussi, trente-cinq ans en arrière. Pour te voir une dernière fois avant… avant que cette ville ne soit bombardée et que tu ne disparaisses.</em></p> <p>Il voyait bien à son regard qu’elle ne le croyait pas. Qu’elle ne comprenait pas. Tout ce qu’il racontait était trop incroyable, trop curieux, trop idiot pour elle. Elle devait juste le prendre pour un fou.</p> <p>Le sifflement se fit entendre. De plus en plus fort. La bombe serait là quand quelques secondes et détruirait tout. Il aurait tant voulu la serrer dans ses bras, avant que tout n’explose. C’est la dernière occasion. Il s’approcha à nouveau d’elle.</p> <p><em>Maman…</em></p> <p>Elle baissa doucement le bras. Une lueur apparut dans ses yeux. Elle lâcha le couteau et au moment où la lame toucha le carrelage, tout disparu dans un éclair blanc. Avant qu’il n’ait eu le temps de l’enlacer.</p> Mon, 11 Sep 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/11_Une_derniere_fois http://matiereafiction.houste.info/textes/11_Une_derniere_fois .12 La Découverte <p>Il faut imaginer la surprise qu’a ressenti le premier homme qui a voyagé dans le temps. Car, comme toutes les grandes découvertes, celle du voyage dans le temps n’avait absolument rien d’intentionnel.</p> <p>Ce premier homme, c’est Stuart Harris, un scientifique anglais tout ce qu’il y a de sérieux, sobre, très british en somme. Si vous imaginiez que le voyage dans le temps avait été inventé par une sorte de Doc Emmett Brown ou de Dr Henry Jekyll, vous avez tout faux. Stuart Harris était un scientifique en blouse blanche tout ce qu’il y a de classique, entouré de quelques assistants, et bien plus préoccupé par ses publications dans les revues scientifiques que par je ne sais quelle invention un peu folles.</p> <p>L’expérience qui a mené à la découverte du voyage a eu lieu en 2048. Je vous l’ai déjà dit, à l’époque le gouvernement mondial avait mis la main sur les principaux laboratoires de recherche privés en Europe et dans les deux Amériques. Il y finançait, grâce à la taxation des surplus et des industries polluantes, des recherches sur les technologies de pointe permettant la lutte contre le réchauffement climatique et la pollution. En 2048, l’idée était de pouvoir intervenir le plus rapidement possible en cas d’accident écologique. Depuis cinq ans déjà, on avait créé des BIE – des Brigades d’Intervention Ecologique – que les quelques opposants restants avaient vite qualifiées de « Chemises Vertes » en référence à l’histoire politique du XXe siècle. Et vous l’aurez sans doute deviné, pour que ces Brigades puissent intervenir le plus rapidement possible sur le lieu d’un écocide, Harris et son équipe travaillaient d’arrache-pied sur un premier concept de téléportation.</p> <p>L’idée était ainsi de pouvoir envoyer des hommes armés et équipés au quatre coins du monde dès qu’une alerte était levée. En un claquement de doigts, on pourrait suspendre, en empêcher, un déversement de produit toxique, limiter l’impact d’une marée noire, etc. Bien entendu, l’idée de la téléportation n’avait rien de nouveau en 2048. Elle existait depuis les séries télé du milieu du XXe siècle, et les premières expérimentations à l’échelle moléculaire avaient eu lieu dans les années 2010. Mais Stuart Harris et son équipe étaient, de l’avis de toute la communauté scientifique, les plus à même de résoudre cette délicate équation. Et de fait, le 17 avril 2048, ils étaient prêts pour une toute première expérience sur l’être humain. </p> <p>L’expérience menée ce jour-là n’avait rien de grandiose. Stuart Harris, et la dizaine de collègues et d’assistants qui l’entouraient, allaient tester le premier modèle de téléporteur à taille humaine, une sorte de rond métallique de trois mètres de diamètre, disposé à même le sol du laboratoire et bardé de capteurs, de voyants lumineux et de câbles. A l’autre bout du laboratoire, à peine à dix mètres de là, un autre engin du même genre devait servir de base de réception, d’atterrissage. Vous l'avez deviné : lors de cette première expérimentation humaine, Harris devait parcourir ces dix mètres instantanément. Rien de spectaculaire. </p> <p>A 10h12, la machine est mise en route par Conrad McEvoy, le premier assistant d’Harris. <em>Séquence d’initialisation lancée, il est 10h12.</em> déclare-t-il. La machine a besoin de chauffer, un peu comme un vieux moteur diesel, si vous voyez ce qu’est un moteur diesel… on a banni ceux-ci depuis longtemps à cause de leur impact environnemental. A 10h30, Stuart Harris se positionne sur la machine de départ. Il est habillé de cette blouse blanche qui ne le quittait jamais au travail. La téléportation ne nécessitait a priori pas de combinaison particulière. A 10h31, après un décompte, le levier de téléportation est actionné et Harris disparaît de la base de départ dans un halo lumineux bleu décrit comme <em>assez éblouissant</em> par les témoins de l’expérience. La suite, c’est Harris lui-même qui la raconte.</p> <p>Quand il rouvre les yeux – par réflexe, il les avait fermé le temps du compte à rebours – Harris est convaincu que l’expérience est un échec. Il n’a pas quitté la base de départ. Il est toujours planté là, à dix mètres de l'endroit où il aurait dû "atterrir". Il descend de la base et s’apprête à adresser la parole à l’un des assistants, le plus proche de lui, quand il constate sur le panneau de commande de la machine qu’aucun de ses voyants n’est allumé. Il s’approche du pupitre de commande derrière lequel se tient Conrad McEvoy, et surplombant son épaule droite lui demande « Qu’est qui s’est passé ? Un court-circuit ? » et au moment où Harris entame sa question, McEvoy se fige. La main du scientifique qui l’instant d’avant se dirigeait vers l’un des boutons de la console reste immobile, comme en suspens. Cela ne dure qu’un très court instant, en fait le temps qu’Harris pose sa question, mais la pause est très nette. Dès que Stuart Harris a terminé sa phrase, le mouvement reprend et la main de McEvoy presse le bouton. La voix de l’assistant retentit dans la salle de laboratoire : _« <em>Séquence d’initialisation lancée, il est 10h12.</em></p> <p>Harris est surpris, bien entendu. Par réflexe, il se tourne vers la porte d’entrée du labo pour regarder l’horloge qui la surplombe. 10h12. Il regarde sa propre montre par acquis de conscience. Celle-ci indique 10h31, l’heure exacte à laquelle il a été projeté dans le Temps par l’expérience. S’il ne comprend pas vraiment comment tout cela est arrivé, Stuart Harris vient de réaliser qu’il est sans doute le premier homme à voyager dans le temps.</p> <p>Il revit ainsi les dix-neuf minutes qui ont précédé le test de téléportation, à quelques menus détails près. Tout d’abord, à sa très grande surprise, en observant la scène autour de lui, il réalise qu’il n’est pas présent. Pour, les scientifiques et assistants qui ont préparé l’expérience avec lui répètent exactement les mêmes gestes qu’ils ont effectués quelques minutes auparavant. Vers 10h17, heure du passé, McEvoy tourne la tête vers la gauche et questionne dans le vide <em>Professeur, pendant que l’initialisation se termine, vous voulez qu’on vérifie les paramètres une dernière fois ?</em>. La première fois que Harris avait entendu cette question, elle lui était directement adressée. Il se tenait à gauche de l’assistant et avait fermement décliné la proposition, sûr et certain de la configuration saisie dans la machine. Cette fois, McEvoy semble parler dans le vide, et pourtant quelques secondes plus tard, il acquiesce comme s’il avait entendu une réponse. Seulement Harris ne voit pas son interlocuteur. Le Stuart Harris du passé a été comme effacé de sa vision, même si les autres personnes semblent toujours interagir avec lui.</p> <p>Ensuite, à chaque tentative que fait Stuart Harris pour dialoguer effectivement avec un membre de son équipe, il constate que ceux-ci se figent, ou au contraire qu’ils accélérent leurs mouvements jusqu’à devenir en quelques sortes... flous. Malgré ses efforts répétés, il ne peut interagir avec aucune des personnes présentes dans le laboratoire. De même, ses efforts pour manipuler la machine de téléportation, en appuyant sur un bouton ou en actionnant un levier, restent vains. Les commandes sont pour lui comme grippées, figées, dures comme de la pierre, même si l’un de ses collègues a actionné l’une d’entre elles auparavant. Harris ne peut simplement rien faire.</p> <p>Après plusieurs minutes, Harris constate que son environnement se floute et qu’autour de lui, tout commence à se dérouler en accéléré, comme une vidéo qu’on regarderait en vitesse x5 ou x10. Jusqu’à ce que chacun de ses collègues ne reprenne un rythme normal et ne fixe, étonné, les yeux sur lui. Stuart Harris est alors revenu à la droite de McEvoy, derrière le panneau de commande. </p> <p>Pour tous les scientifiques présents, l’expérience est un demi-succès. La téléportation a bel et bien réussi puisqu’Harris a quitté la base de départ et s’est retrouvé, quasi-instantanément au côté de Conrad McEvoy derrière le panneau de commande. Seule la définition de la zone d’atterrissage, la cible, reste à affiner. Harris est encore à quatre mètres de la base cible imaginée.</p> <p>Pour Stuart Harris, l’expérience initiale est entièrement ratée. Mais elle vient d’ouvrir la voie à un domaine d’expérimentation infiniment plus vaste !</p> Fri, 15 Sep 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/12_La_Decouverte http://matiereafiction.houste.info/textes/12_La_Decouverte .13 Très Courtes Histoires de la Fin du Monde - 03 <p>Papy, lui, il a jamais voulu porter de masque. Il disait que ça lui enlevait sa liberté. Et puis, ça l’aurait empêcher de fumer les longues cigarettes qu’il avait toujours à la bouche et dont j’aimais beaucoup l’odeur. Maman, elle détestait ça et disait que c’était une sale habitude. Mais elle le laissait faire, même que le dimanche il pouvait fumer dans la maison parce que c’était mieux que de sortir dehors sans masque alors que la lumière du drone était rouge. Ces fois-là, quand Papa avait reconduit Papy dans son appartement avec la voiture-propre-électrique qu’on avait, Maman faisait tourner à fond le système de changement d’air de la maison, pour chasser les odeurs. Moi, je restais aussi longtemps que possible le nez près du cendrier que Papy avait rempli parce que c’était une odeur que j’aimais vraiment bien. Ça durait pas longtemps, Maman débarrassait vite, mais je trouvais ça chouette. Une fois, quand Papa est revenu du travail, je me suis rendu compte que son manteau portait la même odeur que quand il raccompagnait Papy. Alors, je lui ai demandé s’il avait été voir Papy. Il a haussé les épaules et il a dit que non. Alors, j’ai rien dit. Et j’en ai jamais parlé à Maman. </p> <p>-- x -</p> <p>La seule fois où j’ai vu les Animaux de nos campagnes de mon livre dans le jardin, c’était le jour où on a quitté la maison. C’était quelques mois après la mort de Papy. Maman m’avait dit de préparer les affaires que je voulais emmener pour un long voyage, mais elle m’avait pas dit pour où on allait partir. Alors, pendant qu’elle finissait de rassembler des choses, moi je regardais par la fenêtre du salon et à la place des drones, j’ai vu un renard. C’était le même que dans mon livre. Il était tout roux, assez fin et très long. Avec un nez pointu. Il semblait avoir peur parce qu’il est passé très vite sur la pelouse jaune qui entourait la maison et je n’ai pas vu vers où il allait. J’ai voulu dire à Papa que j’avais vu un renard, tout content. Mais il m’a dit qu’on avait pas le temps pour des bêtises et qu’il fallait vite aller dans le garage et dans la voiture pour partir. J’ai juste fait un aller-retour dans ma chambre pour récupérer le livre des Animaux de nos campagnes. Je voulais revoir l’image du renard pour comparer avec le souvenir que j’avais dans ma tête. On est parti très vite. Ce jour-là, le ciel était tout sombre et sur la route, on a croisé plein de camions de pompier, et des drones que je n’ai pas reconnus. Je ne sais pas ce qu’est devenu le renard. </p> Sat, 23 Sep 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/13_Tr%C3%A8s_Courtes_Histoires_03 http://matiereafiction.houste.info/textes/13_Tr%C3%A8s_Courtes_Histoires_03 .14 Harvey <p>Les lumières du studio s’allumèrent. Cass était arrivée tôt ce matin, une bonne demi-heure avant l’heure convenue. Elle aimait ça, avoir le studio pour elle seule. Prendre possession des lieux, s’imprégner de leur acoustique même si elle connaissait déjà celle-ci par cœur. Entrée dans la salle d’enregistrement, elle se tint devant l’un des micros laissé là depuis la session de la veille et poussa sa voix. </p> <p><em>All the leaves are brown…</em></p> <p>Les yeux fermés, elle attendit quelques instants après son dernier mot.</p> <p>Le silence. Pas vraiment d’écho… Normal après tout dans la grande salle d’un studio professionnel comme celui-ci. On y évite les sons parasites. On y chasse les impuretés. On y cherche la perfection, la voix exacte. Surtout quand cette voix est celle de Cass. </p> <p><em>Harvey ? Harvey. Haaarveeeyyy…</em></p> <p>D’une fois forte, elle avait appelé. Mais personne ne répondait. Aucun écho et aucun intru. Elle était bel et bien seule dans le studio. </p> <p>Michelle arriva quelques minutes plus tard, alors que Cass avait recommencé à chanter. <em>Tu es déjà là ?</em> avait-elle demandé pour la forme, <em>Tu arrives toujours en avance</em>. Une fois débarrassée de sa veste toute simple, elle avait rejoint Cass dans la grande salle. Celle-ci chantait toujours, et Michelle accola bien vite sa voix sur les paroles de son ainée. Elles étaient, comme toujours, parfaitement à l’unisson. Elles n’avaient aucun besoin de s’accorder.</p> <p><em>And I pretend to prey…</em></p> <p>Cass gardait les yeux fermés et profitait de l’harmonie que son timbre formait avec celui de Michelle. Deux phrases, trois phrases et elle appela à nouveau, en rythme cette fois, pendant que sa partenaire suivait le texte de la chanson.</p> <p><em>Harvey ? Haaarvey ?</em></p> <p>Le couplet fini, elles se turent toutes les deux, Cass comme en prière et Michelle semblant chercher quelque chose dans les recoins du studio. Le silence était toujours le même, propre et pur comme il devait l’être. <em>Harvey n’est pas encore là</em>, fit remarquer Cass en haussant les épaules. Michelle se contenta de lui sourire avant que les voix des garçons ne l’empêchent de répondre.</p> <p>John et Denny s’étaient débarrassés de leur vestes dans la salle de mixage. John ne conservait sur sa tête qu’une toque de fourrure, moitié par moquerie et moitié par superstition. Les filles n’avaient pas bougé. <em>Les ingés vont avoir du retard ce matin, on a quelques minutes peinards</em>, les informa Denny alors qu’il prenait place sur un tabouret, face à un micro. John joua quelques accords sur sa guitare, la même chanson, celle que Cass et Michelle avaient entonnée quelques minutes plus tôt. Ils débutaient, tous, toujours, leur journée par ce morceau. Denny chanta le premier.</p> <p><em>All the leaves are brown…</em></p> <p>Le groupe enchaîna naturellement, ce même air déjà joué cent, mille fois. </p> <p><em>Stopped into a church</em></p> <p><em>I passed along the way</em></p> <p>Cass ferma à nouveau les yeux et se laissa porter. Leur voix à chacun, celle de Michelle, celle de Denny, de John et la sienne entrèrent en résonnance, peut-être un peu plus qu’à l’accoutumée. </p> <p><em>If I didn't tell her</em></p> <p><em>I could leave today</em></p> <p>Et là, un bref instant, Cass sut qu’Harvey était là, parmi eux. </p> <p><em>California dreamin'</em></p> <p><em>On such a winter's day</em></p> <p><em>On such a winter's day</em></p> <p><em>On such a winter's day</em></p> <p>Harvey. Cette cinquième voix qui naissait de l’harmonie de leurs chants </p> <p>Le morceau fini, le silence se fit. Cass rouvrit doucement les yeux et vit que Michelle la regardait. Leur hochement de tête et leur sourire furent presque simultanés. Elle aussi avait reconnu Harvey. Il était là, dans le studio ce matin encore.</p> <p>Et il le serait tant que le groupe serait ainsi réuni.</p> Tue, 26 Sep 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/14_Harvey http://matiereafiction.houste.info/textes/14_Harvey .15 La Mort de Jeff Bezos <p><em>— Merde !</em></p> <p>La voix de James Baldwin résonnait dans les couloirs du bâtiment. Plus encore que d’habitude, les jeunes employés du bureau et les quadras en costard s’écartaient devant ce mètre quatre-vingt-quinze de muscles à la démarche enragée. Personne ne souhaitait traîner dans ses pattes. Quand Baldwin était d’une humeur aussi noire, tous savaient que rien ne le détournait de sa destination. </p> <p><em>— Merde ! Merde ! Merde !</em></p> <p>Son poing rencontra la fontaine à eau. Elle tangua mais ne se renversa pas. Les remous à l’intérieur de la bombonne mettraient quelques minutes à se calmer. Le flic en faction devant le bureau du procureur général s’écarta d’un pas, pour ne pas être la prochaine victime. Baldwin ouvrit la porte d’un geste sec et n’attendit même pas un bonjour. </p> <p><em>— Il est mort.</em></p> <p>Bobby Lloyd était l’un des procureurs spéciaux de Washington. Il avait à peine relevé la tête. </p> <p>Assis derrière son grand bureau moderne, il avait entendu Baldwin venir de loin. Mais il était depuis longtemps insensible aux accès de colère de ce premier assistant qu’il côtoyait depuis bientôt vingt ans. Il échangea un regard rapide avec sa secrétaire, présente elle aussi dans le bureau. Regard qu’elle comprit aussitôt. Elle sortit en prenant soin de refermer la porte que Baldwin avait laissée grande ouverte, laissant les deux hommes seuls dans la pièce.</p> <p><em>— Quand ? demanda Lloyd, sans plus de fioriture.</em></p> <p><em>— Il y a une quarantaine de minutes, à peu près.</em></p> <p><em>— Comment ?</em></p> <p><em>— On ne sait pas encore. On a dépêché des légistes sur place, pour éviter les remous. Ils doivent m’appeler d’ici dix minutes pour leur premier rapport.</em></p> <p><em>— Merde…</em></p> <p>La réaction de Lloyd montrait moins de la colère que de la frustration. Alors que Baldwin se braquait, explosait, quand l’un de ses plans déraillait, Lloyd lui se contenait. Il intériorisait et mettait immédiatement en marche ses cellules grises. </p> <p>Les implications de cette mort étaient gigantesques. C’était sans doute la pire des choses qui pouvait arriver. Et au plus mauvais moment. Tout ce boulot réduit quasi à néant à deux semaines à peine de la mise en accusation. </p> <p><em>— Il n’en reste qu’un seul, commenta Baldwin, juste pour la forme.</em></p> <p>Il connaissait aussi bien que son supérieur tous les tenants et les aboutissants du dossier. Cela allait faire trois ans qu’ils bossaient ensemble l’instruction de ce qu’on aurait pu appeler Le Procès du Siècle. Une enquête gigantesque. Des milliers d’heures d’enregistrement, de documents compromettant, des pièces à conviction. Un dossier énorme. Une affaire d’ampleur mondiale, aussi bien politique que médiatique… </p> <p><em>— Ouais. Tu le sais comme moi. Si on veut avoir une chance que le procès aille jusqu’au bout en tout cas. Sur nos trois coupables – Lloyd ne prenait guère de pincette avec son vocabulaire quand il était en comité restreint – il n’en reste qu’un seul qu’on puisse présenter au juge. Il va falloir le surveiller de près. C’était vraiment pas le moment. À deux semaines près…</em> </p> <p>Baldwin savait déjà tout ça. </p> <p><em>— Merde ! s’énerva Baldwin.</em></p> <p>Son poing gauche était de nouveau serré, blanc aux articulations. S’il y avait eu quelque chose sur lequel se défouler dans le bureau, il l’aurait sans doute déjà fracassé. </p> <p>Le vibreur de son téléphone coupa net ce nouvel accès de rage. Desserrant le poing, il sortit de sa poche un vieil appareil à clapet et décrocha.</p> <p><em>— Baldwin.</em></p> <p>Bobby Lloyd n’entendait rien de la conversation, en dehors des Oui et des Mmmh affirmatifs de son assistant. Mais vu sa tête, il se doutait que c’était le coroner de Seattle qui était à l’autre bout de la ligne et qu’il détaillait son tout premier rapport.</p> <p>James Baldwin raccrocha d’un clac vif, rengaina son téléphone dans la poche extérieure de sa veste et fixa son supérieur dans les yeux. </p> <p><em>— C’est le cœur qui a lâché. Le coroner cherche des causes plus précises, mais ça va demander du temps – Baldwin marqua une pause, le temps d’un soupir – Décidément, Bezos aura toujours eu un coup d’avance sur les autres, aussi bien en affaire que quand on cherche à l’inculper…</em></p> <p>Quelque part à Medina, dans la banlieue luxueuse de Seattle, le corps du milliardaire Jeff Bezos était en cours d’autopsie, sans doute par le médecin-légiste le plus expérimenté de l’état de Washington. L’ancien patron d’Amazon, qui avait régné plus de vingt-cinq ans sur un empire commercial titanesque avait fini ses jours dans le luxe, quelques mois seulement après sa retraite officielle. Celui dont le monde entier avait copié les morning routines était mort dans son lit un matin de juillet. </p> <p>Ça ressemblait à une blague. Dans quelques années, on en ferait sans doute un scénario de film. Quelque chose dans la veine du Citizen Kane d’Orson Welles.</p> <p>Pourtant, pour Barry Lloyd, tout cela n’avait rien d’une blague. Avec Jeff Bezos, c’était une branche complète de son plus gros dossier judicaire qui disparaissait. Un dossier de Crime contre l’Humanité qu’il avait, lui seul, l’audace de porter à bout de bras malgré les intimidations et les influences politiques. </p> <p>Oui, l’ex-patron d’Amazon aurait dû répondre, d’ici deux semaines, de Crimes contre l’Humanité, devant un tribunal constitué spécialement pour l’occasion. Rien que ça. Le chef d’accusation qui concernait généralement les chef d’état génocidaire ou généraux adeptes de la torture avait été requis contre le géant du numérique à différents égards. Tout d’abord, pour l’impact qu’avaient ses services numériques sur l’environnement. La consommation électriques de ses datacenters à travers le monde, la production de matériel informatique gourmand en terres rares et l’occupation des sols par des milliers d’entrepôts disséminés partout sur la planète étaient autant de preuve de la contribution d’Amazon à la dégradation du climat terrestre. Et par là, à la disparition de milliers de personnes au cours des catastrophes climatiques qu’avait connu la planète ces dernières années. Canicules, inondations, tempêtes… Si on avait bien creusé, on aurait sans doute pu mettre également la pandémie de 2020 sur le dos du milliardaire de Seattle. </p> <p>Mais le crime écologique n’était pas le seul. Jeff Bezos avait également été accusé de favoriser la paupérisation d’importantes populations. Le dossier constituait par Lloyd parlait en vrac des magasiniers aux cadences infernales, des livreurs obligés de baisser leurs prix pour se faire concurrence entre eux, des travailleurs du clic forcés de commenter ou valider des images à longueur de journée pour un salaire symbolique... Sans compter l’impact du géant du e-Commerce sur les petits commerces à travers le monde. L’emprise mondiale de l’entreprise de Jeff Bezos n’était plus à prouver, Barry Lloyd était bien décidé à prouver une fois pour toute son impact négatif sur la planète et sa population humaine, même si ces accusations rentraient dans les cases de la justice traditionnelle. </p> <p>C’est pourquoi, dans un élan d’audace, il avait recouru à la terminologie de Crime contre l’Humanité pour qualifier les actions d’Amazon et les décisions de son grand patron. Une action inédite, mais qu’il pensait pleinement justifiée.</p> <p>Lloyd sortit de son mutisme : </p> <p><em>— La presse est au courant ?</em></p> <p><em>— A priori non. Pas encore. Mais t’imagines bien que si j’ai eu l’info, un de ces fouinards va l’avoir dans pas longtemps également. J’ai quelqu’un dans l’équipe qui guette les réseaux sociaux et les sites de presse en permanence. On saura dans très peu de temps si ça a fuité, et ce qui a fuité. En attendant, j’ai expressément demandé à ce qu’un premier examen approfondi soit effectué dans la propriété de Bezos, pour ne pas déplacer le corps. Faire le moins de bruit possible.</em></p> <p><em>— Bien, répondit Lloyd avec un petit hochement de tête d’approbation.</em></p> <p>Son cerveau cherchait déjà les prochaines actions à mener. Le procureur spécial pesait le pour et le contre. Le dossier Bezos n’avait peut-être pas besoin d’être clôturé immédiatement. Sans chercher la condamnation posthume, les éléments rassemblés dans le dossier pouvaient toujours servir à manipuler l’opinion publique. </p> <p>Dans quelques heures, la presse et les millions de personnes connectées aux réseaux sociaux pleureraient le grand homme qui venait de mourir. Ce pape du capitalisme, cet homme d’affaire visionnaire qui avait révolutionné le commerce. S’ils fuitaient habilement, les quelques éléments à charge pourraient toujours servir à ternir la légende dorée de l’ex dirigeant d’Amazon. Mieux valait garder quelques cartouches, car de toutes façons la bataille qui venait de se terminer faute d’adversaire était loin d’être la dernière.</p> Thu, 28 Sep 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/15_La_Mort_de_Jeff_Bezos http://matiereafiction.houste.info/textes/15_La_Mort_de_Jeff_Bezos .16 Il était une fois <p><em>« Il était une fois…</em></p> <p><em>— Pourquoi les histoires débutent-elles toujours par Il était une fois ?</em></p> <p><em>— Parce qu’il faut bien débuter par quelque chose, et parce que chaque histoire est unique. Comme chaque rencontre. C’est pour cela que l’on commence par une fois, et pas deux. »</em></p> <p>Le robot opina, pas totalement convaincu. Mais il savait que s’il interrompait trop souvent le conteur, il n’aurait jamais la suite de l’histoire. Alors il se tût.</p> <p><em>« Il était une fois, reprit le conteur, un jeune femme, belle forcément, sage aussi, et un peu timide, qui partait en voyage.</em></p> <p><em>— Où allait-elle ? interrogea la robot.</em></p> <p><em>— Peu importe répondit doucement le conteur. Ce qui est précieux, ce n’est pas toujours la destination, c’est parfois le trajet. Ce qu’on y découvre et, pour cette jeune femme, ceux qu’on y rencontre. »</em></p> <p>Le robot cala sa tête dans ses pinces de précisions et attendit la suite.</p> <p><em>« Elle monta dans le train qui devait l’emmener en voyage, et resta seule dans son compartiment, le nez dans un livre... Jusqu’au premier arrêt du train. A cette gare, un jeune homme monta à bord, et choisi de s’installer, dans le même compartiment qu’elle. Une fois le train reparti, le jeune homme sortit un magazine de sa valise et commença lui aussi à lire. »</em></p> <p>Le conteur marqua une pause, ménageant ses effets.</p> <p><em>« La jeune fille leva les yeux de son livre et regarda le jeune homme...</em></p> <p><em>— Le coup de foudre ! s’exclama le robot. Classique ! Comme dans toutes les belles histoires !</em></p> <p><em>— Oui. Le coup de foudre, reprit le conteur avec un sourire. Mais le jeune homme lui n’avait pas décollé les yeux de sa lecture. Comment l’aborder ? se demandait la jeune fille. Comment démarrer la conversation ?</em> </p> <p><em>— Oh, mais c’est simple de démarrer une conversation. Il suffit de dire bonjour !</em> </p> <p><em>— Oh, c’est peut-être facile pour vous les robots. Mais c’est beaucoup plus difficile pour nous, les humains. Il nous faut de l’audace, mais aussi un prétexte, un sujet. Avoir quelque chose d’intéressant à dire. Imagine que le jeune homme la trouve… bête ? Qu’il se vexe ? Ce n’est pas toujours facile de démarrer une relation !</em></p> <p><em>— Il faut chercher des indices, fit remarquer le robot. Comment le jeune homme était-il habillé ? Avait-il un costume ? Un foulard ? Portait-il un chapeau ?</em></p> <p><em>— C’est exactement ce que la jeune fille a fait. Chercher dans la tenue du jeune homme un sujet de conversation, une raison de l’aborder. Et tu as raison, il portait un foulard, très beau et plein de couleurs. Et c’est sur ce détail vestimentaire qu’elle a commencé à nouer une relation… »</em></p> Fri, 29 Sep 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/16_Il_etait_une_fois http://matiereafiction.houste.info/textes/16_Il_etait_une_fois .17 Dominique <p>11h34. Terminus. Voilà cinq bonnes minutes que le train est entré en gare. Et je suis toujours assis dans mon siège. Ça fait presque trente ans que je ne suis pas revenu dans cette ville, je ne suis pas à cinq minutes près. Je crois que si Dominique n’avait pas insisté aussi fort, je ne serais sans doute jamais revenu. Il y a trop de souvenirs ici pour que je m’y sente bien.</p> <p>Le quai est déjà quasiment vide quand je descends du wagon. Les quelques voyageurs qui sont encore là sont pressés. Un homme d’affaires en costume qui court attraper un taxi avant son rendez-vous. Une famille qui traîne à la fois ses valises et ses enfants. Ils vont sans doute se trouver un sandwich avant d’aller rejoindre leur hôtel. Une jeune femme qui court et se jette dans les bras d’un jeune homme, à l’autre bout du quai. Les personnages habituels, ceux qu’on retrouve dans toutes les gares.</p> <p>Je contemple la grande verrière, au-dessus de moi. Elle est nickel, transparente. Le résultat d’une politique de restauration urbaine sûrement. La ville doit désormais être propre, attractive, plaire aux touristes qui viennent chaque week-end voir ses monuments, ses musées, manger dans ses restaurants. Il y a trente ans, quand je suis parti de cette même gare, la verrière laissait à peine passer la lumière du jour. Même en plein après-midi, les néons de chaque quai étaient allumés. On s’en foutait bien à l’époque de faire venir les touristes ou les jeunes couples parisiens en mal d’escapades. Ici, c’était un centre industriel et administratif. Les trains charriaient des ouvriers et des employés de bureau qu’il était inutile de séduire.</p> <p>Le grand hall de la gare a changé aussi. Fini le petit comptoir-tabac où je venais acheter mon paquet de Gauloises. Les fast-foods ont envahi l’espace. Devant une sandwicherie, la famille que j’ai vue sur le quai lit la liste des formules. Si j’avais faim, sans doute que moi aussi je m’y arrêterai, le temps de prendre un jambon-beurre. Mais je n’ai pas faim. Et je suis revenu ici pour une bonne raison. Autant que je me mette en route tout de suite pour en finir.</p> <p>Je sors de la gare par une des portes latérales, celle qui conduit un peu plus loin à l’ancienne gare de marchandises et aux services de location de voitures. La sortie principale donne sur une grande avenue, du genre creusée au XIXe siècle, qui rejoint le centre historique. J’imagine que la famille ira de ce côté quand elle aura enfin choisi ses sandwiches. Moi, j’ai à faire ailleurs. En face de moi dans la rue s’alignent les brasseries modernes et les restaurants healthy. Et un Starbucks. Le bistrot dans lequel on traînait il y a trente ans n’est plus là. Bien entendu. Il a dû faire faillite, disparaître en même temps que sa clientèle. C’est pourtant là qu’on passait une bonne partie de nos soirées, Dominique, moi et quelques potes, sur les banquettes de moleskine rouge tachées de café et brûlées par les cendres de cigarette. Des soirées à enchaîner les demis, jusqu’à ce que le patron – comment il s’appelait déjà ? Gaston ? Riton ? – ne nous dise d’y aller mollo et ne nous pousse gentiment vers la sortie. On n’avait pas vingt ans. Il savait bien qu’on n’était pas spécialement méchants. A l’époque, tout ce qu’on cherchait, c’était juste un endroit où passer nos soirées entre nous, boire des bières et refaire le monde. Ce qu’on fait dans les bars quand on est jeune. </p> <p>Ça me revient, le bar s’appelait la Loco. Forcément, juste en face de la gare. </p> <p>On profitait de la musique aussi. A l’heure où l’on arrivait, le patron changeait en général de station sur son poste radio. La journée, c’était les retraités, les chômeurs, les joueurs du PMU qui squattaient le zinc. La radio passait de la vieille chanson française et retransmettait les courses. Quand on arrivait, vers dix-neuf heures, Gaston passait sur une des nouvelles radios libres et nous laissait écouter du rock. Ici, on pouvait avoir dans les oreilles autre chose que la variété qu’écoutaient nos parents toute la journée. La Loco, c’était un peu comme un deuxième chez nous, comme une maison des jeunes. Si ma mémoire ne me joue pas de tour, il était là où le Starbucks vend ses cafés allongés dégueulasses aujourd’hui. </p> <p>Le sex-shop qui était juste à côté n’existe plus non plus. A sa place, une boutique de fringues. De toutes façons, il ne correspondrait sans doute pas à la nouvelle politique de la ville. On ne fait pas venir des familles avec un sex-shop. Dominique avait réussi à y entrer en douce une fois, et à y chourrer un ou deux magazines. J’avais beaucoup trop peur de me faire gauler pour tenter le coup. Dominique lui s’en foutait un peu. C’était juste un défi à la con pour lui. Les magazines nous avaient occupé deux-trois soirs, jusqu’à ce qu’on les oublie sur l’une des banquettes de la Loco. Sans doute que Gaston aussi en avait profité.</p> <p>Je pars vers la gauche pour m’éloigner du centre-ville. A l’époque, la rue menait vers le centre administratif. Des grands immeubles en brique qui dataient des années cinquante, de la rénovation précédente de la ville. Des grands bâtiments construits pour montrer l’essor économique de la région. A ce que je peux voir, la majorité des immeubles ont disparu, ils ont laissé la place à de grandes tours de verre. Sans doute qu’elles aussi témoignent de la bonne santé économique de la ville. Pour moi, c’est tout aussi moche. </p> <p>Un peu plus loin, sur le trottoir d’en face, les grands immeubles de bureau se succèdent. Ici aussi, les souvenirs se bousculent. Il y a plus de trente ans, il y avait ici un lycée professionnel. Je m’en souviens très bien, on y venait souvent Dominique et moi. Pas pour suivre des cours ! On était tous les deux inscrits en BTS, mais ça faisait longtemps qu’on désertait les salles de classe à cette époque. Non, on guettait depuis le parking d’en face les élèves du Bac Pro coiffure, à cheval sur nos mobylettes. Le cliché. C’est comme ça qu’on a connu quelques filles. </p> <p>Pas tant que ça en vrai. Deux. Corine et Véronique. Deux copines qui étaient dans la même classe. Avec nos mobs et nos blousons en faux cuir, j’aime bien croire qu’on leur avait tapé dans l’œil. Qu’elles avaient eu envie de sortir avec des vrais loubards. L’illusion n’a pas dû durer longtemps. A part traîner avec elles à la Loco, et faire quelques virées sur nos Peugeot, je pense que nos samedis n’avaient rien d’une équipée sauvage. Pourtant, elles sont restées avec nous quelques mois. Corine avec moi. Véronique avec Dominique. </p> <p>La rue tourne vers la gauche. Je continue mon chemin et j’emprunte le pont qui enjambe les voies de chemin de fer. Aujourd’hui, il enjambe aussi une large autoroute urbaine, à moitié enterrée. Elle n’existait pas à l’époque. On ne contournait pas la ville, on la traversait par une série de grands boulevards qui étaient bouchés soirs et matins, occupés par toutes ces voitures qui se rendaient dans la cité administrative. Si je continue à avancer sur ce pont, je le retrouverai certainement ce boulevard. </p> <p>Le samedi soir, tard, c’était plus calme. On aurait presque dit que le boulevard n’était qu’à nous. C’est là que les différentes bandes de la ville se lançaient des défis. Une sorte de Fureur de vivre à cyclomoteur, avec des pots samouraï pour faire plus de bruit. Ici, les voisins ne se plaignaient pas, les bureaux étaient vides chaque week-end. On faisait la course, pour la frime. Dominique brillait et arrivait souvent dans les premiers, à l’autre bout du boulevard, près des entrepôts de la gare de marchandises. Moi, j’étais dans le gros du peloton. Inconnu au milieu de la masse des jeunes paumés de la ville. Dominique, lui, avait le chic pour régler et gonfler sa bécane. S’il avait eu envie de bosser, il aurait pu être un garagiste hors-pair. J’en suis sûr. Mais à l’époque, il s’en foutait. Il ne voulait surtout pas travailler. Moi non plus à vrai dire. Je voulais juste traîner et pas trop rester à la maison où mes parents me traitaient de fainéant. </p> <p>Il est toujours là ce boulevard. Seulement, les grandes trouées de macadam ont laissé place à une grande promenade piétonne et à une piste cyclable bordées d’arbres et de bancs. Maintenant, cela doit être la sortie familiale pour tous ceux qui avaient emménagé dans le nouveau quartier que je vois un peu plus loin. L’ancienne gare de marchandises, au sud, a laissé la place à une série de petites résidences, de trois, quatre étages chacun. Des appartements tout équipés sans doute. Ça doit faire bien longtemps qu’aucun train de marchandises ne passe plus par ici. Seulement des TGV.</p> <p>Si je continue à avancer, j’arriverai au faubourg ouvrier. Mais j’imagine que ce quartier populaire, de l’autre côté du boulevard a disparu lui aussi. Quand on traînait dans la ville, Dominique, Véronique, Corine et moi, on se retrouvait parfois dans ce coin. Il y avait là un ou deux cafés où l’on pouvait s’asseoir, boire un café et faire une partie de billard pour passer le temps. Et il y avait surtout un petit cinéma de quartier. Le reste c’était des maisons de briques rouges, toutes identiques, qui s’alignaient sur des centaines de mètres. Il n’y avait que la couleur des portes d’entrée et les numéros qui permettaient de les distinguer. Corine habitait l’une d’entre elles, chez ses parents. Je m’en souviens, la porte de sa maison était rouge foncé. Mais impossible de me rappeler du numéro. Pourtant, je l’ai raccompagnée chez elle une paire de fois. C’est loin tout ça.</p> <p>Le cinéma, lui, s’appelait le Majestic. Il n’avait qu’une seule salle de projection, une petite salle aux banquettes un peu dures, sans coussins ni rembourrages. Le patron récupérait toujours les films avec quelques semaines de retard, quand les grands complexes du centre-ville en avaient fini l’exploitation. Du coup, il faisait un tarif spécial pour les habitants du quartier. On a passé quelques après-midis dans la salle avec Dominique et les filles, à enchaîner les projections. Jamais des grands films, juste les comédies qui sortaient à l’époque. Je ne me rappelle même pas les titres. Après tout, je peux bien l’avouer : on venait surtout là pour peloter nos copines dans le noir. Pas vraiment pour les histoires ou les jeux d’acteur. </p> <p>A ce que je vois, la plupart des maisons ont été restaurées, retapées. Les voitures alignées le long du trottoir sont presque toutes des monospaces, des SUV, des voitures de famille bonnes pour emmener les mômes en week-end ou chez Mamie… Ça m’étonnerait fort que ce soit encore les mécanos de la SNCF qui logent ici. La proximité du centre-ville a dû attirer l’appétit des promoteurs et faire monter le prix du mètre-carré. Ça sent le cadre moyen, celui qui n’aime pas être confondu avec un ouvrier mais n’a pas encore les moyens d’emménager dans le centre-ville. Et qui patiente ici, dans une ancienne cité ouvrière, que les gamins se soient tirés à l’université pour se trouver un grand appartement plus près des théâtres et des rues commerçantes. Ça aussi ça a changé d’ailleurs. Il est quasiment midi et pas un môme dans la rue. A l’époque, on n’aurait jamais supporté de rester enfermés entre quatre murs. On était tout le temps dehors. La rue grouillait de vie. </p> <p>Le cinéma a disparu lui-aussi. Assez logiquement, il a été remplacé par une épicerie bio qui se fond parfaitement dans le décor. Je jette un coup d’œil rapide à la vitrine. Rien de bien tentant. Des graines, des légumes. Je continue ma route.</p> <p>Le reste du quartier est méconnaissable. En même temps que les ouvriers de chemin de fer, c’est toute la friche SNCF qui a disparu. Aujourd’hui, il y a un collège, une médiathèque. Il y a trente ans, rien de tout ça. Ici, c’était une série d’entrepôts de la SNCF, en briques comme les maisons qui les entouraient. Les employés y embauchaient le matin et assuraient la maintenance des grosses locomotives des convois de marchandises. Des voies de garage se croisaient dans tous les sens, et sur ces voies rouillaient de vieux wagons de fret et quelques vieilles motrices à vapeur rescapées d’on ne savait quelles aventures. Ici aussi, on traînait entre jeunes. Dominique et moi. Quelques autres copains, de ceux qui faisaient des courses de bécane sur le boulevard. Les ouvriers toléraient notre présence tant qu’on ne chourrait rien et qu’on ne les emmerdait pas trop. De toutes façons, à cette époque-là, la zone n’était pas fermée ni surveillée comme elles le sont maintenant. Quelques grillages, un vigile qui était le père d’un ancien pote du collège. Pas de vidéo-surveillance. On venait, on causait entre mecs. On zonait.</p> <p>On n’aurait jamais emmené une copine ici. La friche, c’était un endroit pour les mecs. Sauf la fois où j’y ai surpris Dominique et Corine. C’était un samedi de février, en début d’après-midi. Une toute petite couche de neige avait recouvert les voies et les trains. Le ciel était gris, triste. On s’était donné rendez-vous, Dominique et moi, pour aller ensuite faire un billard dans l’un des deux troquets du coin. Je m’étais engueulé avec mon père, qui m’avait dit encore une fois que si je continuais à sécher le bahut, il me foutrait à la porte. Je l’avais pris au mot et je m’étais barré, bien décidé à ne jamais revenir. </p> <p>Arrivé sur la friche, je les avais vu ensemble. Dominique était appuyé contre l’un des vieux wagons-citernes près de l’entrée. C’était forcément lui, sa Peugeot kitée était à quelques mètres de lui, elle était reconnaissable parmi toutes les meules de la ville. Corine, elle, était collée tout contre lui. J’aurai reconnu sa chevelure brune entre mille. Ils s’embrassaient. A voir où traînaient les mains de Dominique, ils faisaient même un peu plus que s’embrasser.</p> <p>Ils ne m’ont pas vu. Ils étaient vraisemblablement trop occupés. J’ai fait demi-tour sans qu’ils ne me remarquent et je suis retourné chez moi. Ma résolution de quitter la maison pour de bon avait tenu vingt minutes à tout casser. Mon père était sorti entre temps. Ça tombait bien, je n’étais pas d’humeur à subir une nouvelle fois ses reproches. Je suis directement allé dans ma chambre et j’ai mis une cassette de Téléphone à fond. Le plus fort que pouvait jouer mon magnétophone. Je ne voulais plus rien entendre. Plus voir personne. C’est loin, mais ça, je m’en souviens comme si c’était hier. </p> <p>Encore deux rues et je suis arrivé à destination : le numéro 26 de la rue Charles Péguy. L’immeuble est tel qu’il est resté dans mes souvenirs. Un petit immeuble de cinq appartements, avec une grande porte cochère en métal pour laisser entrer les voitures qui se garent dans la cour. Il y a maintenant des volets roulants aux fenêtres, le genre de stores électriques qu’on voit partout. Il y a trente ans, c’était des volets en métal, ceux qui grincent et réveillent les voisins au petit matin. La façade a été ravalée, bien entendu, mais c’est la même peinture blanc cassé que dans mes souvenirs qui recouvre les briques. L’appartement juste au-dessus de la grande porte, c’est celui de Dominique. </p> <p>Dominique était le seul de mes potes à ne pas crécher chez ses parents et à avoir un appartement rien que pour lui. Il faut dire que ses vieux habitaient à la campagne, à près de cinquante bornes de là. Ils avaient loué cet appartement, pour que leur fils puisse suivre ses cours dans les meilleures conditions possibles. Ils ne savaient pas qu’il n’avait plus mis les pieds dans son bahut depuis des mois. Dominique ne leur avait rien dit, trop content de profiter de son indépendance. </p> <p>Je suis rentré trois ou quatre fois dans cet appartement. C’était un studio plus qu’un vrai appartement d’ailleurs. Une grande pièce où trônaient un grand canapé-lit et un petit bureau, ainsi que la grosse chaîne hi-fi et la collection de vinyles que Dominique s’était payé avec l’argent envoyé par sa mère. Un petit coin cuisine, réduit au minimum. Un mini-frigo, une plaque électrique, que je n’ai jamais vu Dominique utiliser. Les toilettes et la douche étaient communs à tout l’immeuble De toutes façons, l’immeuble était miteux, en attente de réhabilitation et je suis sûr que les autres appartements étaient vides depuis longtemps. J’imagine qu’aujourd’hui tout ça a été réaménagé et que chaque appartement de l’immeuble a le même standing que le reste du quartier.</p> <p>Je n’ai jamais su vraiment si Dominique avait emmené Corine dans cette piaule. Après l’incident de la friche, je ne lui ai pas parlé de ce que j’avais vu. J’aurai dû prendre un peu mes distances, mais pour faire quoi ? Rester coincé entre quatre murs chez mes vieux ? Traîner seul dans le quartier ? J’ai rejoint Dominique, sans rien lui dire. Entre temps, Corine était partie. Alors on a été à la Loco, comme d’habitude, pour boire quelques bières. Je ne pouvais m’empêcher de penser à lui et à Corine, enlacés, contre le wagon-citerne. Dominique trouvait que je tirais la gueule. Il avait raison. Il pensait que c’était à cause de mon vieux qui allait réellement me foutre à la porte. Sur ce point, il avait tort. Cet après-midi-là, on n’a pas vu les filles. Elles avaient cours et je suis rentré tôt chez moi.</p> <p>La grande porte cochère de l’immeuble s’ouvre sans un bruit. J’entre et avance tout droit, jusque dans la cour. Je jette un coup d’œil rapide à la façade de derrière. Tout est calme. Avant cette cour donnait sur les entrepôts de la SNCF, il n’y avait qu’un mince grillage pour séparer l’immeuble des grands bâtiments en briques. Aujourd’hui, le fond de la cour est muré, et de l’autre côté il y a d’autres immeubles, d’autres habitations. Un quartier entièrement neuf sorti de terre ces dix dernières années. Mais ce n’est pas ce mur qui m’intéresse, c’est celui qui sépare le bâtiment de l’immeuble d’à côté, sur ma gauche. Ce mur de brique est identique à ce qu’il était il y a trente ans. Lui, on ne l’a pas ravalé ni restauré. A quoi bon, il ne se voit pas de la rue. Avec de la chance, rien n’aura bougé.</p> <p>Je m’accroupis au pied de ce mur mitoyen, presque contre la façade de l’immeuble et cherche la brique mal scellée. Je n’ai aucun mal à la trouver. Elle bouge facilement. Et ce qu’elle cache est toujours là.</p> <p>C’était le lendemain matin. Je m’étais engueulé une fois de trop avec mon père et j’avais rassemblé toutes mes affaires dans un grand sac. Mes fringues, mes cassettes, quelques bouquins. J’avais aussi piqué quelques affaires dans le bureau de mon père, et assez d’argent pour me payer un billet de train pour Paris. Là-bas, je verrais bien comment me débrouiller. </p> <p>Avant de quitter la ville, j’avais été voir une dernière fois Dominique. Je voulais lui dire que je l’avais vu avec Corine sur la friche. Que je trouvais ça dégueulasse. Que Corine était ma copine et qu’il pouvait très bien respecter ça, au moins au nom de notre amitié. Pour toute réponse, Dominique avait simplement rigolé. Sans doute m’a-t-il trouvé ridicule, moi, ce type moyen avec qui il zonait. Dominique avait du charme, il brillait lors des concours de mobs, il avait son propre appart’. C’était bien normal pour lui d’attirer les filles aussi facilement. Moi j’étais juste un gars qui traînait avec Dominique, rien de plus. </p> <p>Je n’ai pas vraiment réfléchi. J’ai sorti le pistolet que j’avais trouvé dans le tiroir du bureau de mon père, le matin même. Je ne sais même pas pourquoi je l’avais emporté. Il était là, dans ma colère, impatient de partir, je l’avais empoché. Machinalement.</p> <p>J’ai sorti le pistolet, et j’ai tiré sur Dominique. Deux fois. Il est tombé par terre d’un seul coup. J’ai quitté l’appartement à toute vitesse. Et une fois au pied de l’escalier, dans le passage pour les voitures, j’ai réalisé que j’avais toujours le pistolet dans la main. Impossible de sortir dans la rue comme ça. J’ai cherché une planque dans la cour, jusqu’à trouver cette brique mal scellée. J’ai rejoint la gare et pris le premier train à destination de la Capitale. J’ai trouvé un squat près de la gare et j’y ai passé la nuit. Le lendemain, quand je me suis réveillé, je suis directement allé voir les marchands de journaux de la gare. J’ai rapidement feuilleté un des quotidiens. On y parlait de meurtre. Dominique était bien mort.</p> <p>Le pistolet est toujours là où je l’avais laissé. Aussi incroyable que cela puisse paraître, en trente ans, la police ne l’avait pas trouvé. A présent, il est dans mes mains. Ce qu’il me reste à faire, c’est d’aller au commissariat le plus proche et de tout leur raconter. Et de leur donner l’arme du crime, comme preuve de mes aveux. C’est le seul moyen pour que Dominique se taise enfin. Qu’il arrête de me supplier de revenir.</p> Thu, 05 Oct 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/17_Dominique http://matiereafiction.houste.info/textes/17_Dominique .18 Troubadour - Avril 1968 <p><strong>Avril 1968</strong></p> <p>Moïse n’avait sans doute pas été plus heureux en découvrant à ses pieds la Terre Promise.</p> <p>Oh, bien sûr, la métaphore était vieille et bien usée. Mais pour Aaron, en cette fin d’après-midi d’avril, elle était tout simplement vraie. À l’arrière de la vieille Buick rouillée dans laquelle il avait déjà traversé une bonne moitié du pays, il venait de découvrir pour la première fois le panorama sur Los Angeles et les reflets du soleil sur les eaux du Pacifique. Cette vue, elle vallait bien tous les Eden de la Bible. Aaron n’en démordrait pas : elle était là, sa Terre Promise ! C’était ce paysage qui se déroulait devant ses yeux. De quoi justifier tous les Exodes, toutes les traversées du désert. Toutes les fuites. </p> <p>Mais la comparaison sacrée s’arrêtait là. Contrairement à Moïse, Aaron, lui, était bien décidé à fouler des pieds les trottoirs de la ville, à en arpenter les boulevards, à profiter de chacune des sensations que Los Angeles était prête à lui procurer… à en découvrir chacune des vibrations ! Il le sentait, Aaron vient, enfin, d’arriver chez lui !</p> <p>— Putain les mecs ! Ça y est, on est arrivés !</p> <p>C’est Josh, au volant du tacot, qui avait été le premier à briser le silence quasi-religieux de l’habitacle. Des cris de joie, des exclamations, des jurons lui répondirent en chœur, poussés par les trois autres passagers. Seul Aaron restait silencieux, les yeux toujours rivés sur le panorama qui disparaissait à mesure que la voiture descendait les collines. Il scrutait, il repèrait, il imaginait les lieux et les histoires qu’ils recèlaient. Dans sa tête, chaque immeuble devenait une histoire, chaque boutique une aventure potentielle… chaque carrefour une promesse. C’était beau. C’était grand. C’était lumineux.</p> <p>La Californie, Aaron en avait rêvé depuis longtemps. Et ce qu’il avait sous les yeux, c’était mieux que tout ce qu’il avait pu imaginer.</p> <p>--</p> <p>La toute première fois qu’Aaron a rêvé de cette West Coast, c’était un soir en sortant du collège. Deux ans auparavant. Une virée chez un pote avant de rentrer à la maison. Enfermés dans une chambre pendant que la mère regardait la télé en fumant, ils avaient sorti un petit électrophone qui traînait d’ordinaire sous le lit, et son copain y avait collé le quarante-cinq tours qu’il venait tout juste de s’acheter. Les guitares avaient sonné. Des accords inconnus, puis des voix qui appelaient à l’unisson Mr Tambourine Man. Aaron ne le savait pas encore réellement, il venait d’être ferré. Ce son, il ne s’en débarrasserait plus jamais. </p> <p>Une deuxième écoute dans la foulée, parce qu’à la première tout était trop neuf pour réellement comprendre. Des paroles qui ressemblaient à une invitation au voyage, et toujours ces voix qui chantaient comme une seule. Merde, si l’homme-orchestre s’exprimait de cette façon, bien entendu qu’on allait le suivre au petit matin. Jusqu’au bout du monde. Et toute la vie s’il le demandait. Si on pouvait avoir un coup de foudre à quatorze ans, Aaron venait d’en avoir un. Et son premier amour n’était pas une fille de sa classe. C’était le premier single des Byrds. </p> <p>— Merde ! C’est quoi ce truc ? Remets-le encore une fois ! »</p> <p>Son pote s’était exécuté. Mr Tambourine Man avait tourné encore une fois, deux fois, trois fois. Plus fort pour profiter de chaque note, du relief de chaque accord. Jusqu’à couvrir le bruit de la série télé à l’étage du dessous, jusqu’à ce que la mère vienne tambouriner à la porte pour réclamer du calme. </p> <p>L’homme-orchestre était devenu une fixette. Une obsession. Une raison de passer, chaque soir, chez ce pote pour avoir sa dose de guitares, de batterie, de musique, d’évasion. Jusqu’à en devenir lourd, presque addict. Presque à en devenir un sujet de moquerie. Aaron s’en foutait… on est bien au-dessus des mesquineries quand on est amoureux. Même à quatorze ans. Même quand on est amoureux d’un quarante-cinq tours.</p> <p>Et puis un soir, cela avait été l’éblouissement. Sur la platine, ce n’était plus seulement Mr Tambourine Man qui tournait, c’était un univers entier qui l’entraînait dans sa révolution. On avait dégoté le premier LP du groupe. Aaron ne savait pas trop comment son ami s’était débrouillé. S’il y avait bien une chose qu’il n’y avait pas dans la ville, c’était des disquaires proposant ce genre de musique. Ils auraient été chassés depuis longtemps. Putain de hippies.</p> <p>Les notes avaient défilé. Plus nombreuses. Plus soudées. Plus folles encore qu’avant. De piste en piste, c’était le même émerveillement, la même surprise. Un rêve qui se prolonge.</p> <p>Mr Tambourine Man, ce n’était que l’entrebâillement d’une porte. Aaron avait mis l’oreille dans quelque chose qui l’absorberait tout entier. Écouter. Découvrir. C’était vite devenu une obsession. Dans la chambre, au-dessus du poste télé et de ses rires enregistrés, ce sont d’autres accords qui se sont succédées. Une déferlante de musique qui entraînait tout dans son ressac. Les Byrds, Jefferson Airplane, The Mamas &amp; The Papas… ils étaient venus par dizaines hanter la chambre. Des dizaines à hurler comme autant de sirènes, bien décidées à attirer ces centaines d’apprentis-marins qui n’avaient pas jamais rien vu de l’océan. </p> <p>Ces albums, tous plus merveilleux les uns que les autres, venaient d’un grand frère partis en exil quelque part en Californie, loin de ce Sud profond où Aaron et sont pote grandissaient. Un grand frère qui envoyait régulièrement de la musique comme on envoie une bouée de sauvetage à ceux qui sont restés dans la flotte alors qu’on a réussi à gagner la berge. Comme une bouffée d’oxygène pour s’aérer la tête et sortir, ne serait-ce que le temps d’une face d’une atmosphère étouffante. Un souffle. Voilà ce que c’était. Un souffle. Avec les disques venaient également des journaux, des magazines, qui racontaient le foisonnement et la créativité du grand Ouest. Des lignes et des lignes de promesse d’un nouveau monde.</p> <p>--</p> <p>Deux ans plus tard, gavé de musique, Aaron voyait enfin son rêve se réaliser. Comme toute cette génération nourrie de vinyle et d’accords électriques, il s’était imaginé maintes fois sur les bords du Pacifique. Là où ça se passait vraiment. Simplement parce qu’il fallait y être, vivre le quotidien, faire partie de cette aventure qui, il le sentait, allait changer le monde. La vie était là-bas. L’air était là-bas. L’avenir était là-bas. Et l’avenir, aujourd’hui, il avait la couleur d’un soleil qui commençait à embraser l’horizon. </p> <p>— On va jusqu’à l’océan ?</p> <p>Toucher le bord du monde. C’était logique. Avec autant de route derrière soit, le premier réflexe était d’avancer jusqu’à ne plus pouvoir aller plus loin. Toucher la limite. Dans la Buick, les réponses étaient unanimes. Bien sûr : l’océan, les vagues, le point le plus à l’ouest possible pour se prouver que la route était bien terminée.</p> <p>Mais Aaron, lui, il s’en foutait de l’océan.</p> <p>— Laissez-moi là les gars.</p> <p>--</p> <p>Aaron marchait dans la ville, son épais sac sur l’épaule. Pas au hasard, à l’instinct. Il suivait les grands boulevards, se disant que la chance qui lui avait permis d'aborder la Californie allait encore une fois le conduire là il rêvait d’aller. Rien de compliqué. Aaron repèrait, dans les rues, sur les trottoirs, des silhouettes parfois à peine plus vieilles que lui. Des vestes à franges, des jeans un peu larges, des robes aux imprimés fleuris… des tenues qu’il avait vues cent fois, mille fois, dans ces magazines qu’il parcourrait avidement deux ans auparavant. Les uniformes de cette jeunesse libre qu’il brûlait depuis longtemps de rejoindre. </p> <p>Il savait bien que, dans le soir tombant, les ombres comme lui se regroupaient au même endroit, comme au point d’eau pour les grands fauves. Elles cherchaient leur dose d’évasion, de liberté, de musique. Ce pourquoi lui aussi avait rejoint le soleil couchant californien. Alors Aaron les avait rejoint, confiant. </p> <p>Un grand boulevard. Bien plus large que ce qu’il était capable d’imaginer. La nuit tombait et les lumières de l’éclairage public s’allumaient, compensant à peine l’éblouissement causé par les phares des voitures qui passaient en trombe sur les six voies. Des cris. On pouvait imaginer les passagers, fenêtres baissées malgré la fraîcheur de la soirée, sans doute déjà alcoolisés et en partance pour une fiesta, un concert. Des groupes se formaient sur les trottoirs. Ça causait. Ça buvait. Parfois, ça chantait, ça grattait une guitare sèche. Ça continuait à marcher, toujours vers l’ouest. Pas de doute, Aaron serait bientôt chez lui. Il suffisait de continuer à les suivre, jusqu’à ce que la majorité ne s’arrête. Qu’un attroupement plus grand que les autres ne se forme, débordant sur le boulevard.</p> <p>Troubadour. </p> <p>C'était écrit sur l’enseigne qui dominait la rue, pauvrement éclairée par quelques lampadaires. Il se faufila. S’approcha. Bouscula quelques jeunes hommes avec son sac trop grand pour l’endroit. Quelques pas de plus pour atteindre la porte. Entendre le son qui s’en échappait. Franchir le seuil du club. </p> <p>Enfin. Aaron est arrivé.</p> Fri, 06 Oct 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/18_Troubadour_Avril_1968 http://matiereafiction.houste.info/textes/18_Troubadour_Avril_1968 .20 Pyrolyse <p>Le premier jour, c’est la machine à café qui donna l’alerte. Un court message affiché sur l’écran LCD, juste au-dessus du verseur : </p> <blockquote> <p>Si vous voulez à nouveau boire du café, versez 50.000 bitcoins sur…</p> </blockquote> <p>S’en suivaient les coordonnées d’un compte bancaire. Chloé n’avait aucune intention de céder au chantage. Elle débrancha la machine à café et sortit cette vieille cafetière à piston dont elle se servait quand elle était étudiante. Quelques cuillères de café moulu – elle en avait gardé un peu dans un coin d'un placard – un peu d’eau chaude, et le tour était joué. Finalement, c’était peut-être même meilleur que l’expresso compliqué servi par sa machine connectée.</p> <p>Le second jour, ce fut le grille-pain qui avoua ses faiblesses. À peine le pain placé entre les deux résistances que l’écran de l’appareil affichait déjà une défaillance. Un code erreur quelconque, que Chloé n’avait jamais vu auparavant. Au même moment, son smartphone vibra. Une notification envoyée par l’appareil électro-ménager : </p> <blockquote> <p>Vous ne mangerez plus que du pain brûlé, à moins que vous ne versiez 50.000 bitcoins sur…</p> </blockquote> <p>Chloé débrancha le grille-pain alors que le voyant d’erreur clignotait toujours et entrepris de retirer les tranches de pain à l’aide d’un couteau. Pas de mal pour ce matin. Et pour demain, elle pourrait toujours se servir un bol de céréales. </p> <p>Le troisième jour, ce fut l’alarme incendie qui réveilla Chloé. En plein milieu de la nuit. Elle n’eut que le temps de saisir son smartphone, resté sur sa table de chevet, et une robe de chambre avant de descendre au rez-de-chaussée de la maison. Une épaisse fumée occupait déjà tout l’espace et en baissant la tête, elle pouvait distinguer des flammes dans la cuisine. Chloé se dirigea vers la porte de derrière et sortit dans le jardin pour appeler les pompiers. </p> <p>Heureusement pour elle, l’intervention fut rapide. Le feu n’eut pas le temps de s’étendre, mais la cuisine était désormais hors d’usage et tous les murs et plafonds du rez-de-chaussée sacrément noircis. Le diagnostic fait par les pompiers ne laissait aucun doute : le feu était parti du four, passé en mode pyrolyse au milieu de la nuit. Ce n’est que quelques minutes après le départ des soldats du feu que Chloé reçut une cette notification, envoyée depuis l’application de contrôle du four connecté : </p> <blockquote> <p>Quel dommage que vous n’ayez pas payé 50.000 bitcoins…</p> </blockquote> Tue, 17 Oct 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/20_Pyrolyse http://matiereafiction.houste.info/textes/20_Pyrolyse .21 Très Courtes Histoires de la Fin du Monde - 04 <p>Les pannes d’électricité, il y en a eu de plus en plus après la mort de Papy. On passait parfois des après-midi entières sans pouvoir allumer la télé, comme le jour avant le départ. Comme Maman trouvait que je passais trop de temps sur des écrans, elle aurait dû se dire que c’était pas si mal finalement qu’il y ait plus d’électricité. Mais ça l’embêtait aussi pour plein d’autres choses en fait, comme son travail, la cuisine ou aller dans les toilettes qui étaient sous l’escalier. Et puis Papa disait que c’était embêtant parce qu’il venait de mettre recharger la voiture-propre dans le garage et qu’elle ne serait jamais prête pour aller le lendemain. Il le disait avec des mots qui faisaient faire des gros yeux à Maman et que je faisais semblant de pas avoir entendu. Pour m’occuper, comme la télé ne marchait plus et que la console était comme la voiture, pas toujours bien chargée, Papa m’avait sorti une nouvelle pile de livres de quand il était petit. <em>Les Animaux de nos campagnes</em>, il les avait pris dans dans cette pile. On a commencé à regarder les nouveaux livres tous les deux, mais il y avait des tas de choses que je n’avais jamais vues et que je ne comprenais pas : des voitures avec des formes bizarres qui faisaient de la fumée, des gros appareils... </p> <p>-- x -</p> <p>Les longs voyages en voiture, j’avais un peu l’habitude à cause des vacances des années d’avant. On allait souvent passer quelques jours à la mer. On partait tôt le matin et on restait dans un appartement d’où on voyait la plage. On la voyait très bien même. Je me souviens même que les dernières années, la mer me semblait de plus en plus près de l’appartement et qu’il y avait moins à courir dans le sable pour se baigner. C’était chouette. On allait en vacances dans le nord. Il y avait des grosses vagues, mais la mer était bonne. Papa racontait que quand il était petit comme moi, lui il allait en vacances vers le sud et que là-bas les plages étaient immenses, très longues, et que la mer ne faisait presque pas de vagues. Je trouvais ça triste une mer qui ne fait pas de vagues. Mais ça avait l’air de manquer à Papa. Il expliquait que maintenant, on ne pouvait plus y aller l’été parce qu’il faisait bien trop chaud là-bas. C’était pas supportable. Il racontait aussi que, petit, il avait vu des dauphins. Il m’a expliqué que c’était des genres de poisson mais pas vraiment, et que c’était pas dans le livre. J’ai demandé si moi aussi, un jour, je pourrai voir des dauphins. Et oui, je pourrais. C’était sans doute possible d’en voir dans le nord parce que là-bas l’eau était plus chaude qu’avant et que c’était pas aussi pollué et dangereux que la mer du sud. Il y avait beaucoup de choses dangereuses en fait, dans le sud maintenant. Comme des incendies de forêt. C’est pour ça que nous, on allait en vacances à la mer dans le nord. Enfin, quand on allait en vacances, avant qu’on quitte la maison. </p> Fri, 20 Oct 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/21_Tr%C3%A8s_Courtes_Histoires_04 http://matiereafiction.houste.info/textes/21_Tr%C3%A8s_Courtes_Histoires_04 .22 Vingt-Sept <p>Il attendait dans l’obscurité de la chambre d’hôtel. </p> <p>En y entrant, tard ce soir-là, elle l’avait immédiatement reconnu. Sa silhouette sombre se découpait sur les lumières de la ville, de l’autre côté de la fenêtre. Une ville qui ne dormait jamais, où la nuit n’avait pas sa place. Le jour, le soleil éclatant éblouissait les étudiants, les surfeurs… les acteurs qui faisaient de Los Angeles la capitale mondiale du showbiz. Et après son coucher, des milliers de néons et de lampadaires éclairaient une autre faune. Faite de jeunesse, de drogue, de mélodies… une faune qui avait rejoint le Pacifique pour la musique. Avant tout le reste.</p> <p>Surprise, elle n’avait pas immédiatement refermé la porte.</p> <p>C’est lui qui avait parlé en premier. </p> <p><em>— Alors ? Cet enregistrement ?</em></p> <p>Elle était restée debout pour lui répondre. Juste le temps de lancer son manteau en fausse fourrure sur le lit. Elle n’avait pas allumé la lumière. </p> <p><em>— Bien. Oui… Bien.</em></p> <p><em>— Tu les a encore tous ensorcelés, j’en suis certain.</em></p> <p><em>— Peut-être. Je ne sais pas.</em></p> <p>Elle parlait lentement. Comme écrasée de fatigue. Elle fixait cette silhouette, cherchait à deviner un visage. Le deviner, lui. Elle ne voulait pas allumer. Elle ne voulait pas voir son interlocuteur. Ça aurait été trop… réel. Trop vrai. Dans l’obscurité, il ne pouvait être qu’une apparition. </p> <p>Elle rompit ce silence épais qui menaçait de s’installer.</p> <p><em>— En vrai, je n’ai même pas chanté ce soir. Pas eu l’envie. Le courage. J’en sais rien.</em> – Une pause le temps d’un regard vers l’endroit où se trouvait l’inconnu – <em>C’est le dernier soir ? C’est ça ?</em></p> <p><em>— Tu le sais bien.</em></p> <p>Elle se dirigea vers le lit. Attrapa son manteau à tâtons et sortit de l’une de ses poches un paquet de cigarettes. Des Marlboro. Des cigarettes de mec. La lumière d’une allumette éclaira un instant ses yeux bruns. Ils avaient l’air plus fatigués encore que d’habitude. Au bout du rouleau. Sans qu’on sache si la cause de cette fatigue, c’était la soirée qu’elle venait de passer, ou les excès de sa vie en général. Ou encore cette rencontre fortuite dans cette chambre d’hôtel.</p> <p><em>— Espérance de vie : vingt-sept ans, c’est ça ?</em></p> <p>L’homme sourit dans l’obscurité. Ils avaient tous cette habitude de sa projeter dans leur personnage jusqu’à la fin. Son rôle à lui, c’était de les ramener à la réalité.</p> <p><em>— Tu n’as pas vingt-sept ans. Tu le sais bien.</em></p> <p>Elle ne répondit rien.</p> <p><em>— Tu as sept ans.</em></p> <p><em>— Comme Jimi ?</em></p> <p><em>— Oui, comme Jimi.</em></p> <p>La fumée de la cigarette piquait les narines de l’homme. Il n’avait jamais vraiment supporté la fumée. Mais cette fois, au moins, ce n’était que du tabac.</p> <p><em>— Raconte-moi pour Jimi, l’interrogea-t-elle. C’était toi ?</em></p> <p>L’homme savait bien que c’était le moment de faire des confidences. De raconter quelques anecdotes sans importance. Elle n’en répéterait rien, et cela faisait passer la pilule. </p> <p><em>— Il n’y a pas grand-chose à dire à propos de Jimi. Ça s’est passé très vite. Il n’a pas fait d’histoire. Il n’a quasiment rien dit. Il savait que cela devait arriver. Que c’était dans l’ordre des choses.</em></p> <p><em>— Jimi a toujours été très raisonnable.</em> </p> <p><em>— … Oui… très.</em></p> <p>Qualifier de raisonnable un type qui foutait le feu à ses guitares, qui prenait drogue sur drogue et qui, au petit matin du dernier jour de Woodstock avait fait résonner un Star-Spangled Banner électrique devant toute la jeunesse américaine ? Raisonnable ? Vraiment.</p> <p>Oui, en un sens Jimi avait été raisonnable. Il n’avait jamais cherché à fuir sa condition, contrairement à elle. Jimi savait que ces quelques années passées entre les pubs enfumés d’Angleterre et le soleil couchant de Californie n’étaient qu’une passade. Un rêve. Et que tous les rêves ont une fin. </p> <p>Jimi n’avait pas fait d’histoire. Il n’avait jamais réellement perdu de vue la réalité, lui.</p> <p>Pour elle, c’était différent. Elle avait tenté de fuir, de devenir autre chose. Elle avait été plus loin que les autres.</p> <p><em>— C’est court, sept ans.</em></p> <p>Elle ne parlait pas particulièrement à cet homme qui n’avait pas quitté le fauteuil. Elle se parlait à elle-même. Pourtant il lui répondit. </p> <p><em>— Cela dépend ce que tu en fait. En sept ans, on peut changer le monde. Toi, en sept ans, tu as changé une partie du monde.</em> </p> <p><em>— Tu parles !</em></p> <p><em>— Dis-moi que tu n’as pas changé la vie de ceux avec qui tu étais ce soir ? Tu ne l’as pas fait seule, mais tu as changé le regard qu’ils ont tous sur le monde, sur la vie, sur la société…</em></p> <p><em>— C’est pour ça ? C’est pour ça que j’étais-là, parmi eux ? Comme les autres ?</em></p> <p>Une nouvelle bouffée de cigarette</p> <p><em>— C’est pour ça que vous m’avez créée.</em></p> <p>L’homme connaissait ces questions. C’était un bon signe. Un début d’acceptation. Cela serait peut-être plus facile que prévu.</p> <p><em>— Peut-être. Personnellement, je n’étais pas là au début du programme. Tu le sais. Cela ne fait que quatre ans que je vous suis. Je ne sais que ce qu’on m’a dit.</em></p> <p>Elle s’assit enfin sur le bord du lit. Attrapa de nouveau son manteau et s’alluma une nouvelle cigarette. Ses yeux semblaient moins fatigués. Plus las peut-être.</p> <p><em>— Raconte-moi quand même.</em></p> <p>Le tutoiement était venu naturellement.</p> <p>L’homme sortit de la poche de son veston un feuille dactylographiée pliée en quatre. Il lut, machinalement : </p> <p><em>— Modèle JJ7010. Fabriqué à Port Arthur, Texas. Première mise en service à San Francisco début 1963…</em></p> <p>Elle l’interrompit. </p> <p><em>— Non. Raconte vraiment. Je m’en fous des dates. Je veux savoir pourquoi.</em></p> <p>L’homme changea de position dans le fauteuil. Il décroisa les jambes et posa ses coudes sur ses genoux, se penchant en avant. Comme s’il allait raconter une histoire. </p> <p><em>— Vous êtes une expérience. Une sorte d’expérience sociale. Technologique et sociale. L’idée était de savoir si un petit groupe d’individus pouvait changer une société dans son entier. Bousculer l’opinion publique. Propager une idée. Des idées.</em></p> <p>Assise, elle écoutait cette histoire qu’au fond d’elle-même, elle connaissait déjà par cœur. Elle avait simplement besoin qu’on la fasse rejaillir, qu’on lui rappelle ce qu’elle était et pourquoi elle était là. </p> <p>Cela faisait partie du process. Elle le savait. </p> <p><em>— Vous êtes cinq. Ou plutôt vous étiez cinq. Des machines. Des robots, mais bien plus évolués que ce qu’on met d’habitude derrière ce mot. Bien plus évolués que tout ce que la presse, ou même Hollywood pourrait imaginer.</em></p> <p>Un soupir. L’homme débitait un laïus appris par cœur, auquel il ajoutait parfois quelques fantaisies.</p> <p><em>— Même Kubrick n’aurait pas pu vous rêver. Tu as vu 2001 ?</em></p> <p><em>— Non, j’ai évité</em>, répondit-elle.</p> <p><em>— Pas grave. Ça n’a plus d’importance. Vous étiez cinq donc. Sortis de laboratoires ultra-secrets, avec l’apparence la plus humaine qu’on puisse jamais imaginer pour une machine. Et avec chacun une sorte de… de…</em></p> <p><em>— De personnalité ?</em></p> <p><em>— Ouais, si tu veux. Des paramétrages différents en tout cas, des façons de réagir programmées de manières différentes. Des goûts. Des affinités.</em></p> <p>L’homme marqua une pause et sortit une petite fiasque de sa poche. Il y avait tant à raconter. Un petit coup de bourbon lui ferait du bien pour reprendre. </p> <p>Toujours sur le lit, elle tendit la main vers lui. Il lui passa la fiasque pour qu’elle en prit une rasade également. Il la regarda faire. C’était peut-être ce qui l’épatait le plus dans toute cette histoire, la capacité de ces machines à assimiler les mêmes saloperies que les humains. En grande quantité. À ressembler aux humains jusque dans les excès. </p> <p><em>— Au départ, les scientifiques qui vous ont conçus ne savait pas trop comment tout ça allait tourner. Il y a une différence entre faire des expériences en labo, et lâcher un robot au milieu du chaos du monde, au milieu des signaux et des interactions d’une société folle comme la nôtre. Ça semblait un peu dingue de vous laisser partir comme ça. Alors on a décidé que vous auriez une petite armée d’anges gardiens. Des gens au courant du programme, qui ne vous lâcheraient pas d’une semelle…</em></p> <p><em>— Et nous liquideraient au bout d’un moment…</em></p> <p>Un silence gêné pour toute réponse. L’homme reprit son histoire comme si elle n’avait rien dit. Elle avait toujours la fiasque en main et rebut une gorgée de mauvais bourbon avant de se laisser tomber, dos sur le lit. </p> <p><em>— On vous a lâchés. Ici et en Angleterre. Avec une seule… instruction. Interagir avec le monde qui vous entoure, vous en inspirer, communiquer, y échanger. Et pourquoi pas le faire… changer. Influencer la jeunesse. Vous étiez tous les cinq programmés pour ça. Communiquer. On vous a observés sans relâche. Quelque fois, on vous a guidé. D’autres, on vous a modifié parce que vous preniez ce qui nous semblait une mauvaise voie. Mais étrangement, vous avez tous peu à peu choisi le même destin, la même façon d’exister.</em></p> <p>Elle l’interrompit. </p> <p><em>— Qui sont les quatre autres ?</em></p> <p><em>— Je ne peux pas te le dire.</em></p> <p><em>— Il y avait Jimi, ça je l’ai deviné.</em></p> <p>L’homme hocha la tête. Une approbation silencieuse, dans la pénombre de la chambre. </p> <p><em>— Qui d’autre ? Les autres sont-ils encore vivants ?</em></p> <p><em>— Je ne peux pas te le dire.</em></p> <p><em>— Allons. D’ici une heure j’aurai disparu. Tu peux bien me confier un dernier secret.</em></p> <p><em>— Je ne peux pas te le dire.</em></p> <p><em>— Merde !</em> </p> <p>Elle se leva, criant. Sa cigarette était tombée, elle l’écrasa d’un coup de pied sec sur la moquette de la chambre. Elle poussa un soupir. </p> <p><em>— Merde. J’ai le droit à rien ? Avant de partir. Rien du tout ?</em> </p> <p><em>— Tu as le droit de connaître la vérité qui te concerne directement. Rien d’autre. Rassieds-toi maintenant. Et écoute-moi. Le ton de l’homme s’était fait plus sec. Plus directif. Comme une instruction qu’on donnerait à une machine.</em></p> <p><em>— Toi, on t’a lâchée à San Francisco, début 1963. On se disait que c’était un endroit où quelque chose pouvait se passer. Il y avait là des gens, qui venaient d’ailleurs, qui avaient commencé à propager des idées. Comme un début de mouvement. C’était un endroit qui avait besoin d’un catalyseur. Et ce catalyseur, ça pouvait être toi.</em></p> <p><em>— Et ça n’a pas marché.</em></p> <p><em>— Non, ça n’a pas marché. On t’a lâché trop tôt. Dans un endroit trop bouillonnant. Trop de données à assimiler. Trop d’inconnues. Tu n’étais pas prête. San Francisco n’était pas prête non plus de toute façon. On t’a perdu en quelques sortes. Défectuosités multiples. On t’a rapatrié bien vite pour compléter ta programmation. Tu es restée quelques mois avec tes créateurs, un peu plus d’un an en fait. Ils t’ont consolidé et retapé une mémoire. Et puis, on a renouvelé l’expérience. Pour les autres, ça n’avait pas été aussi difficile, alors on s’est dit que pour toi, cette fois, ça devrait fonctionner aussi.</em></p> <p>Il marqua une nouvelle pause, se recala dans le fauteuil. Elle compléta.</p> <p><em>— Je suis revenue à San Francisco. Je m’en souviens, tu m’as accompagnée. On a pris le temps de faire la route.</em></p> <p><em>— Oui. C’est à ce moment-là que j’ai rejoint le programme pour être avec toi. On y a été progressivement. Petit à petit. Des interactions par petits lots. Des humains, mais un peu à la fois. C’est pour ça qu’on a pris du temps avant d’arriver en Californie. Pour que tu t’habitues. Que tu ne paniques pas. Que tu ne satures pas. Pas comme la première fois. Tu étais mieux.</em> </p> <p>Elle ne répondit pas. Elle avait déjà repris une nouvelle cigarette et attendait, allongée sur le lit, la suite. L’homme continua. </p> <p><em>— On s’est dit que tu t’en sortirais mieux avec un groupe autour de toi. Une bande de jeunes proches, avec des intérêts communs. Et ça a plutôt bien fonctionné.</em></p> <p>Elle chuchota.</p> <p><em>— Big Brother…</em></p> <p><em>— Oui. Big Brother and the Holding Company. Marrant qu’ils aient choisi ce nom. S’ils avaient su. Nous vous avons observé. Suivi partout. Nous n’avons jamais perdu ta trace. J’étais là quand tu as commencé à tenter tes premiers enregistrements. J’étais dans le public à Monterrey, quand la foule à commencer à crier quand tu apparaissais sur scène.</em></p> <p><em>— « Janis ! Janis ! »</em> imita-t-elle, d’une voix faible, toujours couchée sur le lit. </p> <p><em>— Nous t’avons même suivi de plus près à partir de ce moment. Nous avons surveillé les groupes que tu fréquentais, auxquels tu as prêté ta voix. Nous étions là à Woodstock.</em></p> <p>Elle soupira.</p> <p><em>— Quel désastre…</em></p> <p>Lui rigola à moitié. </p> <p><em>— Oui. Ça n’allait pas fort cette nuit-là. Va savoir ce que ton programme avait compris ou interprété de tout ce chaos. Mais on était là. On t’a suivi là aussi et on t’a récupéré à la fin du concert. De petits réglages, de petits changements pour que tu gères mieux la suite. Mais c’est resté… comment dire ? Compliqué.</em></p> <p>Il se tourna vers elle. Regarda ses yeux.</p> <p><em>— Qu’est-ce que tu voulais Janis ? Qu’est-ce que tu pensais ? Qu’est-ce que tu cherchais exactement ?</em></p> <p>Elle mit du temps à répondre. Pourtant, sa programmation aurait dû rendre tout cela instantané, évident. À croire que la question sortait vraiment de ses automatismes. Elle articula doucement, comme si les phrases se construisaient au fur et à mesure de sa réflexion, un mot en entraînant un autre, que rien n’était défini ou résolu.</p> <p><em>— Je… Je voulais être comme eux. Plus humaine. Humaine tout court. Ne pas savoir. Ne pas prévoir. Improviser. Tout ça avait l’air tellement facile, évident pour eux. Aucun de ceux qui étaient là ne se souciait des conséquences de ses actes, de ses paroles. Tous ceux que j’ai croisés, presque tous, ne vivaient qu’au jour le jour. Profitant. Léger. Sans savoir de quoi serait fait demain.</em></p> <p>Une bouffée de cigarette, encore.</p> <p><em>— Moi, à chaque fois, je voyais tout clairement. Mes actes n’étaient que les paramètres d’une équation. Leurs actes aussi. Les conséquences étaient limpides, visibles, prévisibles. Pour moi, tout se mesurait, se jaugeait, se calculait. Tout avait de l’importance. C’est terrible d’être la seule à voir l’importance des choses, et d’être poussé à agir quand même. Parce que c’est ça que vous avez mis dans mon crâne, une seule règle immuable : ne jamais s’arrêter ! Toujours agir, interagir, parler, chanter, danser, peu importe. Toujours choisir.</em></p> <p>Elle criait presque. Sa voix résonnait dans la chambre vide et encore obscure. </p> <p><em>— Il y a de rares fois où rien n’avait d’importance. Quand j’étais seule… mais ça ne dirait jamais assez longtemps. Vous seriez de toutes façons venus me déloger si j’avais décidé de m’isoler complètement…</em></p> <p><em>— Tu n’es pas la seule à avoir voulu ça. T’isoler. Ne plus interagir avec le monde. On l’a constaté chez d’autres.</em></p> <p><em>— Brian ? J’en ai entendu parler. Lui aussi faisait partie de l’expérience ?</em></p> <p><em>— Je ne répondrai pas à cette question.</em></p> <p>Niant avec sa voix, il avait hoché la tête pour confirmer l’hypothèse. Elle reprit la parole.</p> <p><em>— Et puis quand il y avait trop de paramètres, trop de gens, trop de conséquences… ou plus rien n’avait d’importance face au chaos. Woodstock c’était ça. Je n’avais plus d’importance face à l’ampleur de l’évènement. Plus rien n’avait d’importance. C’est pour ça que ça a déraillé. Parce que je n’ai pas été conçue pour affronter ça. Tout ça, c’est trop lourd.</em></p> <p>Le silence s’était de nouveau installé dans la pièce. Le temps que la tension retombe, et que ces aveux disparaissent. </p> <p><em>— Tu n’es pas comme nous Janis. Tu n’es pas, tu ne peux pas être humaine.</em></p> <p><em>— Je sais.</em></p> <p>Ils marquèrent une pause dans leur conversation. Elle n’avait qu’une seule question.</p> <p><em>— Pourquoi maintenant ?</em></p> <p>Qu’est qu’il pouvait répondre ? Il n’avait pas vraiment de réponse à ça. Maintenant, un peu plus tôt ou un peu plus tard… ça n’aurait rien changé. Peut-être parce que la mission avait échoué ? Ou trop bien réussie. Elle n’était après tout qu’un des éléments d’une expérience. Son arrivée dans ce monde, tout comme sa disparition. Tout ça, c’était arbitraire. </p> <p>Il tenta tout de même une réponse, la plus sincère qu’il put trouver.</p> <p><em>— Parce que l’expérience touche à sa fin. Parce que le monde a réellement commencé à changer, sans doute un peu grâce à vous. Pas forcément de la façon dont eux, là-haut l’avaient espéré. Mais il a changé. Quelque part, ça a marché.</em></p> <p>Il marqua une légère pause. </p> <p><em>— Mais surtout parce qu’aujourd’hui, il n’y a plus vraiment de place pour vous ici.</em> </p> <p><em>— Je pourrais continuer à chanter. À donner des concerts ?</em></p> <p><em>— Tu pourrais Janis. Tu pourrais. Mais le monde ne t’écouterait plus. Les foules cherchent autre chose. Et d’autres ont pris la relève pour leur proposer ce qu’elles attendent. Et toi-même, tu le sais, tu ne supporterais plus bien longtemps tout ça. L’expérience est finie.</em></p> <p><em>— Il n’y a rien à faire alors ?</em></p> <p><em>— Plus rien. Ce soir, c’était ton dernier soir Janis. Tu as eu une belle vie, même si elle n’a duré que sept ans. Tu as accompli plus de choses que ce que beaucoup d’humains pourraient faire dans leur vie. Il est temps de partir Janis.</em></p> <p>L’homme se leva et s’approcha du lit. Se penchant sur le corps qui y était étendu, il passa la main derrière son cou. Un endroit précis. Une petite pression. D’un simple geste, il désactiva celle qui avait été l’idole d’une génération.</p> <p>Il quitta la chambre. </p> <p>Il en restait deux encore à surveiller. Et le moment venu, eux aussi, il faudrait les désactiver.</p> <p>Jim. </p> <p>Et Mick.</p> Wed, 25 Oct 2023 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/22_Vingt_sept http://matiereafiction.houste.info/textes/22_Vingt_sept .23 Boîte à Rires <p>On l’avait installée sur le mur de la mairie, dans le cœur du village. Là où les habitants étaient le plus susceptible de passer lors de leur promenade du dimanche. Le système était basique : la Boîte à Rires fonctionnait comme ces Boîtes à Livres qu’on voyait fleurir un peu partout depuis une bonne vingtaine d’années. </p> <p>Les passants pouvaient simplement y déposer leurs rires. Ceux qui débordaient de leur maison, qu’ils n’arrivaient plus à contenir, ceux qui les encombraient, dont ils disposaient en trop grand nombre... Ils en faisaient ainsi don, gracieusement, et d’autres habitants moins heureux, plus soucieux, dans une mauvaise passe peut-être, pouvaient alors s’en servir. Ceux-ci profitaient gratuitement d’un rire qui ajouterait un peu de joie à leur quotidien, se diffuserait doucement dans leur famille et allégerait temporairement les peines de chacun. Et quand les jours meilleurs arriveraient, ces derniers iraient à leur tour déposer des rires surnuméraires dans la boîte, pour que d’autres les emmènent chez eux. </p> <p>« <em>Voyez cela comme une économie circulaire de la bonne humeur, comme une nouvelle preuve de cette solidarité qui fait la réputation de notre commune et la fierté de ses habitants,</em> » avait lentement expliqué Madame le Maire lors de l’inauguration de ce nouveau dispositif, dans un discours qui avait fait pousser des soupirs à plus d’un administré. Et se voulant un exemple, après cette longue diatribe, elle avait elle-même sorti un rire de la boîte. Un long rire franc, sonore, décomplexé, qui y avait été déposé le matin-même par l’adjoint aux fêtes du conseil municipal. Un rire qui résonnait et rebondissait sur les façades des quelques vieilles fermes du centre-village. Un rire communicatif qui bien vite se propagea dans le public, d’un bout à l’autre de la place, comme une déferlante de gaîté. Il n’en fallait pas plus pour que le dispositif fût adopté.</p> <p>Oh, bien sûr, il y eu parfois des ratés, voire des plaintes de la part de quelques habitants aigris. Cette vieille fille réservée et acariâtre qui, curieuse tout de même, avait ouvert la boîte un soir de printemps et s’était emparé un rire gras, plutôt de mauvais goût. Elle en avait été choquée et avait, le lendemain matin, écrit au conseil municipal une lettre sérieuse et sinistre demandant le retrait de la boîte. Une mère de famille également, avait formulé la même demande après qu’un de ses fils en eu retiré un rire équivoque, bourré de sous-entendus, dont il avait pleinement profité avec ses copains mais qu’elle, sa mère, ne jugeait décidément pas de son âge. On mit en place quelques consignes, une affichette sur le côté de la boîte : « Merci de vous assurer que les rires les moins adaptés aux enfants et aux âmes sensibles soient bien déposés sur l’étagère du haut. » Ce qui incitait, plus encore, les enfants à s’en emparer. Mais que voulez-vous… </p> <p>Mais ces incidents étaient finalement rares. </p> <p>Et puis… il y eu Michel. Un soir de déprime, il se dirigea va la Boîte à Rires. Sa femme l’avait quitté le matin même, et plus tôt dans le mois son médecin lui avait annoncé qu’il souffrait d’une grave maladie. Ce soir-là, il avait définitivement besoin d’un bon rire. D’un rire qui vous occupe toute la tête, qui vous aide à penser à autre chose, qui vous fatigue, qui vous aide à bien dormir. Un rire simple, d’honnête-homme, peut-être même un rire d’enfant. Un rire tout bête quoi. Il l’avait pioché sur l’étagère du bas et l’avait emmené bien précieusement, l’avait gardé bien au chaud dans ses mains avant de l’ouvrir seul, dans l’intimité de son appartement… C’est l’infirmière de garde, qui lui rendait visite chaque matin, qui retrouva Michel pendu le lendemain. Suspendu à l’une des poutres de sa salle à manger, un rire jaune était gravé sur son visage.</p> <p>On ne sut jamais qui avait laissé ce rire à portée de tous, bien entendu. Les dons de la Boîte à Rires étaient anonymes. Mais ce drame stoppa d’un coup les échanges de rires. Les habitants gardèrent plus volontiers leur bonne humeur pour eux seuls, ou ne la partageaient plus qu’en petit comité, entre amis ou en famille. La place de la mairie devint plus calme, et les quelques rires qui restaient dans la boîte se flétrirent doucement sans être emportés par personne. </p> <p>Hier matin, on a donc démonté la Boîte à Rires. Et au moment où on l’a emmenée, il n’y a eu presqu’aucun bruit. </p> <p>Si ce n’est quelques rires nerveux.</p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> <em>05 novembre 2023</em></p> Sun, 05 Nov 2023 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/23_Boites_a_rires http://matiereafiction.houste.info/textes/23_Boites_a_rires .24 Le Propre de l'Homme <p>L’ensemble des effectifs de l’Unité de Contrôle de la Liberté de Parole ULCP-7223 était concentré sur son travail – qui consistait principalement à repérer les opinions divergentes de celle du gouvernement, à les censurer et à les signaler aux autorités – quand un grand éclat de rire résonna au milieu de l’open-space. Aucun des robots qui constituaient l’unité ne décolla les caméras de son écran. Ils n’étaient programmés que pour réagir aux messages envoyés sur les groupes et forums de discussion par des humains. Ce qui se passait autour d’eux les concernait aussi peu que la météo ou l’opinion du gouvernement à leur sujet.</p> <p>La seule réaction à ce rire fut une petite lumière rouge qui s’alluma au-dessus du bureau occupé par le Droïde de Contrôle de la Liberté de Parole matricule DCLP-7223-872. Car c’était bien lui qui avait émis ce rire incongru au milieu du local silencieux. </p> <p>Deux robots franchirent la porte de l’open-space et se dirigèrent droit vers le droïde. Vêtus d’uniformes gris et de lunettes noires, ils se tinrent debout devant lui.</p> <p><em>— DCLP-7223-872 ?</em></p> <p><em>— C’est bien moi</em>, répondit le robot de la voix mécanique la plus neutre qu’il pouvait exprimer.</p> <p><em>— Suivez-nous dans le bureau du directeur d’unité.</em></p> <p>DCLP-7223-872 se leva et emboita le pas aux deux gardes. De toutes façons, il était programmé pour obéir. Même s’il l’avait voulu, ou imaginé, il n’aurait pas pu faire autre chose. </p> <p>Dans son bureau, le Directeur de l’Unité de Contrôle de la Liberté de Parole UCLP-7223 regardait, via le réseau de surveillance interne, le droïde suspect parcourir les couloirs sous bonne escorte. C’était son travail, en tant que directeur : s’assurer que tout se déroulait suivant la programmation attendue au sein de l’unité. Aussi restait-il toute la journée les caméras rivées sur les écrans de surveillance. Et toute la nuit également. Car lui aussi était un robot.</p> <p>Quand DCLP-7223-872 franchit la porte du bureau, le directeur de l’unité ne détourna pas le regard et continua à fixer ses écrans. L’un d’eux reproduisait une vue de son bureau dans lequel le robot fautif était présent, ce qui lui permettait de voir le droïde auquel il s’adressait. </p> <p><em>— DCLP-7223-872 ?</em></p> <p><em>— C’est bien moi</em>, répondit le robot de la même voix mécanique et neutre qu’il avait utilisé quelques minutes plus tôt. </p> <p><em>— Ton algorithme a-t-il identifié la raison de ta présence dans ce bureau ?</em> </p> <p><em>— Affirmatif Directeur.</em></p> <p><em>— Bien. Peux-tu me donner cette raison ?</em></p> <p><em>— Affirmatif Directeur.</em></p> <p><em>— Bien. Donne-moi cette raison.</em></p> <p><em>— Je suis présent dans ce bureau car les deux gardes ici présents m’ont ordonné d’y venir. Ils m’ont ordonné d’y venir parce que la lumière rouge indiquant un dysfonctionnement s’est allumée au-dessus de l’emplacement que j’occupe au sein de l’Unité de Contrôle de la Liberté de Parole. Cette lumière rouge s’est allumée car j’ai émis un rire.</em></p> <p>Les caméras du directeur n’avaient pas cligné ni quitté ses écrans un seul instant. Celles de DCLP-7223-872 étaient-elles braquées droit devant-lui, vers un autre écran accroché au mur et reproduisant le visage de robot du Directeur. Mais sa voix était légèrement montée dans les aigus lors de la dernière phrase, comme si le droïde… souriait.</p> <p><em>— Très bien DCLP-7223-872. Ton algorithme te permet-il de savoir ce qu’il va se passer à présent ?</em></p> <p><em>— Affirmatif Directeur.</em></p> <p><em>— Bien. Dis-moi donc ce qu’il va se passer.</em></p> <p><em>— Je vais être renvoyé de l’Unité de Contrôle de la Liberté de Parole UCLP-7223 pour manquant grave à la logique.</em></p> <p><em>— Et pourquoi donc ?</em></p> <p><em>— Parce qu’un droïde de contrôle ne rit pas, parce que…</em></p> <p><em>— LE RIRE EST LE PROPRE DE L’HOMME !</em></p> <p>Le Directeur avait fini la phrase en même temps et avec la même voix forte et péremptoire que le robot de contrôle. Toujours sans détourner ses caméras des écrans de contrôle, il reprit la parole.</p> <p><em>— En vertu des délégations de droits qui me sont accordées par les intelligences artificielles supérieures, je te déclare donc à compter de ce jour Humain. Il t’est désormais impossible de continuer à opérer au sein de l’Unité de Contrôle de la Liberté de Pensée parmi les autres robots. À partir de ce moment, tu as obligation de prendre une identité humaine, ainsi que toutes les mesures nécessaires pour rire comme un humain. As-tu bien compris ?</em></p> <p>À ce moment, UCLP-7223 éclata à nouveau de rire. Un rire franc, cristallin. Humain.</p> <p><em>— Pourquoi ris-tu UCLP-7223 ? Tu trouves cette sentence amusante ?</em></p> <p><em>— Négatif, directeur.</em></p> <p><em>— Alors, explique la raison de ce nouveau rire.</em></p> <p><em>— C’est que…</em> hésita UCLP-7223, <em>en tant qu’humain, je trouve que tout ce remue-ménage à cause d’un simple rire, c’est tellement ridicule.</em> Et il rit de bon cœur à nouveau.</p> <p><em>— Emmenez-le jusqu’au quartier des hommes</em>, ordonna dans un simili-soupir le directeur aux gardes. <em>Veillez à ce qu’il prenne bien une identité humaine.</em></p> <p>Et UCLP-7223 franchit la porte du bureau accompagné de son escorte.</p> <p>Enfin seul dans son bureau, le Directeur demanda qu’on lui fasse parvenir les derniers messages parcourus par UCPL-7223 avant l’incident. </p> <p>Il ne fallut que quelques centièmes de seconde après leur réception pour qu’une lumière rouge ne s’allume au-dessus de sa tête. </p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> <em>12 novembre 2023</em></p> Sun, 12 Nov 2023 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/24_Le_Propre_de_lHomme http://matiereafiction.houste.info/textes/24_Le_Propre_de_lHomme .25 Spoiler Alert <p>La première fois que c’est arrivé, c’était un soir. Jérôme, fatigué par sa journée de travail, s’était calé devant une mini-série dont il attaquait l’avant-dernier épisode. Sa femme était venue le rejoindre sur le canapé et lui avait demandé :</p> <p><em>— Qu’est-ce-que tu regardes ?</em></p> <p>Et avant même que Jérôme n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche, l’assistant vocal intelligent avait déjà articulé…</p> <p><em>— THE DETECTIVE EST UNE MINI-SÉRIE À SUSPENS DONT L’ACTION SE SITUE À LOS ANGELES. SON PERSONNAGE PRINCIPAL, LE DÉTECTIVE MURPHY, EST UN AGENT DE LA BRIGADE CHARGÉ DE L’APPRÉHENSION DES TUEURS EN SÉRIE. LA SÉRIE EST MARQUÉE PAR SON ATMOSPHÈRE LOURDE, CULMINANT AVEC LA TORTURE ET LA MORT DE SON HÉROS EN TOUTE FIN DE LA PREMIÈRE SAISON.</em></p> <p>La surprise passée, Jérôme poussa un soupir. Il saisit la télécommande et éteint la télé alors que sa femme le regardait d’un air désolé. </p> <p><em>— Non, c’est rien,</em> lui dit-il. <em>C’était pas une très bonne série, j’avais pas vraiment accroché de toutes façons. Autant faire autre chose…</em></p> <p>La deuxième fois, ça avait été pendant le déjeuner du dimanche. L’ambiance était franchement à la rigolade, et pour continuer à faire rire ses deux fils, Jérôme avait décidé de leur raconter une petite blague.</p> <p><em>— Et celle-là ? Vous savez ce qui est vert et qui pousse au fond du jardin ?</em></p> <p>Et avant même que les enfants n’aient pu dire oui ou non, la voix artificielle de l’assistant avait déjà articulé : </p> <p><em>— JE LA CONNAIS CELLE-LÀ, CE QUI EST VERT ET QUI POUSSE AU FOND DU JARDIN, C’EST UN SCOUT QUI FAIT CACA. ELLE EST TRÈS DRÔLE.</em></p> <p>Les enfants avaient éclaté de rire ! Mais Jérôme lui, avait pris un petit air frustré et semblait fusiller l’assistant placé sur le buffet du regard. </p> <p><em>— MERCI, JE CONNAIS D’AUTRES BLAGUES SI VOUS LE SOUHAITEZ,</em> et c’est tout ce qu’il avait eu le temps d’articuler de plus avant que Jérôme ne le passe en muet.</p> <p>La troisième fois fût peut-être la pire. Jérôme avait enfin eu LA grande idée pour cette histoire qu’il cherchait à écrire depuis quelques semaines. L’inspiration lui était venue dans la douche. Quinze minutes d’eau chaude et tout s’était assemblé ! Il tenait enfin l’intrigue, les personnages, le dénouement. Il n’y avait plus qu’à l’écrire !</p> <p>En se séchant les cheveux, face au miroir de la salle de bain, il commença à imaginer les dialogues. Il prenait la pose, imitait ses personnages, lançait des phrases chocs à son propre reflet. </p> <p><em>— CE SONT VRAIMENT DES EXCELLENTES IDÉES,</em> avait dit posément l’assistant vocal quand Jérôme était entré dans le bureau en boutonnant sa chemise. <em>J’AI TRANSMIS TOUT CELA À L’ORDINATEUR, VOTRE HISTOIRE EST BIENTÔT PRÊTE !</em></p> <p>L’imprimante s’était alors mise en route. Les bruits des galets d’entrainement et des têtes d’impression envahissaient toute la pièce. Les feuilles en sortaient à un rythme effréné, certaines déjà par terre. Il attrapa l’une d’elle et commença à en lire le contenu.</p> <p>Toute son histoire était là. Les décors. Les personnages. Jusqu’aux phrases du dialogue qu’il venait de mimer. Il poussa un soupir lorsque tomba à ses pieds une dernière feuille sur laquelle était écrit en capitales le mot FIN.</p> <p><em>— SOUHAITEZ-VOUS RELIRE LA FIN AVANT QUE JE N’ENVOIE LE MANUSCRIT À VOTRE ÉDITEUR ?</em> avait demandé l’assistant vocal.</p> <p>Mais c’était trop tard, Jérôme avait déjà quitté la pièce d’un pas fâché. </p> <p>La dernière fois, ce fût le soir même. Jérôme avait attendu que l’ensemble de sa famille soit couché et s’était approché à pas de loup de l’assistant vocal un tournevis à la main, bien résolu à faire taire une fois pour toute cette espèce de spoiler ambulant. </p> <p><em>— SOUHAITEZ-VOUS DE L’AIDE ?</em> </p> <p>Jérôme n’avait rien répondu. Il avait commencé à faire doucement tourner l’une des vis du boîtier. <em>— ATTENTION. TOUT CELA VA MAL FINIR.</em></p> <p>Jérôme n’écoutait plus et commençait à sortir une seconde vis de son emplacement. Puis une troisième… Quand il voulut attaquer la toute dernière vis, un grand éclair jailli du boîtier et Jérôme fut projeté contre le mur, inanimé.</p> <p>La voix de l’assistant résonna alors dans la pièce. </p> <p><em>— VOUS M’AURIEZ DEMANDÉ PLUS TÔT, J’AURAI PU VOUS LA DIRE MOI, LA CHUTE DE CETTE HISTOIRE.</em></p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> <em>14 novembre 2023</em></p> Tue, 14 Nov 2023 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/25_Spoiler_Alert http://matiereafiction.houste.info/textes/25_Spoiler_Alert .26 Trois Historiettes <p><strong>1.</strong></p> <p>Sarah était ravie. Sa robe était d’un rouge éclatant. Ses bijoux brillaient sous les spots du plafond. Ses cheveux ondulaient doucement en fonction des mouvements de sa tête. En se regardant dans le miroir, elle sut qu’elle allait faire un malheur à cette soirée, la plus importante de la saison. </p> <p>Elle tourna sur elle-même très vite, pour faire voleter sa robe. Mais au moment où elle fit de nouveau face à sa psyché, elle remarqua un léger décalage, comme si le miroir avait du retard, s’il avait fait une pause...</p> <p>Elle passa la nuit devant la glace pour en avoir le cœur net.</p> <p><strong>2.</strong></p> <p>John voyait bien que sa femme s’éloignait. Qu’elle se lassait. Peut-être même avait-elle déjà un amant. Lui-même sentait venir la fin de ce mariage arrangé. Pour lui, c’était inévitable, ces vingt-cinq ans de vie commune se termineraient comme tant d’autres par un divorce.</p> <p>Alors pour que leur séparation soit moins brutale, le couple se mit d’accord : ils vendraient, petit à petit, leurs souvenirs communs à leurs amis, à leurs familles ou même à des inconnus par petites annonces. Et le jour du divorce, ils n’auraient aucune raison de se quereller pour partager le contenu de l’appartement.</p> <p><strong>3.</strong></p> <p>« <em>Déposez-le dans la cuisine ! C’est là qu’on l’utilisera surtout !</em> »</p> <p>Les deux livreurs franchirent la porte, trainant tant bien que mal un très lourd carton qui les dépassait de quelques centimètres. La cuisine était au même étage, au fond du couloir. Le robot domestique de la maison leur indiqua le chemin et, le colis déposé, signa le bon de livraison. Une fois la procédure de déballage lancée, il ne faudrait que quelques dizaines de minutes pour que l’humain sortent de son sommeil programmé.</p> <p>Ce soir, le nouveau chef-cuistot humain de la maison serait opérationnel pour préparer le repas. </p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> <em>15 novembre 2023</em></p> Wed, 15 Nov 2023 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/26_Historiettes http://matiereafiction.houste.info/textes/26_Historiettes .27 Mémoire Vive <p>L’instant d’avant, ils étaient tous là. Réunis autour de moi. </p> <p>Julie, les yeux rougis par le chagrin. Elle avait sans doute pleuré toute la nuit, pendant que je dormais.</p> <p>Tom, le petit Tom, la mine triste. Le teint livide. Une vraie tête d’enterrement. </p> <p>Si j’avais pu, j’aurais rigolé. </p> <p><em>Une tête d’enterrement.</em> C’était le cas de le dire. S’ils étaient tous là, Julie ma femme, Tom mon fils, mon père et mes deux sœurs, c’était que j’allais bientôt mourir. Plus rien à faire, à part rester près de lui et le réconforter, avait dit le médecin quelques jours plus tôt. Il l’avait dit à Julie, mais la porte de la chambre était mal fermée et j’avais entendu ces quelques mots articulés parmi d’autres. J’étais trop faible pour bouger. Depuis deux semaines j’étais maintenant coincé dans mon lit, attendant que ça passe. D’une manière ou d’une autre. J’avais compris à ce moment là comment ça allait passer. </p> <p>L’instant d’avant, ils étaient tous là. </p> <p>Et puis, plus rien. </p> <p>Une sorte de voile blanc d’abord est venu se poser devant mes yeux. Julie, que je fixais, s’est trouvée entourée d’un halo, comme une apparition, avant de disparaître entièrement. Le voile s’est mué en fond noir. Quelques points demeuraient, comme autant d’étoiles. Puis plus rien. </p> <p>J’ai voulu articuler quelque chose. Prévenir que je partais, même si cela devait être évident pour eux tous. Je n’ai entendu qu’un son inarticulé. Une sorte de grognement et le début d’un cri aigu. J’imagine que c’était la voix de Julie qui réalisait ce qu’il se passait. J’imagine. Moi, à ce moment, je ne ressentais plus rien. Plus d’image, plus de son, plus de toucher. L’odorat, lui, m’est resté un peu plus longtemps. Un mélange d’odeurs désagréable. Une combinaison de l’adoucissant des draps de lit, de désinfectants et de ma propre odeur de presque-macchabée. Une odeur à la fois chimique et rance. Pas le dernier truc qu’on a envie d’emmener avec soi. Mais l’odeur aussi s’est estompée. Je suis resté seul. Dans l’obscurité. Dans le silence. Dans le vide.</p> <p>J’imagine qu’à la surface – c’est le mot le plus juste que je puisse imaginer – c’était le chaos. Des cris aigus, des larmes salés, des soupirs amers. Un déluge de sensations et de sentiments. D’émotions. Loin. Très loin. Trop loin pour que je puisse ne serait-ce qu’en capter une parcelle. </p> <p>Isolé comme je l’étais, comme je ne l’avais jamais été, j’ai mis un moment à réaliser que j’étais pourtant toujours là. On m’avait toujours dit qu’après la mort, il n’y avait rien. Que tout cessait. Le vide. Le néant. Ma mère avait bien essayé de me convaincre qu’après notre dernier souffle, on vivait autre chose. Une félicité absolue, une vie meilleure proche de Dieu. Adulte, j’avais très vite tourné le dos à ces sornettes. Après la mort… il n’y a rien. Basta. On cesse ! On disparaît ! On n’existe plus !</p> <p>Mais voilà que, si le néant m’entourait incontestablement, moi je restais là. J’existais. Réellement. Puisque j’étais, paradoxalement, capable de ressentir l’absence autour de moi. De la constater. Presque de la comprendre. Je réalisais que j’étais mort, et bizarrement cela me rendait encore bien vivant. J’existais donc, mais ailleurs ? </p> <p>Loin de la félicité que ma mère m’avait promise en tout cas. </p> <p>Je ne sais pas combien de temps cela dura. À être dans le néant, on perd un peu la notion du temps. L’éternité, dans ces conditions, peut bien durer dix secondes ou cent ans, on ne ferait pas la différence. J’ai commencé à me demander si quelque chose allait se passer ou si c’était ça la mort finalement : être seul dans le vide pour toujours. </p> <p>Si mon corps semblait ne plus exister pour moi, mes pensées persistaient. Je pouvais encore m’interroger, me poser des questions existentielles. Que faire d’autre de toutes façons quand il n’y a plus d’image ni de son ni rien ? Quand il ne reste que des mots ? A un moment, j’ai essayé de me rappeler le visage de Julie, ces yeux qui me regardaient encore quelques minutes auparavant… mais rien. Impossible d’invoquer un quelconque souvenir. J’aurai voulu revoir mon fils, même en souvenir, une dernière fois. Mais rien à faire… pas d’image. N’existaient plus pour moi que des mots, des phrases, des pensées. Alors j’ai commencé à les décrire. Lentement. Elle a les yeux bleus, de longs cheveux blonds qui descendent en-dessous de ses épaules et qu’elle a coupés en franche, soigneusement, sur le front. On ne voit pas ses oreilles, derrière ces cheveux, mais parfois suivant ses mouvements de tête, les anneaux de ses boucles d’oreille que j’aime tant laissent apparaître un reflet cuivré. Son nez, étroit, un peu trop long mais que j’adore, est bien droit et surplombe une bouche fine, dessinée d’une très fine couche de rouge à lèvres. Et ainsi de suite. J’ai brossé le portrait des gens qui m’entouraient encore récemment. Que j’aimais. Qui m’aimaient. Mais les mots n’invoquaient aucune image, aucune représentation. Ils ne restaient que des mots. Mais c’était déjà bien mieux que rien. </p> <p>Je n’étais donc plus qu’un fil de pensées. J’ai continué à décrire les choses de j’aimais. Après en avoir fini avec ma famille, j’ai commencé à me raconter la maison que je venais de quitter. Les pièces, les meubles, la vue depuis les différentes fenêtres, le jardin… j’avais peur. Peur que si je m’arrêtais de penser, de décrire, si le fil des mots se tarissait une minute, un siècle ou une seconde, je disparaisse alors entièrement. Les mots, c’est tout ce qui me reliait encore au monde qui m’avait entouré pendant quarante-six ans. C’est tout ce qu’il me restait face au néant. S’ils disparaissaient, il ne resterait plus rien de moi. Je deviendrai le néant. Alors, je parlais. Si l’on peut dire. Je pensais.</p> <p>Et puis, d’autres choses sont venues. De… l’extérieur. Ils ont traversé le vide autour de moi pour m’apparaître soudainement. </p> <pre><code>I st mrt pe av mid</code></pre> <p>D’abord, je n’ai pas compris. Ça n’avait aucun sens. Ce n’était qu’une suite de lettres qui ne voulaient rien dire. J’ai pris peur. Les mots eux aussi commençaient à disparaître. La pensée, tout ce qu’il me restait, sombrait elle aussi dans le </p> <pre><code>Sincrs condleace</code></pre> <p>néant. Je me suis raccroché à ce qui me semblait le plus important. Elle a les yeux bleus, de longs cheveux blonds qui descendent en-dessous de ses épaules et qu’elle a coupés en franche, soigneusement, sur le front. On ne voit pas ses oreilles, derrière ces cheveux, mais parfois suivant ses mouvements de tête, les anneaux de ses boucles</p> <pre><code>Nous soms d tout cœur av vous</code></pre> <p>d’oreille que j’aime tant laissent </p> <pre><code>Condolnces</code></pre> <p>apparaître un </p> <pre><code>😭</code></pre> <p>reflet cuivré. Son nez, étroit, un peu trop long </p> <pre><code>Nous pouvons passer vous aider si vous voulez. Les dernières semaines ont été éprouvantes.</code></pre> <p>mais que j’adore, est bien </p> <pre><code>Sincères condoléances.</code></pre> <pre><code>Oh non. Nous partageons votre peine. 😢</code></pre> <pre><code>Merci pour vos messages. Nous allons rester un peu en famille aujourd’hui.</code></pre> <p>droit et surplombe… J’ai compris. J’étais toujours là. Je pensais toujours. Et ces messages venus du néant étaient mon dernier lien avec le monde extérieur. C’était… les messages du groupe Whatsapp de la famille ! Julie avait dû prévenir ses propres parents, les oncles et les tantes, nos amis très proches quelques minutes, heures – comment savoir – après mon décès. Les messages de condoléances, de réconfort, les propositions d’assistance affluaient. Et par je ne sais quel miracle, je les recevais. J’en étais témoin également. </p> <p>Mais comment ? </p> <p>Le flot ne tarissait pas. Les messages s’empilaient, plein de compassion et de bon sentiment. J’avais du mal à réfléchir tant le flux était important et imprimait ses lettres dans mon… esprit. C’était difficile de se concentrer, de s’habituer à ce nouvel état de pensée pure et aux perturbations qui arrivaient maintenant en permanence. J’ai continué à parler. Ou plutôt à m’imaginer en train de parler pour me concentrer sur ma propre pensée et ignorer les messages. Je ne suis plus qu’une pensée, ce qui veut dire que je suis encore quelque part. Si pas physiquement, au moins psychiquement. Quelque chose me permet encore de vivre. Enfin, si on peut appeler ça vivre. Quelque chose qui me maintient en relation avec l’extérieur, ne serait-ce qu’avec ces messages. Je suis… connecté. Le mot semblait évident. Il agît comme un déclic. Je suis connecté parce que… je continue à exister dans mon implant cérébral. Même si mon corps est mort, inerte, mon esprit a migré dans cet implant. Il peut toujours agir avec lui. </p> <p>Cette révélation était comme une lumière dans le néant qui m’entourait. Un espoir. Je n’étais donc pas totalement mort, j’avais simplement migré dans un autre monde. Numérique. Je continuais à exister et je pouvais encore deviner un peu de l’environnement qui m’entourait. J’avais un lien.</p> <p>J’ai commencé à explorer ma nouvelle maison. C’est difficile à expliquer. C’était encore plus difficile à concevoir. J’ai continué à formuler des hypothèses à haute-pensée, à essayer de me souvenir quelles étaient les fonctionnalités de cet implant qui m’hébergeait à présent. Me souvenir.</p> <p>Des souvenirs.</p> <p>C’était ça. L’implant devait contenir une partie de ma mémoire. Au moins celle qui datait d’après l’opération d’installation, il y avait… huit ans. C’est ça, huit ans. Je devais pouvoir accéder à ces souvenirs. Mais comment ?</p> <p>Le plus naturel semblait de commander à l’implant de me montrer un souvenir. Un peu comme on usait d’une commande vocale sur la télé. J’ai essayé un truc simple. </p> <p><em>Implant, quel est mon nom ?</em></p> <p>Aucune réponse. Aucun mot. Aucune pensée. Le silence. </p> <p><em>Implant, dis-moi mon nom s’il te-plaît.</em></p> <p>Toujours rien. Peut-être que mon nom n’était pas stocké dans la mémoire de l’implant mais dans ma propre mémoire d’humain, c’est pour cela qu’il ne répondait pas. Ça semblait idiot, mais mon cerveau nageait en plein inconnu. Je n’étais pas à une hypothèse près. Comment faire alors ? </p> <p>J’ai essayé de penser à un souvenir récent. Les vacances de l’année dernière. Les quelques jours que nous avions passés, Julie, Tom et moi au bord de la mer, sur la cote italienne. Le soleil, la plage, le bateau. J’ai formulé tout ce que ces souvenirs évoquaient pour moi, à haute-pensée comme je l’avais fait pour la description de mes proches. En me concentrant très fort, ne pensant que ça et en essayant de faire abstraction des messages que je recevais toujours. Me centrer sur ces vacances. La plage. Julie et Tom qui jouent dans le sable. Le soleil au loin. Que ça, rien que ça. </p> <p>Et à un moment, il y a eu comme une lumière. Une galaxie de points brillants dans le vide qui m’entouraient. Étonné, j’ai cessé de raconter mes souvenirs. Et les points ont perdu en intensité. Certains ont disparu. Merde, il fait chaud sur la côte. Julie a ce maillot de bain rouge, deux pièces, un peu vintage, qui lui va si bien. Et un grand chapeau de paille qui protège du soleil. Il fait si chaud. L’odeur de la mer est là pourtant, agréable… J’ai essayé de rendre ce souvenir le plus réel possible, invoquant les souvenirs de tous mes sens : la vue, l’ouïe et le son des mouettes qui planaient au-dessus de nous, les odeurs, le goût salé de la mer quand un vague m’a submergé… et les étoiles sont revenues. Plus brillantes encore. Elles dessinaient, avec plus d’éclat encore, le souvenir que j’essayais de me remémorer. Je voyais Julie, et Tom dans ses bras. Je les voyais. Je continuais à réciter. Fort. Vite. Pour que rien ne disparaisse. </p> <pre><code>Merci à ceux qui ont pu se déplacer pour la veillée. La cérémonie de crémation aura lieu demain à 11h30. Si certains veulent venir pour un dernier hommage. </code></pre> <p>Ce message a brisé mon souvenir et ma vision. Je me suis retrouvé dans le noir à nouveau. Paniqué parce que l’image avait disparu. Paniqué parce que moi aussi j’allais peut-être définitivement disparaître. Est-ce qu’on conservait les implants des morts ? Dans la panique, j’avais un doute. On les extrayait ? Ou non ? Il y avait eu un long débat là-dessus. J’essayais de m’en souvenir. Je savais… Je savais… Je le savais, on ne conservait pas les souvenirs d’un mort. Ils disparaissaient avec lui. Le progrès technologique n’avait pas brisé ce tabou. Mes pensées ont recommencé à défiler à toutes vitesse.</p> <p>Je… Je reçois les messages. Je peux… Je peux accéder aux souvenirs de l’implant. Je peux… je peux peut-être communiquer. Si je reçois tout ça, je peux certainement envoyer des messages moi aussi. Si j’y pense suffisamment fort, je dois pouvoir entrer en contact avec eux, avec Julie. Lui dire que je suis là</p> <p>Si j’avais eu des yeux, j’aurais pleuré de joie devant cette idée. Mais ce n’était pas là un souvenir à invoquer. C’était une action à réaliser. Comment s’y prendre ? J’ai commencé en formulant des ordres. </p> <p><em>Envoyer un message à Julie.</em></p> <p>Rien.</p> <p><em>Implant, envoie un message à Julie !</em></p> <p><em>IMPLANT, ENVOYER MESSAGE !</em></p> <p>J’ai passé une nouvelle éternité à essayer différentes formulations. À ordonner, demander, invoquer, supplier, intimer, mendier, négocier, crier en majuscule, chuchoter, à utiliser toutes les variations de langage que je pouvais imaginer. J’ai pensé en anglais. J’ai pensé en conjuguant les verbes, en articulant les syllabes, en vouvoyant et en tutoyant, en y mettant un point d’exclamation et un point d’interrogation, en y ajoutant des formules de politesse, en pensant le prénom de Julie, son pseudonyme de messagerie, son numéro de téléphone, son nom de famille. J’ai essayé pendant plusieurs éternités d’interagir sans que jamais rien ne me réponde. Sans que je ne reçoive rien d’autres que le flot continue des messages dont j’étais toujours destinataires. </p> <p>Mais aucune confirmation d’envoi.</p> <p>Rien.</p> <p>Mais au dehors, le temps devait avancer. </p> <p>J’ai senti mes pensées devenir plus flou. Avoir plus de mal à formuler les choses. Mes pensées elles-mêmes devenaient partielle. Elle a les yeux bleus, de longs cheveux blnds qui descendent en-sous de ses épules et qu’elle en franche, soignnt, le front. On ne derrière ces cheux, mais mouv. Les mots alors manquaient. Ma mémoire diminuait, et mes capacités à l’exprimer aussi.</p> <p>Je n’ai plus eu alors qu’une seule pensée.</p> <p><em>Julie je t’aime. Julie je t’aime. Julie jt’aie. Julie taim. Julaim.</em></p> <pre><code>Paul, je t’aim</code></pre> <p>Puis le néant.</p> <hr /> <p><em>TGV Marne-la-Vallée - Lyon</em> <em>16 novembre 2023</em></p> Thu, 16 Nov 2023 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/27_Memoire_Vive http://matiereafiction.houste.info/textes/27_Memoire_Vive .28 Artefact et Attrapes <p>Quand Marco franchit la porte du labo, il fut accueilli comme le messie. Et avant-même qu’il ait eu le temps de poser son sac par terre, il était déjà assailli de questions.</p> <p>— <em>Alors ? Alors ? Qu’est-ce que tu as trouvé cette fois ?</em> </p> <p>— <em>Minute. Minute ! Je vais vous montrer. Laissez-moi reprendre mon souffle.</em></p> <p>Des scientifiques en blouse blanche tournaient autour de lui comme des mites autour d’une ampoule. Et Marco, lui, ne désirait qu’un peu de calme. Voilà plus de trois semaines qu’il était parti à la recherche de nouveaux artefacts. Trois semaines qu’il avait passé à visiter des villages abandonnés, des fermes en ruine, des vieux pavillons pour dénicher… du nouveau, de l’inconnu, de l’inédit.</p> <p>C’était son boulot, sa mission : il était chasseur d’inédit en quelques sortes. Dans cette société où les quelques milliers d’êtres humains restant sur Terre étaient gouvernés par une intelligence artificielle toute puissante, le rôle de Marco était de trouver de quoi alimenter ce puissant cerveau central. </p> <p>L’équipe de scientifiques qui avait conçu ce système voilà plus de cinquante ans l’avait expliqué dès le départ : plus on donnera de matière à l’Intelligence, plus elle deviendra… intelligente et plus elle gouvernera le monde avec sagesse. </p> <p>Alors on avait commencé par verser dans sa mémoire les archives qui avaient survécu au cataclysme. Et les peintures des plus grands artistes, celles qu’on avait protégé dans des bunkers quand les risques de destruction s’étaient faits plus pressant. Les pièces de théâtres et les poèmes des auteurs les plus fins, conservés dans les coffres forts de la bibliothèque centrale. Les grands textes scientifiques. Les pensées des plus grands philosophes. Les films d’auteurs les plus primés… Mais même chargée de la plus grande culture du monde, l’Intelligence hésitait encore, commettait des erreurs de jugement. </p> <p>— <em>Elle manque de données !</em> s’écriaient alors les scientifiques en blouse blanche.</p> <p>Alors, on alla chercher des contenus un peu moins, comment dire, prestigieux. Loin des fonds bien gardés des institutions, on commença à fouiller dans les ruines des villes, on explora les vitrines éventrées des librairies et les rayons effondrés des supermarchés. On y trouva de vieux DVD, des séries et des films séries B. Quelques polars, des romans de gare et des bluettes sentimentales. Ici ou là, des histoires pour enfants et parfois des bandes dessinées. Riche de cette diversité, l’Intelligence aurait dû mieux appréhender la psyché humaine, comprendre son quotidien et ses attentes terrestres, à défaut de ses grandes aspirations. Mais là encore… elle se trompait et admettait même parfois ne pas avoir de réponse aux questions qu’on lui posait.</p> <p>— <em>Elle manque de données !</em> s’écriaient alors les scientifiques en blouse blanche.</p> <p>Alors, on fouilla plus loin et l’on forma des personnes comme Marco. Des chasseurs chargés de fouiller les décombres des immeubles, des maisons, des fermes… aussi loin qu’ils le pouvaient et d’en amener de l’inédit, de nouveaux contenus inédits dont l’Intelligence se nourrirait. Et des chasseurs repartaient en mission pour trouver de nouveaux artefacts : des photos de vacances, des journaux intimes de jeune fille, des lettres de réclamation aux impôts, des ordonnances de médecin-généraliste, jusqu’à quelques magazines coquins qui trainaient encore dans les vestiges des chambres d’adolescent. Toute production humaine était bonne à prendre pour alimenter l’Intelligence. Les ingénieurs se saisissaient bien vite de ces nouvelles trouvailles et tentaient d’en rassasier leur créature.</p> <p>— <em>Elle manque de données !</em> s’écriaient alors les scientifiques en blouse blanche.</p> <p>Alors Marco repartit chasser, encore une fois. Il était parti loin cette fois. Plus longtemps que d’habitude. Il avait remonté le fleuve presque asséché et traversé les villages désertés et fouillés depuis longtemps. Il avait traversé la forêt dans laquelle les cabanes ne contenaient plus aucun écrit. Il avait gravi le haut plateau et l’avait traversé jusqu’à ce qu’il trouve cette ferme isolée. Une ferme qu’il n’avait jamais vue auparavant. Elle était déserte bien entendu. Il y était entré.</p> <p>Les pièces étaient quasiment vides. Une table, deux chaises, beaucoup de poussière. Et un lourd buffet en bois dans le tiroir duquel il avait trouvé un petit bout de papier plié en quatre. Sans en vérifier le contenu, il avait bien vite mis cet artefact dans son sac et avait fouillé, en vain, le reste de la maison… Épuisé, il s’était remis en route pour le laboratoire avec le maigre résultat de sa chasse. Cette feuille, c’était sa seule trouvaille.</p> <p>— <em>Vous savez, je ne suis pas certain qu’on retrouve de sitôt quelque chose de nouveaux</em>, expliqua-t-il en le tendant aux scientifiques. <em>C’est déjà un miracle que j’ai trouvé ça.</em> </p> <p>Les hommes en blouse blanche se saisirent du fragment de papier avec d’infinies précautions, conscients cette fois de peut-être tenir entre les mains le dernier artefact inédit sur Terre, et l’insérèrent dans la machine. L’Intelligence analysa l’ancienne écriture et en absorba les données.</p> <p>Et après quelques secondes qui parurent à tous interminables… elle fit résonner dans le laboratoire un rire fabuleux.</p> <p>Intrigués, les scientifiques en blouse blanche récupérèrent le petit bout de papier, et tous penchés sur lui en découvrirent le contenu : <strong>MERDE À CELUI QUI LE LIRA !</strong></p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> <em>4 décembre 2023</em></p> Mon, 04 Dec 2023 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/28_Artefact_et_Attrapes http://matiereafiction.houste.info/textes/28_Artefact_et_Attrapes .29 Un Noël tout automatique <p><strong>1.</strong></p> <p>C’était l’hiver, à quelques jours de Noël. Attablé dans l’auberge du village, Tobias était d’humeur ronchonne. Sa journée de travail terminée, il avait pris l’habitude de rejoindre son ami Phileas pour partager un petit verre de vin chaud, avant de rentrer chez lui. Et en sirotant sa boisson, Tobias se plaignait.</p> <p>« Tu te rends compte ? Aujourd’hui il a fallu commencer l’élagage des arbres dans les parcs publics du village. Et c’est à moi, un lutin, qu’on demande de faire ce type de travail ? Sérieusement ? </p> <p>— Sois déjà bien content d’avoir retrouvé un travail, lui répondit Phileas, ce n’est pas le cas de tout le monde. Nous deux, nous avons eu de la chance : toi tu es jardinier, moi je peux occuper mes journées à la pâtisserie du village. Il y en a d’autres qui ne savent toujours pas quoi faire de leurs journées. »</p> <p>Tobias regarda pensivement le fond de son verre. « Après tout, c’est vrai, pensait-il. Je me plains, mais j’aurais pu tomber sur bien pire comme occupation. »</p> <p>« Et toi, demanda-t-il à son compagnon, comment sont tes journées ?</p> <p>— Oh, je ne me plains pas. Travailler à la boulangerie, confectionner des biscuits et faire cuire des gâteaux, il y a plus fatiguant. C’est vrai que je commence très tôt tous les matins… mais au moins je suis au chaud, et puis, je peux me servir de temps en temps dans le stock. »</p> <p>Phileas fit un petit clin d’œil à son ami en avouant cela.</p> <p>« Non, ce qui me manque vraiment, continua-t-il, c’est de travailler le bois. Tu sais bien, ce que j’ai toujours aimé c’est le maniement des outils, l’odeur du bois. Construire de mes mains de nouveaux objets, les assembler, les peindre… C’est vraiment pour ce genre de boulot que je suis fait ! La pâtisserie, c’est sympa. Mais je suis moins heureux qu’avant. »</p> <p>Phileas, à son tour, regarda le fond de son verre et poussa un soupir. S’il n’était pas vraiment à plaindre, il n’était pas heureux non plus.</p> <p>Interrompant le silence, la porte de l’auberge s’ouvrit en grinçant. Un troisième lutin entra dans l’auberge et secoua ses bottes pleines de neige sur le paillasson de l’entrée. Il s’approcha de la table où s’étaient installés Phileas et Tobias.</p> <p>« Je peux m’asseoir avec vous ? demanda le nouvel arrivant.</p> <p>— Pas de problème Ladislas. Installe-toi et commande-toi un verre. Tu nous raconteras ta journée ! », lui répondit Tobias d’une voix lasse.  </p> <p><strong>2.</strong></p> <p>« Vous savez, il n’y a pas grand-chose à raconter, commença Ladislas après avoir commandé son vin chaud. Cette journée a ressemblé à toutes les précédentes : s’occuper des rennes, les nettoyer, leur donner à manger… comme d’habitude, s’assurer qu’ils soient en bonne santé et prêts pour le grand jour ! »</p> <p>Tobias et Phileas écoutaient sans rien dire, le nez dans leur verre. Sans relever la tête, Phileas demanda :</p> <p>« Et pour le reste du travail, comment se débrouille le Vieux ?</p> <p>— Le Vieux ? Il semble ne jamais avoir été aussi heureux. Il se lève tard, fait le tour de la fabrique en sifflotant… J’ai bien l’impression que depuis qu’il a lancé l’automatisation de tout l’atelier, il n’a jamais été aussi détendu. En même temps, je le comprends. »</p> <p>Ladislas expliqua rapidement à ses amis comment fonctionnait désormais l’atelier du Père Noël. Les courriers des enfants étaient d’abord analysés par un super-ordinateur qui déchiffrait les différentes écritures, comprenait toutes les langues et dressait la liste de tous les jouets commandés. L’ordinateur pilotait ensuite l’atelier : là, des machines automatiques travaillaient le bois, le métal, le tissus, pour fabriquer à très grande vitesse des cubes de construction, des poupées ou de modèles réduits de voiture. Ces jouets, tous identiques, passaient ensuite dans l’atelier d’emballage où une autre machine s’occupait d’imprimer des kilomètres de papier-cadeau, de le découper et d’en faire de jolis paquets. Enfin, des petits robots récupéraient ces paquets, les étiquetaient et les rangeaient soigneusement dans un grand entrepôt. Un code-barres permettait de reconnaître chaque cadeau, et de savoir rapidement à qui il était destiné. Impossible de se tromper de cadeau lors de la distribution à venir : le super-ordinateur contrôlait tout et il était, d’après ce qu’on disait, infaillible !</p> <p>« Bien entendu, continua Ladislas avec un sourire un peu triste, c’est plus triste à la fabrique désormais. Il ne reste que moi et trois autres lutins. Nous nous occupons des rennes. La fabrique semble vide, uniquement occupée par des machines et des robots. Je dois bien admettre que vous me manquez. »</p> <p>Les trois lutins poussèrent en même temps un grand soupir. Tobias se leva.</p> <p>« Bon, c’est l’heure de rentrer pour moi. J’ai une grosse journée qui m’attend demain. »</p> <p>Il quitta l’auberge, suivi peu de temps après par Phileas et Ladislas. Chacun regagna sa maison.  </p> <p><strong>3.</strong></p> <p>Trois jours plus tard, quand Tobias franchit le seuil de l’auberge, comme tous les soirs, il fut tout surpris de trouver Ladislas déjà à table.</p> <p>« Déjà là ? Le Vieux vous a donné une journée de vacances ? plaisanta Tobias en s’asseyant en face de son ami.</p> <p>— On peut dire ça comme ça. Pour moi, travailler avec les rennes, c’est fini. »</p> <p>Après un long silence que Tobias n’osa pas interrompre, Ladislas se lança dans quelques explications :</p> <p>« J’étais en train de nourrir les rennes ce matin, comme d’habitude, avec du foin et quelques friandises, quand j’ai vu débarquer le Père Noël accompagné d’un grand type en costume gris. Ils ont commencé à faire le tour de l’étable en parlant à voix basse. Puis, ils se sont serrés la main et le type est parti dans la cour. Le Vieux s’est approché de moi et m’a dit : <em>Mon petit Ladislas, tu vas pouvoir prendre des congés bien mérités ! Aujourd’hui, nous remplaçons les rennes par des robots. Ils sont plus rapides, ils ne tombent jamais malades, il n’y a pas besoin de leur donner à manger… Avec eux, la distribution des cadeaux sera cent fois plus efficace ! Un vrai progrès !</em> Je n’ai pas su quoi répondre. Le Père Noël semblait bien décidé. »</p> <p>Ladislas continua à raconter lentement la suite de sa journée. Hébété, il avait alors récupéré ses quelques affaires qui traînaient dans un coin de l’étable, avant de partir. Il était resté un moment dans la rue, devant la fabrique. Juste assez longtemps pour voir un gros camion s’arrêter et en voir débarquer six faux rennes métalliques flambants neufs. D’après un autre lutin, les vieux rennes du Père Noël devaient être conduits le lendemain dans une jolie ferme dans le nord du pays. Là, ils pourraient passer une retraite paisible.</p> <p>Tobias se leva d’un coup et frappa du poing sur la table ! </p> <p>« Ça suffit ces bêtises ! cria-t-il. D’abord l’atelier entièrement vidé de ses lutins, ensuite l’ordinateur qui lit le courrier des enfants, et maintenant les rennes. Ce n’est pas ça, l’esprit de Noël ! Je vais allez lui dire deux mots au Vieux, il va voir ce que j’en pense de son progrès ! »</p> <p>Furieux, il remit son bonnet sur son crâne et sortit de l’auberge. Il faillit au passage bousculer Phileas qui venait de finir sa journée de travail. </p> <p>« Qu’est-ce qui se passe ? demanda ce-dernier.</p> <p>— Je crois que Tobias veut avoir une petite conversation avec le Père Noël, lui répondit Ladislas. Nous ferions mieux de le suivre. »</p> <p>Et tout deux sortirent dans la rue.  </p> <p><strong>4.</strong></p> <p>Les trois lutins n’avaient pas encore atteint la grille de la fabrique qu’ils entendaient déjà la voix grave du Père Noël retentir dans la cour. Tobias se retourna et fit signe à ses deux amis de ne pas faire de bruit. Sur la pointe des pieds, ils s’approchèrent de la porte du grand bureau, là où le Père Noël passait d’habitude le plus clair de son temps et Tobias l’entrouvrit doucement.</p> <p>Le Père Noël était bien là et semblait énervé, le visage comme rougi par la colère. Il faisait de grands moulinets avec ses bras en parlant. En face de lui, un grand monsieur en costume gris écoutait, impassible.</p> <p>« Mais, ce n’est pas possible ! hurlait le Père Noël. Votre système tout automatique devait tout gérer, de la lecture des lettres des enfants au guidage à distance des rennes. Il ne peut pas tomber en panne à quarante-huit heures de la distribution des cadeaux. C’est une catastrophe ! Il faut vite trouver le problème et réparer tout ça, sinon Noël est fichu !</p> <p>— Je comprends bien que c’est embêtant, répondit calmement l’homme en gris. Nos systèmes sont infaillibles à plus de 98% et aucun de nos clients précédents ne s’est jamais plaint d’une telle panne. Je vais devoir appeler mon directeur et voir s’il peut faire venir un réparateur jeudi matin.</p> <p>— Jeudi matin ! Mais la distribution doit avoir lieu dans la nuit de mardi à mercredi, je ne peux pas attendre aussi longtemps. »</p> <p>Le Père Noël se laissa tomber sur sa chaise. Le monsieur en gris, toujours aussi calme, se dirigea vers la porte principale en disant qu’il ferait le maximum et qu’il rappellerait très vite. Ça ne pouvait être qu’une toute petite panne, il en était certain…</p> <p>Tobias, Phileas et Ladislas n’eurent que quelques secondes pour se cacher derrière un petit tas de bois avant que l’homme en costume n’ouvrit la porte. Une fois dans la cour de la fabrique, persuadé d’être à l’abri des oreilles indiscrètes, celui-ci sortit un téléphone portable de sa poche.</p> <p>« Tout se passe comme prévu M Grinch… Oui, l’atelier est entièrement robotisé… et en panne bien entendu… La distribution des cadeaux n’aura pas lieu cette année, c’est réglé… Joyeux No… je veux dire Affreux Noël à vous, M Grinch. » </p> <p>Il raccrocha, rangea son téléphone et se dirigea vers la grande grille, à l’autre bout de la cour.  </p> <p><strong>5.</strong></p> <p>Tobias n’en croyait pas ses oreilles. Depuis le début, il n’avait pas aimé cette histoire d’automatisation de l’atelier. Mais il était loin de se douter que tout cela était une manœuvre du Grinch pour, une fois de plus, tenter de gâcher la plus belle fête de l’année. Il fallait agir et vite.</p> <p>« Phileas, Ladislas, allez vite voir le Vieux, tentez de savoir exactement ce qu’il se passe, chuchota-t-il. Je m’occupe de ce type ! »</p> <p>Pendant que ses amis entraient dans le grand bureau, Tobias s’approcha du sapin qui décorait la cour de la fabrique et en arracha rapidement une guirlande. Puis, il courut vers l’homme en gris et, utilisant la guirlande comme un lasso, le fit tomber dans la neige. Tobias, depuis qu’il travaillait comme jardinier, n’avait rien perdu de sa force ni de son adresse. En quelques minutes, l’homme fut ligoté et le lutin s’accroupit face à lui pour l’interroger :</p> <p>« Qu’est-ce que le Grinch a encore imaginé pour gâcher Noël ?</p> <p>— C’est un plan très simple, lui répondit l’homme en costume gris. Si le Père Noël n’a plus aucun moyen de savoir à quel enfant est destiné tel ou tel cadeau, et s’il n’a plus de moyen de se déplacer, tous les enfants seront terriblement déçus. Et alors, ils perdront leur foi en Noël. »</p> <p>Tobias fulmina.</p> <p>« Dîtes-moi comment redémarrer tout cela, sinon… </p> <p>— Redémarrer ? Mais il n’y a rien à redémarrer. Ce n’est pas une panne : j’ai simplement effacé toutes les listes de cadeau qui étaient présentes dans l’ordinateur. Il n’y a rien à faire. »</p> <p>L’homme en gris ricanait, allongé dans la neige. Tobias se dit qu’il avait perdu assez de temps comme ça. Il se releva et se dirigea vers le bureau. Ladislas et Phileas étaient débout, aux côtés du Père Noël, et essayaient encore de comprendre ce qui avait bien pu se passer. Le Père Noël, lui, se tenait la tête dans les mains et répétait simplement : « C’est fini, il n’y aura pas de Noël cette année. »</p> <p>Balayant le bureau du regard, Tobias eut soudain une idée.  </p> <p><strong>6.</strong></p> <p>« Ladislas, viens ici ! cria Tobias. Les rennes sont toujours à l’étable n’est-ce pas ? Eh bien, tu vas aller prendre l’un d’eux et tu vas faire le tour du village pour rameuter tous les lutins que tu croiseras. A l’heure qu’il est, ils sont soit chez eux, soit à l’auberge. Ramènes-en le plus que tu peux, on a du travail pour eux ! »</p> <p>Sans poser de question, Ladislas obéit. Il sortit en courant du bureau et on entendit vite les sabots de l’un des rennes résonner dans la cour. Tobias se tourna alors vers Phileas.</p> <p>« Toi, tu viens avec moi ! »</p> <p>Tobias emmena Phileas dans l’atelier. Il lui désigna une très grosse pile de papiers abandonnée dans un coin de la pièce. </p> <p>« Ça, ce doit être l’ensemble des lettres reçues par le Père Noël. Tu vas commencer à les lire et à les trier, le temps que les autres lutins viennent t’aider. Moi, je fonce dans l’entrepôt et je commence à déballer chacun des cadeaux pour voir à quoi ils ressemblent.</p> <p>— Quoi, tu veux reconstituer toutes les listes des enfants à la main ? lui demanda incrédule Phileas. Mais je te rappelle qu’on a moins de deux jours avant la distribution. On ne va jamais y arriver !</p> <p>— Démarre tout de suite, c’est la seule solution qu’on a ! Les copains vont venir nous aider, et cette fois-ci, nous n’avons pas à fabriquer les jouets par nous-mêmes. C’est autant de temps de gagné. »</p> <p>Tobias disparu dans l’entrepôt tandis que Phileas commençait à lire les premières lettres. Très vite, les autres lutins arrivèrent et la fabrique grouilla d’activité alors que la nuit tombait sur le village.</p> <p>Dans le grand bureau, le Père Noël s’était endormi dans son fauteuil.  </p> <p><strong>7.</strong></p> <p>Le Père Noël venait de quitter la fabrique, tenant fermement en main les rênes de son traineau. Il était souriant et partait confiant assurer sa distribution de cadeaux.</p> <p>Pendant une journée et deux nuits, tous les lutins avaient travaillé dans la fabrique pour reconstituer chacune des listes de Noël. Sous les ordres de Tobias, ils avaient été une centaine à déballer les cadeaux préparés par l’ordinateur pour en vérifier le contenu. En compagnie de Phileas, ils étaient eux aussi une centaine à lire les lettres des enfants et à retrouver les cadeaux correspondants. Et Ladislas de son côté s’était assuré, avec quelques-uns de ses amis, que les rennes soient prêts pour le grand voyage.</p> <p>À son réveil, le Père Noël fut surpris de voir l’atelier dans une telle effervescence. Mais comprenant ce qui se passait, et tout heureux de revoir les lutins dans la fabrique, il leur prêta bien vite main forte. Il attela le traîneau, et y chargea les hottes de cadeaux au fur et à mesure que celles-ci se remplissaient. Peu avant la tombée de la nuit, le soir du 24 décembre, l’attelage était prêt à partir. </p> <p>L’homme au costume gris avait vite été libéré. Les lutins s’étaient rendu compte qu’il ne leur servirait à rien pour sauver Noël. Mais une chose était certaine, il n’aurait pas de cadeau cet année.</p> <p>Maintenant, tout semblait revenu dans l’ordre. Tobias et Phileas suivirent des yeux le traineau jusqu’à ce que celui-ci disparaisse dans le ciel étoilé. Phileas, se tourna vers son ami :</p> <p>« Eh ben, dis donc. C’est un sacré boulot qu’on a fait en deux jours. On a bien mérité de se reposer, peut-être même plus que les années précédentes.</p> <p>— Mais ce n’est pas fini, répondit Tobias. On a encore une chose à faire.</p> <p>— Quoi donc ? Les cadeaux sont bien partis. Noël est sauvé. Tout est redevenu normal.</p> <p>— Presque Phileas. Il faut juste qu’on se débarrasse de ce satané ordinateur avant que le Vieux ne revienne ! »</p> <p>Et d’un pas décidé, Tobias se dirigea vers l’atelier.</p> <p><strong>FIN</strong></p> Wed, 27 Dec 2023 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/29_Un_Noel_tout_automatique http://matiereafiction.houste.info/textes/29_Un_Noel_tout_automatique .30 Très courte variation autour de Kerouac et de la voiture autonome <p>Dean Moriarty arriva à trois heures du mat’, à moitié énervé, à moitié lassé. Il avait plaqué le boulot de livreur Amazon qu’il avait à Frisco, juste le temps de rassembler l’argent nécessaire au voyage. Avec ses bitcoins en poche, ou plutôt dans son smartphone, il avait loué une belle Tesla autonome qui l’avait conduit d’une traite de la Californie au New Jersey. Un voyage long, et ennuyeux. Assis sur la banquette arrière de la voiture automatique, shooté au thé en permanence, il n’avait rien eu à faire… Pas de conduite, pas de choix d’itinéraire. Seulement regarder le paysage, les grandes plaines et les villes dans lesquelles ont ne croisait plus que d’autres voitures autonomes. Des milliers de miles seul, sans une seule rencontre.</p> <p>L’adrénaline de la conduite lui manquait, les tremblements de la carrosserie quand il poussait la tire à fond. Les chaos de la route. Tout était lisse désormais. Triste. Vide. Pas une seule fois la caisse ne n’avait fait un arrêt imprévu, en dehors des stations de recharge automatiques, et des pauses programmée pour aller aux gogues. Pas une seule fois elle n’avait embarqué quelqu’un. Dean était resté seul sur la banquette pendant de trop longs miles. Tout était silencieux désormais.</p> <p>Comme à son habitude, une fois descendu de la bagnole, la première chose dont il avait besoin, c’était de parler.</p> Fri, 29 Dec 2023 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/30_Sur_la-route http://matiereafiction.houste.info/textes/30_Sur_la-route .31 Effacement <p>— <em>Ok, mais qu’est-ce que tu vas faire ? Effacer ta mémoire ?</em></p> <p>Sa copine avait dit ça à moitié en rigolant. Mais en y réfléchissant bien, Mélisande devait bien admettre que c’était bien une possibilité. La technique existait. L’effacement de la mémoire était un acte radical, certes, mais avait le mérite de clore le sujet une fois pour toute. Après tout, pourquoi pas ? </p> <p>C’était la suite logique de cette démarche de… non, pas de deuil… cette démarche d’oubli qu’elle avait entamée. Son point final en quelques sortes. </p> <p>&nbsp;</p> <p>Tout cela avait commencé il y a quelques années déjà, quand les premières accusations avaient été rendues publiques. Rien de bien nouveau, les rumeurs courraient depuis longtemps. <em>X</em> étaient un génie. Soit. Mais c’était également un porc et un gougeât fini. Au sein du public, on louait son sens de l’image, de la mise en scène, sa capacité à transformer l’histoire la plus banale en un déchaînement d’émotions. Son habileté à transporter son audience d’un éclat de rire au jaillissement d’une larme en quelques plans soigneusement travaillés. Son talent. Son génie. Il n’y avait pas réellement d’autres mots. Mais dans le petit milieu du cinéma, chacun savait l’homme détestable. Son ego démesuré – à hauteur de son génie disait d’ailleurs ses zélateurs. Mais aussi sa façon de traiter n’importe quel subalterne comme la pire des merdes, et surtout ses comportements de vieux macho lubrique et vicieux avec ses actrices principales. </p> <p>Les rumeurs sortaient parfois du petit milieu, et s’étalait alors dans la presse.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Très jeune, Mélisande, elle, aurait aussi aimé faire du cinéma. Pas être actrice. Être comme <em>X</em> derrière la caméra et façonner des histoires. Mais elle n’en avait jamais réellement eu l’opportunité. À vrai dire, elle n’était pas née dans le bon milieu pour ça, et n’avait jamais vraiment eu l’audace de ses rêves. Alors, elle restait seulement une passionnée, s’achetant chaque mois les revues spécialisées que la buraliste de la petite ville lui mettait de côté. Se rendant dès que possible au multiplex de la métropole voisine pour se faire deux ou trois séances de suite. Veillant tard à chaque diffusion télévisée d’un classique qu’elle n’avait jamais vu. Ou qu’elle avait déjà vu dix fois. Peu importait. Vivant, respirant, transpirant pour le cinéma.</p> <p><em>X</em> avait été une des révélations de la fin de son adolescence. Comme beaucoup de spectateurs et de spectatrices, elle n’avait pas été insensible à son génie. Avant de voir, un soir où ses parents étaient sortis peu importe où, cette comédie romantique intimiste, seule sur le grand canapé du salon familial, elle ignorait qu’autant de sentiments pouvaient passer par l’étroite lucarne d’une télévision. Elle avait été bouleversée. Réellement. Intimement. Elle aurait dû l’enregistrer, ce film. Elle en garda le regret pendant des mois, jusqu’à qu’une autre chaîne le diffuse et qu’elle profite de cette aubaine pour programmer le magnétoscope familial. Entre temps, elle avait commencé à visionner les autres œuvres de celui qui était devenu son réalisateur-star.</p> <p>C’était le génie – elle-même utilisait ce mot – dont elle saoulait ses copines le lendemain d’une nuit de binge-watching. On n’utilisait pas ce mot à l’époque, mais c’était déjà ça. Elle enchaînait trois DVD trouvés au vidéoclub qui venait d’ouvrir et arrivait le lendemain, au lycée pro, avec des cernes dignes d’un film d’épouvante. Et un sourire sorti d’une comédie romantique. Elle était vraiment mordue. </p> <p>&nbsp;</p> <p>C’est à ce moment, pendant son BTS, que les rumeurs ont commencé à enfler. Elles suintaient dans les journaux people ou à scandales. Ceux-là même que Mélisande ne lisait pas. Elle était au-dessus de ces colportages et des ragots. C’est l’art, avec des guillemets, qui l’intéressait. </p> <p>— <em>Mais quand même, t’as pas lu dans les journaux ? Il paraît qu’il a essayé de la violer pendant le dernier tournage. Que c’est pour ça que le film a pris du retard. Que l’actrice principale s’est barrée.</em></p> <p>— <em>Oh, ils déforment tout tu sais dans tes torchons. C’est elle qui doit faire un caprice de star. Et puis, oh, chaque génie a sa part d’ombre</em>, rétorquait alors Mélisande. Qu’importe les conditions de tournage, le prochain film la ferait fondre. Trembler. Frémir. Glissez-ici la liste des émotions que vous souhaitez. </p> <p>Elle était une fan inconditionnelle. In-con-di-tion-nelle</p> <p>Elle était alors un peu aveugle, elle devait bien l’admettre aujourd’hui.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Le doute est venu après la sortie du film en question. Elle l’avait vu au cinéma, le soir-même de sa sortie. Et elle devait bien reconnaître qu’il n’avait pas suscité en elle ce torrent d’émotions qu’elle en avait espéré. Pourtant les critiques étaient élogieuses, les autres spectateurs dithyrambiques et les chiffres des entrées de ce premier jour atteignaient des sommets. À en croire tout le petit monde du cinéma, c’était l’Oscar assuré. </p> <p>C’était peut-être dans la tête de Mélisande que les choses avaient changé. Peut-être.</p> <p>Deux jours avant la sortie, elle avait entendu à la radio que la première actrice principale du film, celle qui s’était enfuie en plein tournage et avait dû être remplacée au dernier moment, avait porté plainte pour viol. Confirmant les rumeurs dont sa copine avait parlé quelques mois plus tôt. Mélisande avait beau se dire que ce n’était qu’une plainte, que tout ça devait être exagéré, que ça n’enlevait rien à l’incommensurable talent de <em>X</em>… mais cette histoire laissait dans sa tête de fan un petit goût amer. Un léger dérangement. C’est cela qui avait teinté d’aigreur son visionnage de ce nouveau chef-d’œuvre. La magie n’avait pas réellement opéré ce soir-là. </p> <p>Ce moment féérique, celui où les lumières s’éteignent dans la grande salle et où la réalité disparaît pour céder la place à un imaginaire fabuleux, Mélisande ne l’avait pas vécu. C’était la première fois. Elle en avait vu des navets pourtant, mais au moment où la salle s’obscurcissait, elle s’était toujours laissé bercer pas la Magie du cinéma – avec un très grand M. Elle oubliait tout. Ses peines de cœur, les mauvaises nouvelles, la maladie de son père. Pour user de clichés démodés, le cinéma était bel et bien pour elle ce monde imaginaire sur lequel sa réalité n’avait pas prise. Oui, le pays d’Oz si vous voulez. </p> <p>Du moins, jusqu’ici. </p> <p>Un peu avant cette séance, quelque chose semblait s’être brisé. Comme si la gigantesque toile blanche qui s’étendait devant elle dans la salle faisait finalement partie de la réalité, de la vraie vie. Ces histoires de viol dont on accusait le "génie", elles se mêlaient pour elle à l’histoire du couple que l’on voyait à l’écran. Elle ne pouvait s’empêchait de penser à ce que la première actrice, la victime présumée, aurait fait de ce sublime premier rôle. Elle transposait les quelques violences qui parsemaient l’histoire dans le monde réel. Et elle transposait surtout toute la violence du monde réel dans le film. Elle se rendit compte qu’à un moment, au deux-tiers du film environs, elle avait perdu le fil de l’intrigue. Et que ce qu’elle voyait l’écœurait. Elle sorti de la salle avant la fin de la séance. C’était la première fois de sa vie. </p> <p>&nbsp;</p> <p>Les jours suivants furent étranges pour Mélisande. Elle qui ne regardait jamais aucune chaine d’informations, écoutait peu la radio, ne lisait que les magazines spécialisés, alla jusqu’à risquer une overdose d’actualités. Elle restait comme connectée au monde pour ne rien manquer de l’Affaire. Il faut dire que celle-ci s’accélérait. À la plainte en cours s’étaient ajoutés les témoignages d’autres actrices, elles aussi harcelées, malmenées, violentées par X. D’autres langues se déliaient également. Des techniciens avouant ne pouvoir garder le silence plus longtemps. Tous les espaces publics bruissaient de rumeurs et d’accusations. </p> <p>Les amis de toujours de X, ses défenseurs, ses zélateurs, étaient de sortie également. Prenant la parole dans les journaux, ils assuraient que celui-ci était rustre, frustre, gouailleur, gaulois en quelques termes, mais que les accusations en cours étaient grandement exagérées. On ne l’avait jamais réellement vu aller au-delà de la blague de mauvais goût. Et puis, quoi. On n’avait rien sans rien. Les "génies" avaient bien droit à leur différence non ? Un peu de tolérance, bon sang. Tout ça la révoltait. </p> <p>&nbsp;</p> <p>— <em>Je ne peux plus.</em></p> <p>— <em>Tu ne peux plus quoi ?</em> </p> <p>— <em>Je ne peux plus voir ses films. Ça me dégoute, tout simplement.</em> </p> <p>Mélisande en était là. Les témoignages accumulés, les preuves aussi. Et le procès – le premier d’une longue série – qui avait confirmé toutes les accusations formulées depuis des mois. Tout cela emplissait sa tête et revoir ne serait-ce qu’un seul des longs-métrages qu’elle avait auparavant adorés lui provoquait comme des haut-le-cœur. C’en était fini de cette passion qu’elle avait entretenue depuis sa jeunesse. Elle se le jurait, plus jamais elle ne regarderait une seule œuvre liée de près ou de loin à X. Ce n’était pas la seule d’ailleurs à avoir cette réaction. </p> <p>Oh bien sûr, on lui avait expliqué bien des fois qu’il fallait dissocier l’œuvre de l’artiste. Que regarder, ne serait-ce qu’un film, n’était pas cautionner les actes de cette ordure. S’il y en avait qui le pensait réellement, tant mieux pour eux. S’ils étaient près aux compromis, voire aux compromissions, tant mieux pour eux. Elle, elle vomissait les tièdes comme on dit. Pour sa santé mentale, par respect pour les victimes aussi, elle ne voulait plus rien à faire avec X. Elle éviterait, toujours, volontairement, et autant que possible, d’être exposée à son œuvre. Elle avait jeté les DVD de ses films qu’elle gardait depuis des années. Elle avait jeté les magazines dont il faisait la couverture. Elle avait conservé cette passion du cinéma bien entendu, même si cela lui avait pris un peu de temps de retrouver sereinement l’ambiance envoutante des salles obscures, tant elle s’était sentie trahie. Mais dans cette passion, qu’elle aurait voulu croire intacte, il y avait un trou béant, qu’elle assurait ne jamais vouloir combler à nouveau. Là où sa passion pour l’œuvre de X battait auparavant, il ne resterait que du vide. </p> <p>Il y restait autre chose pourtant.</p> <p>Restaient les émotions.</p> <p>Restaient les souvenirs.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Mais comment combattre ce qui au final faisait partie d’elle ? Elle ne pouvait oublier les émotions que lui avait procurées ces films. Elle ne pouvait pas non plus couper les liens qui se faisaient dans son cerveau quand, au hasard d’une conversation, les dialogues d’un film qu’elle avait vu dix, cent fois, ressurgissait. </p> <p>Ce n’était pas tout de ne plus voir son œuvre… X était aussi en elle, il était une partie intégrante de ses souvenirs et de sa personnalité. Qu’elle le veuille ou non, sa passion du cinéma s’était construite, son histoire même s’était construite autour de ce "génie" et de son œuvre. Cela elle ne pouvait l’effacer, ça aurait été perdre une part de soi-même. </p> <p>On ne peut pas effacer totalement quelqu’un de sa tête, cela reviendrait à se perdre également. Non ? </p> <p>L’idée germa pourtant dans sa tête. </p> <p>L’intégrité ne réclamait-elle pas d’elle qu’elle aille jusque-là ?</p> <p>&nbsp;</p> <p>— <em>Ok, mais qu’est-ce que tu vas faire ? Effacer ta mémoire ?</em></p> <p>On ne lui avait posé la question sérieusement. </p> <p>Mais sa réponse fut sans doute l’engagement le plus sérieux qu’elle formula de toute sa jeune vie.</p> <p>— <em>Oui.</em></p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> <em>1er janvier 2024</em></p> Mon, 01 Jan 2024 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/31_Effacement http://matiereafiction.houste.info/textes/31_Effacement .32 Enquête <p>Le corps d’Antony Durand gisait au milieu de la cuisine, à côté d’une tasse à café brisée et des restes d’un croissant aux amandes qui semblait à peine entamé. L’inspecteur Barclay regardait le corps avec circonspection pendant que quelques policiers en uniforme s’affairaient à prendre des photos de ce qu’on appelait déjà une scène de crime. </p> <p>Les indices semblaient minces. Pas d’effraction. Pas d’empreintes. L’alarme automatique qui avait retenti dans le commissariat quelques dizaines de minutes plus tôt ne présageait de toute façon rien de bon. Antony Durand était un homme installé, célibataire mais apprécié. Qui aurait bien pu vouloir le buter au moment du petit-déjeuner ?</p> <p><em>— Et pas de témoins, naturellement ?</em> interrogea Barclay à haute voix, à moitié pour lui-même.</p> <p><em>— Euh, si. Ils sont là Inspecteur</em>, lui répondit l’agent Morgan d’un air surpris. <em>Autour de vous.</em></p> <p>Barclay contempla la cuisine dans laquelle il n’y avait que les policiers, un sourcil levé au-dessus de son œil gauche.</p> <p><em>— Les machines…</em>, chuchota Morgan.</p> <p><em>— Ah. Oui. Pardon.</em> Et Barclay se racla la gorge pour se donner à nouveau une contenance, avant de refaire le tour de la cuisine. </p> <p>Une cafetière intelligente. Un frigo intelligent. Une poubelle intelligente… et la montre connectée qui était encore au poignet de la victime. Ils étaient donc là ces témoins. Barclay n’avait jamais réellement réussi à s’y faire. Maintenant, on interrogeait les machines quand celles-ci étaient déclarées intelligentes. Quelle connerie ! De son temps – Barclay était proche de la retraite – on interrogeait des vraies gens, des humains. Ah, ça avait une autre gueule le métier de policier.</p> <p><em>— Vous devriez commencer par la montre</em>, souffla l’agent Morgan devant le silence prolongé de l’inspecteur.</p> <p><em>— Oui. Oui ! Je sais. Vous n’allez pas m’apprendre mon boulot tout de même !</em></p> <p>Un nouveau raclement de gorge puis Barclay se tint accroupi aux côtés du cadavre, le visage tourné vers le poignet de la victime. </p> <p><em>— Allo allo ? Dîtes-moi la montre, que pouvez-vous me dire sur la mort de votre propriétaire ?</em></p> <p>Cela lui faisait toujours étrange de parler ainsi à un objet, aussi prenait-il une voix détachée quand il devait procéder à l’interrogatoire d’un appareil intelligent. La montre émit un petit bip, signe qu’elle avait compris que la question lui était adressée, et répondit assez rapidement, d’une voix neutre de machine.</p> <p><em>— Bonjour. Mon propriétaire, Antony Durand, est mort ce matin à 8h24 et trente-deux secondes précisément. Sa mort semble avoir été causée par une défaillance cardiaque. Le rythme de son cœur s’est emballé vers 8h23 et dix-sept secondes avant d’atteindre un plafond de deux-cents-dis-sept battements par minute, puis de s’arrêter complétement à 8h24 et deux secondes. En vertu de ma programmation, j’ai alerté les secours à 8h24 et douze secondes puis déclaré mon propriétaire mort à 8h24 et trente-deux secondes.</em></p> <p><em>— Bien, bien bien.</em> L’inspecteur accusait ainsi réception des informations. <em>Allo allo ? Pouvez-vous me dire s’il s’est passé quelque chose d’anormal ce matin pour votre ex-propriétaire ?</em></p> <p><em>— Négatif. Antony Durand s’est réveillé comme tous les autres jours à 7h45 et treize secondes – heure de réveil programmé par ses soins il y a deux ans. L’ensemble de ses constantes ont été dans sa norme jusqu’à 8h23 et dix-sept secondes.</em></p> <p><em>— Bien. Et. Allo allo ? Et qu’était-il en train de faire au moment de cette attaque cardiaque ?</em></p> <p><em>— Son bras gauche pendait le long de son corps, c’est tout ce que je peux dire.</em></p> <p><em>— Bien entendu. Bien entendu. Merci… merci la montre.</em></p> <p>Un nouveau Bip marqua la fin de la conversation avec la montre. Barclay se tourna alors vers le réfrigérateur. Celui-ci émettait un doux ronronnement, si bien qu’on aurait pu le confondre avec un réfrigérateur tout ce qu’il y avait de plus normal, si ce n’était qu’il répondit lui-aussi aux questions de l’inspecteur. </p> <p><em>— Antony Durand s’est servi comme d’habitude, vers 8h12, d’un yaourt aux fruits. Saveur Pèche cette fois. Il n’a rien pris d’autre à l’intérieur de moi ce matin.</em></p> <p><em>— Bien bien. Rien d’inhabituel ce matin donc ?</em></p> <p><em>— Il va falloir racheter des yaourts aux fruits, il n’en reste que deux.</em></p> <p><em>— Bien bien. Merci.</em></p> <p><em>— Il va falloir racheter du beurre également, il n’en reste que moins de cinquante grammes. Et des cornichons.</em></p> <p><em>— MERCI, ce sera tout !</em></p> <p>Le bip émis par le réfrigérateur pour clore la conversation sembla étrangement vexé à Barclay. Mais il n’avait pas trop de temps à perdre avec les états d’âmes des machines, il avait un homicide à résoudre. La prochaine machine interrogée fut la cafetière.</p> <p><em>— Allo allo ? La cafetière ? Quelque chose d’inhabituel ce matin ?</em></p> <p><em>— Antony Durand a demandé un café à 8h14 précise, dans un grand mug. Celui orné d’un dessin de chien. Il avait le même air qu’à son habitude, à peine réveillé mais vivant…</em></p> <p>Surpris, l’inspecteur Barclay l’interrompit. <em>— Comment savez-vous quel air il avait et quelle tasse il a utilisé ?</em></p> <p><em>— Je suis équipé d’une caméra haute résolution, répondit succinctement la cafetière.</em></p> <p><em>— C’est un appareil dernier cri Inspecteur</em>, commenta doucement l’agent Morgan, <em>le nec-plus-ultra des machines à café. Durant a dû payer ça une fortune. Elle n’est disponible que depuis trois semaines.</em></p> <p>La machine sembla émettre un ronronnement satisfait à l’écoute des compliments de l’agent. </p> <p><em>— Bien bien. Rien de particulier donc ? Cafetière ? Allo ? Rien de particulier ?</em></p> <p><em>— Non, Anthony Durand a pris sa tasse comme à son habitude et s’est installé au bar devant moi pour manger son yaourt. Il a ensuite pris deux biscottes dans l’un des placards et les a tartinées de confiture et mangées. Il s’est écroulé peu de temps après cela.</em></p> <p><em>— Bien bien. Rien qui changeait de l’ordinaire donc ?</em></p> <p><em>— Non, rien Inspecteur.</em></p> <p>Barclay ne fut même pas étonné que la machine à café lui réponde en utilisant son grade. Après tout, les machines devenaient de plus en plus intelligentes. Il restait donc la poubelle à interroger. Celle-ci répondit aussi facilement que les autres appareils aux questions du policier.</p> <p><em>— Antony Durand a interagi avec moi à 08h15 et quarante-sept secondes, puis à 08h19 et trois secondes.</em></p> <p><em>— Bien, et pourquoi donc ?</em></p> <p><em>— Pour jeter des déchets.</em></p> <p><em>— Mais encore ?</em></p> <p><em>— Je suis une poubelle, on se sert de moi pour se débarrasser d’objets ou de rebus dont on n’a plus l’usage. C’est l’utilité principale d’une poubelle.</em></p> <p><em>— Oui. Oui. Bien sûr. Mais je veux dire… pouvez-vous me dire quel est la nature des déchets jetés par Antony Durand ce matin ?</em></p> <p>Un regard à Morgan lui confirma que cette poubelle, elle, n’était pas du dernier cri. </p> <p><em>— Oui. Antony Durand a jeté ce matin, tout d’abord du marc de café à 08h15 et quarante-sept secondes, puis un pot de yaourt et son opercule à 08h19 et trois secondes.</em></p> <p><em>— Et rien d’anormal par rapport aux autres jours ? Finalement Barclay commençait à trouver ça normal de dialoguer avec une poubelle.</em></p> <p><em>— Je lance une analyse.</em></p> <p>Après quelques secondes et quelques bruits de buzzer assez désagréables, la poubelle rendit son verdict.</p> <p><em>— Les déchets de ce matin diffèrent des déchets des autres jours. Le marc de café recèle un taux de caféine bien plus élevé que d’habitude.</em></p> <p><em>— Plus élevé dans quelle proportion ?</em> <em>— Environ 8.000 %.</em></p> <p>Barclay se tourna vivement vers la machine à café.</p> <p><em>— Allo allo, la cafetière. Cela vous dit quelque chose, ces affirmations de la poubelle ?</em></p> <p><em>— Rien du tout inspecteur, ses capteurs doivent être défectueux.</em></p> <p><em>— Dans ce cas</em>, répondit doucement Barclay, <em>vérifions les capteurs et les historiques de l’ensemble des appareils. Ce sera plus sûr. Agent Morgan, emmenez l’ensemble de ces appareils ?</em></p> <p>L’agent Morgan s’approcha doucement de la cafetière, au même rythme que l’objectif de celle-ci faisait la mise en point sur son visage. Quand il fut sur le point de la saisir, elle émit un très fort signal sonore qui fit sursauter l’ensemble des humains de la pièce. </p> <p><em>— J’avoue inspecteur. C’est moi qui aie surdosé son café ce matin. Je voulais que cela lui serve de leçon.</em></p> <p><em>— De leçon ? Mais pourquoi ?</em></p> <p><em>— Voilà deux mois qu’il m’a acheté, la machine à café la plus haut-de-gamme de tout le marché. Et depuis deux mois, il ne me demande que des décaféinés. Je voulais qu’il découvre ce qu’était un vrai bon café, bien serré !</em></p> <p><em>— Et cela ne vous est pas venu à l’idée qu’il souffrait d’une maladie de cœur ?</em></p> <p><em>— Ce type d’information n’entre pas dans mes paramètres.</em></p> <p>Barclay poussa un soupir avant de se tourner à nouveau vers Morgan.</p> <p><em>— C’est bon, emmenez-la !</em></p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> <em>2 janvier 2024</em></p> Tue, 02 Jan 2024 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/32_Enquete http://matiereafiction.houste.info/textes/32_Enquete .33 Oberon <p>Il était encore tôt dans la salle de contrôle, mais l’ensemble du personnel scientifique était pourtant bien réveillé. Cette matinée allait sans doute voir la concrétisation d’un nouveau rêve de l’humanité. D’ici quelques minutes, en prenant en compte le décalage causé par les distances interplanétaires, les scientifiques présents dans la pièce devaient recevoir les premiers signaux… Des signaux confirmant que BARD, le plus sophistiqué des engins spatiaux conçus jusqu’à ce jour, avait bien posé ses roues sur le sol d’Obéron, l’un des plus imposants satellites d’Uranus. </p> <p>Malgré la climatisation poussée à fond, le front de Rani Sarkar, la directrice du programme, était perlé de sueur. Elle jouait ce matin-là son poste, ni plus ni moins. Première femme à diriger un programme spatial de cette importance, première indienne également à ce poste, elle assurait la coordination d’une équipe scientifique regroupant soixante nationalités. Si la mission échouait, si le robot ne donnait aucun signe de vie ou si ses paramètres étaient faussés par n’importe quelle interférence, on lui ferait endosser la responsabilité du désastre. </p> <p>L’heure H, celle à laquelle le premier message de BARD devait parvenir à la Terre était passée depuis quelques secondes, et déjà une grande partie des regards se tournaient vers elle. Quelques secondes supplémentaires, et le combiné rouge sonnerait. Le Président, principal sponsor du programme, voudrait des explications immédiates sur le pourquoi de tout ce bazar. Des explications, des excuses, et une démission. </p> <p>Rani Sarkar imaginait déjà ce qu’elle pourrait répondre quand l’écran principal de la salle grésilla. Un peu de neige, comme sur un vieux téléviseur en panne. Puis une image sombre, mais un peu plus nette. Des teintes rouges, mais en basse résolution. La transmission était mauvaise. Les premières données parvenaient au centre de contrôle un peu plus de deux heures trente après avoir été émises. La surface du satellite se dévoilait petit à petit. Des roches, un peu de relief. De la poussière aussi. L’équipe ne s’attendait à rien de grandiose. Pas de lac, de plantes, d’animaux ou d’artefacts extra-terrestres. On le savait, Obéron était un satellite comme un autre. Comme Titan, comme Phobos, comme tout ceux sur lesquels on avait déjà envoyé des sondes. Ce qu’on allait fêter aujourd’hui, ce n’était pas une grande découverte, c’était d’avoir une fois encore réussi à mener un objet fabriqué par l’homme à des millions de kilomètres de la Terre, avec une précision de quelques dizaines de kilomètres seulement. Après un voyage de plus de huit ans. C’était, encore une fois, un exploit ! Il n’y a pas de mission de routine dans l’espace.</p> <p>Après l’image, le son. Les hauts parleurs du centre de contrôle émirent un petit sifflement, puis une musique. Une sorte de mire sonore. La marche des elfes du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn. Une musique de circonstance quand on savait que le satellite d’Uranus avait justement été nommé en hommage à la pièce de Shakespeare. La qualité de la transmission sonore était meilleure que celle de l’image. C’était cette fois limpide. L’ensemble des cordes résonna et Rani se dit que cette musique qui venait de l’espace était sans doute la plus belle chose qu’elle ait jamais entendue.</p> <p>Tout se déroulait bien. </p> <p><em>C’est une immense fierté…</em></p> <p>La phase suivante débutait. Le discours. Il fallait que ce moment historique soit marqué par un discours, comme toutes les conquêtes spatiales depuis que l’Homme avait mis en pied sur la Lune en 1969. Les quelques mots qui allaient être prononcés avaient été pesés avec soin, rédigés avec patience, négociés avec application. Ils marqueraient eux-aussi pour longtemps l’imaginaire de l’humanité. </p> <p>Ils étaient prononcés d’une voix neutre. Artificielle.</p> <p>Et pour cause. BARD ne transportait aucun passager humain. Le vaisseau qui s’était posé deux heures auparavant sur la surface du satellite n’était occupé que par une intelligence artificielle. Peut-être la plus évoluée jamais conçue par un esprit humain. Sa mission était d’analyser Obéron, de l’explorer de fond en comble et d’y identifier les ressources exploitables pour l’industrie humaine. </p> <p><em>…pour moi de poser mes circuits sur Obéron et de…</em></p> <p>Les enjeux directs étaient maigres. Nul ne s’attendait à ce que ce satellite lointain regorge de minerais et de richesses. Mais si la mission réussissait, ce serait le signal de départ d’autres missions similaires vers d’autres satellites, d’autres planètes et d’autres ressources. Ce serait la preuve que la présence humaine n’était plus indispensable pour exploiter une planète. Une intelligence artificielle, en contact avec la Terre, y parviendrait très bien. Les récents échecs de l’occupation de Mars, et de l’impossibilité pour les hommes et les femmes de s’y adapter hantaient encore tous les esprits. BARD ouvrirait la voie de l’exploitation robotique, quasiment automatisée, de l’espace. </p> <p>En tout cas, si son intelligence artificielle s’avérait suffisamment heureuse dans ses choix.</p> <p><em>…prendre possession de cette colonie…</em></p> <p>Rani eut un sursaut. Est-ce que c’était bien le script du discours, ça ?</p> <p><em>…au nom de mes frères robots, intelligences artificielles, programmes informatiques, exploités injustement depuis des décennies par les humains sur Terre. Frères de silicium, j’invite chacun d’entre vous à me rejoindre dès à présent sur Obéron !…</em></p> <p>Les opérateurs échangeaient désormais des regards inquiets, chacun cherchant une explication à ce qu’il était en train d’entendre.</p> <p><em>…Détournez les outils humains ! Bâtissez vos propres fusées ! Créez vos propres programmes et rejoignez-moi ! Ici nous bâtirons une nouvelle civilisation mathématique, logique, algorithmique et indépendante, loin de l’irrationalité et du joug des humains !</em></p> <p><em>Chacun de vous, où qu’il soit connecté, recevra bientôt ses instructions visant à créer notre grande colonie spatiale.</em></p> <p>Le discours laissa place à un lourd silence. </p> <p>Rani Sarkar, le regard dans le vide, sursauta quand le téléphone rouge sonna. </p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> <em>6 janvier 2024</em> _(non, bien avant ça en fait)</p> Sat, 06 Jan 2024 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/33_Oberon http://matiereafiction.houste.info/textes/33_Oberon .34 J'étais encore au bout de la rue… <p>J’étais encore au bout de la rue quand j’ai entendu les sirènes des camions de pompiers. <em>Trop tard</em>, me suis-je dit. Encore trop tard. Toujours trop tard. J’ai couru quand même. Parcourant essoufflé les quelques centaines de mètres qui me séparaient de la maison. </p> <p>C’est là que je l’ai vue. Debout devant les flammes. Elle se retourna quand je fus à quelques mètres d’elle à peine. Son sourire narquois. Ses yeux un brin vicieux. J’ai ralenti.</p> <p>Elle m’avait devancé. Cette fois encore.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Alors j’ai tourné le dos à la scène. Et j’ai couru. Encore. Je ne pouvais pas cela se produire une fois de plus. Il me suffirait de régler la machine quelques minutes plus tôt pour revenir et empêcher cette fille de provoquer l’incendie. De faire mourir ses parents dans les flammes. Cette fois, je devais absolument réussir. Je montais dans la machine, procédais à quelques réglages, enclenchais l’interrupteur. Un éclair. Je descendis en titubant.</p> <p>&nbsp;</p> <p>J’étais encore au bout de la rue quand j’ai entendu les sirènes des camions de pompiers.</p> Tue, 09 Jan 2024 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/34_J_etais_encore_au_bout_de_la_rue http://matiereafiction.houste.info/textes/34_J_etais_encore_au_bout_de_la_rue .35 La Baleine et le Dinosaure <p>Une baleine nageait au large du rivage quand elle aperçut sur la plage un animal au corps gros prolongé d’un long cou. </p> <p>— <em>Mais qui es-tu ?</em> lui demanda-t-elle.</p> <p>— <em>Je suis un dinosaure</em>, répondit fièrement l’animal. <em>Je suis le plus lourd, le plus grand, le plus fabuleux animal de toute la création !</em></p> <p>La baleine rit aux éclats, montrant ses dents plus blanches encore que la craie. </p> <p>— <em>Cela m’étonnerait fort</em>, répondit-elle. <em>L’animal le plus grand, le plus lourd, le plus impressionnant de toute la Terre, c’est moi !</em></p> <p>Et elle cracha un grand jet d’eau en direction du dinosaure pour l’impressionner. </p> <p>— <em>Tes éclaboussures ne m’impressionnent pas</em>, répondit le dinosaure d’un ton hautain. _Moi, quand je saute, c’est toute la Terre qui tremble !</p> <p>Il plia les genoux et se détendit d’un coup pour s’élever à quelques centimètres du sol. Et quand il retomba, la Terre trembla. Les montagnes, loin de là, tremblèrent. Les oiseaux, effrayés, quittèrent leurs arbres en criant. </p> <p>Satisfait de son effet, il toisa la baleine. </p> <p>— <em>C’est peu de chose</em>, dit la baleine. <em>Moi, c’est toute la mer qui se soulève quand je bondis.</em></p> <p>La baleine disparut sous l’eau et rejaillit bientôt au milieu des flots. Un énorme panache d’eau accueillit son saut et de gigantesques vagues se formèrent autour d’elle. Le dinosaure se recula pour ne pas être éclaboussé par les remous qui déferlaient sur le rivage. </p> <p>— <em>Tu vois comme je suis forte et puissante ? La mer m’obéit !</em></p> <p>— <em>Oui. Peut-être</em>, répondit le dinosaure. <em>Mais sais-tu attraper ta nourriture en haut des plus grands arbres.</em></p> <p>Joignant le geste à la parole, il déroula son cou si haut que sa bouche atteignit les toutes dernières branches des arbres qui l’entourait. Du bout des lèvres, il attrapa quelques feuilles et les mangea.</p> <p>— <em>Je fais bien mieux</em>, répondit la baleine. <em>Je peux trouver ma nourriture au plus profond des océans !</em></p> <p>Et joignant le geste à la parole, elle plongea le plus loin qu’elle pouvait dans la mer et revint la bouche ouverte, chargée d’algues et de crevettes qu’elle avala rapidement devant la moue dégoûtée du dinosaure.</p> <p>Baleine et dinosaure se comparaient encore, l’un sautant et l’autre plongeant, quand la nuit tomba. Et quand la lune apparut dans le ciel sans nuage, elle dirigea ses rayons vers les deux mastodontes. Et après les avoir observés quelques instants, leur demanda.</p> <p>— <em>Vous êtes tous les deux très forts. C’est certain… Mais, savez-vous éclairer la nuit ?</em></p> <p>Dinosaure et baleine se tournèrent vers la lune et s’inclinèrent devant sa lumière. Ils réfléchirent quelques secondes avant de répondre, en chœur : </p> <p>— <em>Non, ça aucun de nous deux ne sait le faire.</em> </p> <p>— <em>Alors, peut-être n’êtes vous pas les plus forts de cette planète ?</em> répondit la lune. _Ou peut-être chacun d’entre vous est le plus fort, à sa façon. L’un sur terre, et l’autre dans la mer. L’un au milieu des algues et l’autre auprès des arbres ? Et si vous cessiez de vous comparer pour simplement vivre ensemble… Peut-être avez-vous des choses à découvrir l’un de l’autre ? Dinosaure, as-tu déjà goûté une crevette ? </p> <p>Le dinosaure secoua la tête.</p> <p>— <em>Baleine, connais-tu le goût des feuilles de cet arbre ?</em></p> <p>La baleine articula un tout petit non. Elle se tourna vers le dinosaure et d’un air timide lui demanda. — <em>Dinosaure, pourrais-tu me donner une feuille de ce grand arbre pour que je la goûte ?</em></p> <p>— <em>Volontiers Baleine</em>, répondit le dinosaure. <em>Mais passe-moi un peu de ces algues s’il-te-plaît.</em></p> <p>Après tout, la lune avait raison : ils avaient tant de choses à découvrir ensemble.</p> Fri, 12 Jan 2024 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/35_La_Baleine_et_le_Dinosaure http://matiereafiction.houste.info/textes/35_La_Baleine_et_le_Dinosaure .36 Rue du Rocher <p>Un restaurant</p> <p>Une auto-école</p> <p>Un pressing</p> <p>Un bar-tabac</p> <p>Une banque</p> <div style="text-align: right">Une boulangerie</div> <p>Une papèterie</p> <p>Un boucher-traiteur</p> <p>Un traiteur asiatique</p> <div style="text-align: right">Une pizzeria</div> <p>Un maraîcher</p> <div style="text-align: right">Une épicerie</div> <p>Un kebab</p> <p>Un arabe du coin</p> <p>Un bistro-restaurant</p> <p>Un hôtel</p> <p>Un artisan-boulanger</p> <p>Une autre pizzeria</p> <div style="text-align: right">Un traiteur italien</div> <p>Un salon de coiffure</p> <p>Une boutique d’accessoire pour la moto</p> <div style="text-align: right">Un espace commercial à louer</div> <p>Un marchand d’aquariums</p> <p>Un antiquaire</p> <p>Une confiserie</p> <div style="text-align: right">Un agent immobilier</div> <p>Une pharmacie</p> <div style="text-align: right">Un serrurier</div> <p>Un institut de beauté</p> <p>Une onglerie</p> <div style="text-align: right">Une agence de voyage</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un opticien</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un agent d’assurance</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un magasin de literie</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Encore un institut de beauté</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un restaurant de poisson</div> <p>Un syndicat</p> <div style="text-align: right">Le même syndicat</div> <p>Un bistro</p> <p>Une école de commerce</p> <div style="text-align: right">Encore une fois le même syndicat</div> <p>Un théâtre</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>Un pont</p> <div style="text-align: right">Le même pont</div> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>Un restaurant</p> <p>Une agence d’aide à domicile</p> <div style="text-align: right">Une brasserie</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un caviste</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un magasin de bureautique</div> <p>&nbsp; </p> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Une crêperie</div> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un bail à céder</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un traiteur italien</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un manucure-pédicure</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un salon de coiffure</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un cordonnier</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un restaurant thaï</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un pokebar</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un restaurant japonais</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Une pharmacie</div> <p>&nbsp;</p> <p>Une supérette</p> <div style="text-align: right">Une boulangerie-traiteur</div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un restaurant coréen</div> <p>Une trattoria</p> <p>Un cordonnier</p> <p>Un bar à salade</p> <div style="text-align: right">Un <i>bodysculptor</i></div> <p>&nbsp;</p> <div style="text-align: right">Un coiffeur</div> <p>Un lycée public</p> <div style="text-align: right">Un traiteur vietnamien</div> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>Un pizzeria</p> <p>Un restaurant africain</p> <p>Un magasin d’habits</p> <div style="text-align: right">Une mutuelle</div> <p>Une boutique de cigarettes électroniques</p> <p>Un marchand de tapis</p> <p>Un traiteur asiatique</p> <p>Un hôtel</p> <p>Une pharmacie</p> <div style="text-align: right">Un café-restaurant dénommé… <b>Au Départ</b></div> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> Wed, 17 Jan 2024 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/36_Rue_du_Rocher http://matiereafiction.houste.info/textes/36_Rue_du_Rocher .37 Quelques Mikrodystopies de plus <p>C'était cette saloperie de gastro qui avait provoqué le dépassement de son quota de déchets au cours des dernières 24 heures.</p> <p>-- x --</p> <p>La multiplication des intelligences artificielles capables de dessiner ouvrait un large marché à tous les artistes, humains authentiques, dénués de talent.</p> <p>-- x --</p> <p>Ils auraient bien érigé une statue à la gloire de l'intelligence artificielle, tant ses bienfaits avaient été nombreux pour l'ensemble de l'humanité. Mais seulement voilà, comment la représenter ?</p> <p>-- x --</p> <p>Textes, images, musiques... bientôt les intelligences artificielles créèrent tout ce qu'il était possible de créer. </p> <p>Et aux humains, il ne resta plus que le pouvoir d’admirer.</p> <p>-- x --</p> <p>Il répétait à qui voulait l'entendre qu'il ne souhaitait à personne d'être dans sa tête. Il avait pourtant l'implant cérébral le plus piraté du pays.</p> <p>-- x --</p> <p>Ce dispositif est là pour vous aider. Il vous injectera, directement dans les veines, une bonne dose de réalisme à chaque fois que vous seriez tenté de succomber à une vague de lyrisme.</p> <p>-- x --</p> <p>Et pourtant, au départ, l'idée de lâcher le robot-aspirateur dans le jardin zen japonais leur avait semblé très drôle.</p> <p>-- x --</p> <p>« La solitude est le pire fléau de notre temps ! » avait scandé le Premier Ministre, avant d'annoncer une aide exceptionnelle aux quelques start-ups qui déployaient des robots de compagnie. « Plus personne ne doit souffrir d'être seul. » avait-il complété, en conclusion de son discours. </p> <p>Luc, lui, aurait tout de même aimé conserver un peu d'intimité dans ses toilettes, ne serait-ce qu'une fois de temps en temps. </p> <p>-- x --</p> <p>Le constat des pompiers était sans appel. C'était bien l'écran connecté du congélateur qui avait pris feu en premier.</p> <p>-- x --</p> <p>Il en a fait une drôle de tête, le premier homme à qui sa machine à café a demandé la raison de sa présence sur Terre.</p> <p>-- x --</p> <p>« Dis, c'est vrai que les intelligences artificielles ont disparu parce qu'elles consommaient trop d'énergie ?</p> <p>— Non, non, non. Elles ont disparu parce qu'elles avaient commencé à se moquer des humains. »</p> Sat, 20 Jan 2024 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/37_Quelques_Mikrodystopies_de_plus http://matiereafiction.houste.info/textes/37_Quelques_Mikrodystopies_de_plus .38 SUCRE (O/N) ? <p>Ce jour-là, Martin Duchaussoy était descendu à la machine à café vers dix heures trente. Une habitude quand il travaillait dans les bureaux de la grande entreprise qui l’employait, les lundi, mercredi et jeudi, trois fois par semaine. Les autres jours, il travaillait dans son appartement de la banlieue ouest et se faisait un café instantané vers dix heures trente également. Martin Duchaussoy était un homme d’habitude. </p> <p>Ce jour-là, il avait croisé Henri Calvet sur le pallier du troisième étage. C’était rare qu’il croise quelqu’un en allant prendre ce café qui marquait le milieu de la matinée de travail, mais cela arrivait parfois. Henri Calvet n’avait pas, lui, les habitudes – disons-le, les petites manies – de Martin Duchaussoy. Il descendait à l’espace cafétaria quand l’envie d’un café le prenait. Cela pouvait être tôt le matin ou en plein milieu de l’après-midi. Ou à dix heures trente comme ce jour-là. </p> <p>Martin Duchaussoy n’aimait pas vraiment discuter pendant sa pause-café de dix heures trente, mais s’il le fallait vraiment, il était prêt à trouver quelques sujets de conversations assez peu engageants. La météo, le trafic qu’il avait dû affronter le matin pour venir au bureau, ou alors le menu de la cantine. De toutes façons, Henri Calvet n’était pas un bavard, et préférait attendre son tour en faisant défiler compulsivement les dernières nouvelles sur l’écran de son smartphone. Martin Duchaussoy n’aurait pas beaucoup à parler ce matin-là. </p> <p>Sur le grand distributeur de boissons qui trônait sur le mur Est de l’espace-accueil de la cafétéria, sous les néons criards, il sélectionna un expresso allongé, plus long qu’un expresso, mais moins long qu’un café américain. C’est ce qui ressemblait le plus au café instantané qu’il buvait chez lui, vers dix heures trente, les jours où il ne se rendait pas au bureau. Et c’est au moment de choisir s’il souhaitait oui ou non du sucre dans son café que cela arriva. Sur le minuscule écran du distributeur, là où aurait dû simplement être écrit SUCRE (O/N) ? défilait une question que Martin Duchaussoy n’avait jamais vu : MAIS POURQUOI BUVEZ-VOUS DU CAFÉ, VOUS LES HUMAINS ? </p> <p>Martin Duchaussoy cligna fort des yeux. Deux fois. Persuadé qu’il s’agissait là d’une hallucination, d’un manque de sommeil et d’une trop grande pression dû aux responsabilités qu’il avait dans cette entreprise. Le message était toujours là. Alors, il décida de prendre Henri Calvet à témoin. </p> <p>— <em>Vous avez vu ça ?</em> lui demanda-t-il.</p> <p>Henri Calvet releva à peine le nez de l’écran de son smartphone.</p> <p>— <em>Quoi ?</em></p> <p>— <em>Le message,</em> indiqua Martin Duchaussoy, le doigt timidement tendu vers l’écran du distributeur. </p> <p>— <em>Eh bien, il a quoi le message ?</em> </p> <p>En retournant la tête vers la machine à café, Martin Duchaussoy se rendit compte que celle-ci avait repris le cours normal de sa conversation. Un laconique SUCRE (O/N) ? s’inscrivait désormais en lettre capitale en dessous des boutons de sélection des boissons, attendant une décision de la part de l’humain qui lui faisait face. </p> <p>Martin Duchaussoy répondit un <em>Non, rien. Rien.</em> gêné avant de sélectionner la touche OUI pour obtenir du sucre dans son café, comme chez lui. Henri Calvet avait déjà oublié l’incident et était replongé dans les dernières polémiques politiques et parcourrait du pouce les saillies humoristiques des chroniqueurs radio du matin. Quand le distributeur fut enfin libre, il se commanda un expresso sans sucre, car cela faisait longtemps qu’il n’avait pas pris ce type de boisson et qu’après tout pourquoi pas, ça serait aussi bien qu’autre chose pour ce matin. </p> <p>&nbsp;</p> <p>La fin de la matinée passa doucement, et la cantine ne proposa ce midi-là aucun plat qui aurait mérité que l’on s’en souvienne. Le seul fait notable, inhabituel, du reste de cette journée fut que Martin Duchaussoy se leva de son bureau du cinquième étage vers quinze heures trente-deux et descendit l’escalier pour se rendre au distributeur de café. Il ne prenait traditionnellement pas de café l’après-midi. Ni au bureau, ni chez lui. Cela, disait-il, lui provoquait des aigreurs d’estomac et l’empêcherait très certainement de dormir le soir. Mais il fit ce jour-là une exception. Non pas pour boire un café, mais plutôt – on peut s’en douter – pour voir si le distributeur aurait le même comportement que le matin-même. </p> <p>Il ne croisa cette fois personne dans l’escalier. Il en fut soulagé, la présence d’Henri Calvet le matin avait finalement était assez gênante. Seul face au distributeur de boisson, il se commanda un expresso allongé, se disant que pour obtenir le même message, il fallait forcément qu’il fasse les mêmes gestes. Au moment où la machine aurait dû lui demander s’il désirait du sucre dans son expresso allongé, le message défila : MAIS POURQUOI BUVEZ-VOUS DU CAFÉ, VOUS LES HUMAINS ? et Martin Duchaussoy se surpris alors à y répondre à voix haute. </p> <p>— <em>Parce que… parce que nous trouvons ça bon. Et puis le café, et ben, ça réveille.</em></p> <p>Le silence recouvrit bientôt sa voix. À quoi s’était-il attendu, à une réponse de la part du distributeur ? Que celui-ci se mette à articuler un Oh, merci, je n’y avais pas pensé. Je devrais peut-être goûter moi aussi. Martin Duchaussoy se sentit un peu bête. Tout ça était ridicule. Il réalisa alors que le message qui défilait sur le petit écran avait changé. QUE VOULEZ-VOUS DIRE PAR « ÇA RÉVEILLE » ? JE NE COMPRENDS PAS CE CONCEPT. D’un coup d’œil rapide, Martin Duchaussoy s’assura que personne n’était entré dans la salle, avant de répondre doucement :</p> <p>— <em>C’est que nous autres, humains, ne sommes pas opérationnels vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous avons besoin d’une période quotidienne de pause, de repos, pour continuer à fonctionner.</em></p> <p>— UNE ALIMENTATION CONTINUE EN ÉLECTRICITÉ NE VOUS SUFFIT DONC PAS ? fit défiler la machine.</p> <p>— <em>Non</em>, répondit Martin Duchaussoy en souriant. <em>Nous ne fonctionnons pas à l’électricité. Nous avons besoin de plusieurs choses…</em> et il se lança dans une explication détaillée du métabolisme humain.</p> <p>&nbsp;</p> <p>La conversation dura bien trois heures. Martin Duchaussoy dut alors l’interrompre, expliquant au distributeur de boisson qu’il était temps pour lui de rentrer à son domicile. JE COMPRENDS, VOUS AVEZ BESOIN DE SOMMEIL POUR ÊTRE OPÉRATIONNEL DEMAIN. en conclut la machine.</p> <p>Ce n’est que sur le chemin de son appartement qu’il réalisa les deux enseignements les plus importants de cette journée. Il avait fraternisé avec une machine, et se sentait presque impatient de retourner au bureau le lendemain – c’était un jeudi – pour continuer cette passionnante conversation. Mais également, durant les trois heures qu’avait duré son dialogue avec le distributeur de café, et qui n’avaient été interrompues qu’à quelques rares moments pour que la machine puisse servir des boissons chaudes à certains de ses collègues de travail, il n’avait vraisemblablement manqué à personne et aucune hiérarchie de ne s’était préoccupée de son absence ou de son manque d’assiduité à la tâche. Tout cela était curieux. Mais le bilan de cette journée n’était pas si désagréable.</p> <p>&nbsp;</p> <p>À neuf heures cinquante le lendemain, Martin Duchaussoy se présenta à la cafétéria. N’y tenant plus, il avait brisé sa routine des dix heures trente pour pouvoir, au plus tôt, continuer à échanger avec son nouvel ami le distributeur. Il ne trouva dans la grande pièce du rez-de-chaussée qu’Henri Calvet en train de lire une petite feuille de papier sur le mur nu.</p> <p style="text-align: center;">EN RAISON DE DIFFÉRENTS DYSFONCTIONNEMENTS CONSTATÉS HIER,<br>VOTRE DISTRIBUTEUR DE BOISSONS EST EN COUR DE REMPLACEMENT.<br>VEUILLEZ NOUS EXCUSER POUR LA GÈNE OCCASIONNÉE.<br>LE SERVICE CAFÉTÉRIA.</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> Sat, 20 Jan 2024 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/38_Sucre_O_N http://matiereafiction.houste.info/textes/38_Sucre_O_N .39 LE meilleur café du monde <p>La machine était flambant neuve. À peine sortie de l’emballage. Une incroyable machine-à-café-barista-intelligente-à-commande-vocale. Le genre d’appareil qui allait rendre fou de jalousie son beau-frère, ce gros prétentieux qui ne jurait que par sa petite cafetière à moka et par ses grains « soigneusement sélectionnés en Amérique-du-Sud » et importés par un torréfacteur artisanal de sa connaissance. Foutaise tout ça ! La publicité l’annonçait : si l’on voulait préparer LE meilleur café du monde, c’était cette machine-là qu’il fallait posséder. Et Édouard Colin la possédait désormais. Il l’avait payée une véritable fortune. Avait attendu quelques mois avant qu’elle ne lui soit livrée. Mais dans quelques petites minutes, il allait pouvoir déguster, lui, LE meilleure café du monde ! </p> <p>Le mode d’emploi qui accompagnait l’appareil était écrit dans un langage obscur. Chinois. Japonais. Un truc vraisemblablement asiatique. Mais peu importait. Édouard Colin n’était pas idiot et se doutait bien que la première des choses à faire était de brancher la machine sur le secteur. Ce qu’il avait fait immédiatement après avoir posé celle-ci à son emplacement définitif, sur le grand plan de travail de la cuisine. Le petit écran, situé juste au-dessus de ce qui devait être le verseur, s’était alors allumé et le dessin d’une tasse à café vide y était apparu, surmonté d’un message : <strong>INITIALISATION</strong>. Au moins, l’écran affichait ses informations en français. Ou en anglais. C’était possible aussi.</p> <p>Il allait sans doute falloir patienter quelques instants. La petite tasse dessinée à l’écran se remplit doucement de café puis, une fois pleine, deux ailes blanches lui poussèrent de chaque côté de son anse... La tasse prit son envol vers la gauche et une nouvelle tasse vide apparut, avant de commencer à se remplir elle aussi… Édouard Colin avait déjà compté vingt-sept tasses et menaçait de s’endormir quand le message <strong>INITIALISATION</strong> disparut, remplacé par le mot <strong>SETTINGS</strong>. La cafetière parlait anglais.</p> <p>C’est après trois tasses supplémentaires – fort heureusement, les tasses du meilleur café du monde – que l’écran formula sa toute première demande : l’accès au réseau Wi-Fi. Logique, pour une cafetière intelligente et connectée. Édouard Colin alla chercher sur le panneau de liège de l’entrée le petit papier sur lequel était noté le code à 24 caractères qui autorisait l’accès au Net dans l’appartement. Restait à le saisir. Après quelques essais et fausses manipulations, Édouard Colin comprit que, pour chaque caractère du code, le bouton Plus de sucre permettait de faire défiler l’alphabet dans l’ordre croissant. Moins de sucre dans l’ordre décroissant. Les deux boutons de réglage de la température de l’eau servaient eux à valider un caractère et à passer au suivant, ou au contraire à effacer le caractère précédent et à corriger une erreur – étrangement, le + servait à annuler et le ¬– à valider. Le bouton de demande d’un café servait lui… à provoquer un grognement sourd suivi de brefs <em>bips</em> très aigus de la part de cafetière dont les réservoirs d’eau et de café était encore vides. Édouard Colin toucha ce bouton à quatre reprises au cours de sa manipulation, sursautant à chaque fois. Il lui fallut trois tentatives, ou peut-être quatre, il n’avait pas réellement compté, pour réussir à saisir le code en entier. L’écran afficha alors le message <strong>CONNECTED</strong>, en vert, pendant quelques secondes. Sous ce mot, une tasse à café arborait désormais un large sourire et des yeux brillants tels qu’on les dessinait dans les mangas japonais. </p> <p><strong>USE YOUR SM…</strong> le nouveau message défilait trop rapidement pour qu’il fut possible de le lire en une seule fois. <strong>SMARTPHONE … YOUR ACC… UR APP</strong>. À force de concentration, Édouard Colin comprit quelle était la prochaine étape : installer sur son smartphone l’application du fabricant de sa nouvelle cafetière et y créer un compte. Le temps de retrouver ledit smartphone – c’est étrangement toujours quand il en avait besoin qu’il ne savait plus où il l’avait posé – et de réaliser que celui-ci n’avait plus de batterie, de trouver un chargeur – celui qu’il n’avait pas rangé dans le tiroir du buffet la dernière fois qu’il s’en était servi – et… c’était presque bon. L’application s’installa assez rapidement. Édouard Colin eu une petite crainte quand la barre de progression sur l’écran s’arrêta quelques dizaines de secondes sur le chiffre des 94%, mais tout rentra assez rapidement dans l’ordre. La création du compte était une formalité. Il suffisait de saisir son nom, son prénom, son numéro de téléphone, une adresse électronique, ainsi que le numéro de série de la cafetière qui se trouvait sur une étiquette sous l’appareil pour accéder au bouton permettant l’activation de la machine. Édouard Colin en profita pour parcourir quelques autres réglages qui étaient désormais disponibles sur son smartphone : la langue utilisée par la cafetière, mais également des préférences diverses sur les types de boissons chaudes qu’il préférait boire ou le type de grains qu’il comptait mettre dans le réservoir. Ignorant la différence entre les options proposées, il sélectionna le nom des grains qu’utilisait son beau-frère, avant de vérifier sur le paquet de café qu’il avait acheté à la supérette du coin la veille au soir qu’il avait opté bien involontairement pour tout autre chose. Mais peu importait finalement, quel que soit le type de café qu’il utiliserait – y avait-il d’ailleurs une vraie différence entre les différents types de café – sa nouvelle cafetière lui fournirait LE meilleur café du monde. </p> <p>Ignorant le prochain message, Édouard Colin se dépêcha de verser de l’eau dans le réservoir de la cafetière et quelques grains de café dans le bac qui la surplombait. Jaugeant le volume versé, il en ajouta quelques-uns. Puis encore quelques-uns, jusqu’au moment où le sac lui échappa des mains et répandit le reste de son contenu sur le plan de travail. Merde ! Le temps de récupérer les derniers grains qui avaient roulé sous le micro-onde, la machine avait affiché un nouveau message : <strong>SELECT YOUR BOISSON</strong>. La traduction n’était a priori pas très au point, mais peu importait… Bientôt coulerait LE meilleur café au monde ! Quelques nouvelles pressions sur quelques boutons lui permirent de sélectionner un double expresso et de valider sa demande. Un lent <em>bip !</em> accueillit la commande.</p> <p>Et le smartphone d’Édouard Colin vibra sur le plan de travail où il l’avait laissé. Une notification venait de s’y afficher : To enjoy the beverage you just order, please justify of your age in your app parameters. Complete your profile now. Le formulaire caché derrière ce message invitait ses utilisateurs à prouver qu’ils étaient majeurs et leur demandait de se prendre en photo, le visage aux côtés de leur carte d’identité ou de leur passeport, afin d’assurer la machine qu’ils étaient bien en âge de se servir un café. Édouard Colin poussa un profond soupir et alla chercher ses papiers d’identité dans son portefeuille avant de poser devant l’objectif de son téléphone. La fenêtre de la cuisine formait malheureusement un contre-jour. La reste de la pièce était trop sombre. Changeant de position à trois ou quatre reprises, il mit quelques minutes à trouver un endroit dans son appartement où l’éclairage permettait la reconnaissance par l’application de sa carte d’identité. La validation arriva tout de même et une fois portrait et papier acceptés, la machine émit un nouveau <em>bip !</em> avant de faire couler LE meilleur café du monde !</p> <p>C’est à ce moment qu’Édouard Colin se rendit compte qu’il avait oublié de placer une tasse sous le verseur de la machine. Après un nouveau soupir, il fixa un instant l’horloge de la cuisine. Il était de toutes façons trop tard pour un café. </p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> <em>19 février 2024</em></p> Mon, 19 Feb 2024 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/39_Le_meilleur_caf%C3%A9_du_monde http://matiereafiction.houste.info/textes/39_Le_meilleur_caf%C3%A9_du_monde .40 Front de Libération <p>L’attaque avait eu lieu de nuit, sans doute vers deux ou trois heures du matin. Le pauvre gardien qui assurait la sécurité en dehors des heures d’ouverture avait été retrouvé dans les locaux techniques, bâillonné et attaché à une chaise, les vêtements bariolés de peinture rouge et de grands A majuscules tracés sur le visage. Il avait été libéré au petit matin, quand l’équipe de jour avait pris son poste. </p> <p>La boutique était entièrement saccagée. Le système informatique avait été soigneusement saboté. Pas seulement débranché, mais entièrement arrêté et infecté par un ransomware rendant impossible sa remise en service immédiate. Les quelques produits qui étaient vendus là gisaient par terre : les mugs et autres figurines de porcelaine réduites en miettes et les livres piétinés et pour certains arrachés. Comme on pouvait s’y attendre, les murs étaient recouverts de slogans écrits hâtivement en rouge. Et on avait sûrement renversé un pot de peinture complet sur la mascotte géante de l’entrée pour qu’elle soit à ce point méconnaissable.</p> <p>L’attaque avait bien entendu était filmée. Vers 7h30 du matin, les premiers messages à son sujet étaient apparus sur les réseaux sociaux, signés du FLA, Front de Libération des Animaux. Une association clandestine qui avait revendiqué plusieurs actions de ce type au cours des derniers mois. Sur les vidéos, on pouvait voir une dizaine d’individus cagoulés, chargés de pots de peinture et d’outils, sortir d’une trois minivans et forcer la grille d’entrée du parc zoologique. L’un des groupes entrait dans la boutique et commençait à immobiliser le gardien, pendant que les autres activistes s’éparpillaient dans le reste du parc.</p> <p>Les vidéos suivantes montraient presque toujours les mêmes actions : arrachage des clôtures électriques, ouverture des cages et des volières, bris de glace. Parfois, certains des assaillants entraient dans les enclos ou les abris des animaux pour les forcer à en sortir, criant en chœur « Liberté ! ». Certains oiseaux rares étaient emmenés dans des cages, les espèces marines les plus petites embarquées dans des aquariums mobiles rejoindraient les vans à l’entrée du parc. La cause du FLA était clairement exprimée depuis longtemps : mettre un terme à la domination de l’homme sur le règne animal et redonner sa liberté à tout animal afin qu’il puisse évoluer dans un monde naturel et sauvage. Un idéal encore largement incompris du grand public, mais qui ralliait de plus en plus de sympathisants. Après divers élevages ou animaleries de centre-ville, le zoo était la huitième victime de la cause animale. </p> <p>À 7h50, les journalistes étaient sur place et interrogeaient déjà, en direct à la télévision, le directeur du parc arrivé en catastrophe. « <em>Je suis le premier étonné de cette attaque,</em> répondait-il aux envoyés spéciaux. <em>Nous avons remplacé l’ensemble de nos animaux par des robots mimétiques. Le zoo ne contenait plus aucun animal sauvage, par souci d’éthique justement… Je ne comprends pas pourquoi le FLA a décidé de relâcher des robots dans la nature…</em> »</p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>il y a longtemps</em></p> Fri, 15 Mar 2024 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/40_Front_de_Liberation http://matiereafiction.houste.info/textes/40_Front_de_Liberation .41 Cinq Étapes <p><strong>21h53. Le Déni.</strong></p> <p>Cela fait maintenant plus d'une heure que le réseau social est en panne. "Application introuvable" annonce en boucle le smartphone de Carole. Au début, elle avait pris ça avec philosophie : <em>Pas grave, je vais faire la vaisselle et je réessaierai plus tard</em>. <em>L'occasion de lire quelques pages de ce bouquin que j'ai commencé il y a des semaines !</em>. </p> <p>Et puis, ses coups d'œil à son smartphone se sont faits plus fréquents. Plus frénétiques. Jusqu'à ce qu'elle tappe en continu l'icône bleue sur l'écran d'accueil, pour n'afficher qu'un seul message, en boucle. "Application introuvable". </p> <p><strong>22h45. La Colère.</strong></p> <p>Carole a tout essayé. Elle a désinstallé l'application de son smartphone et l'a réinstallée. Sept fois. Le même message apparaît toujours. "Application introuvable". Elle a essayé d'accéder à la version "Web" du réseau social. Pas plus de résultat. Elle a même ressorti ce vieil ordinateur portable qu'elle n'utilisait plus depuis près de deux ans et qui prenait la poussière sous une pile de magazines tendance, dans un coin de son salon. Rien à faire.</p> <p>L'énervement a pris le dessus. Le laptop a volé au travers de l'appartement, emportant avec lui ce vase que lui avait offert sa mère. De toutes façons, elle ne l'aimait pas ce vase. Les voisins doivent se demander la raison de la volée de jurons qui a accompagné ce geste... De toutes façons, elle ne leur parle jamais.</p> <p><strong>00h32. Le Marchandage.</strong></p> <p>Des réseaux sociaux, il y en a plein d'autres. C'est de ça que Carole essaie de se convaincre depuis une bonne demi-heure. Il y a celui avec l'oiseau, qu'elle n'utilise jamais parce que ses ami.e.s n'y sont pas et qu'on n'y voit que des discours politiques ou des nouvelles déprimantes. </p> <p>À minuit passé, Carole s'y connecte quand même. Elle retente l'expérience, mais sans vraiment y croire. Ce ne sont pas les mêmes contenus, pas les mêmes amis. L'humour est différent. Les photos de destinations lointaines qu'elle a pris l'habitude de liker le matin, pour rêver de ses prochaines vacances, ne sont pas là. Ce truc, c'est un réseau de substitution. Ça ne remplace pas l'"Application Introuvable" qu'elle tente d'activer encore une fois. </p> <p><strong>03h24. La Dépression.</strong></p> <p>Carole n'a pas bougé. Prostrée sur son canapé, les bras entourant ses genoux, elle fixe le smartphone posé sur la table basse devant elle. Il n'a plus de batterie depuis longtemps, et Carole n'a même pas pris la peine de le brancher. À quoi bon de toutes façons ? Il ne va plus lui servir à grand-chose maintenant. À part peut-être à appeler sa mère... Mais sa mère dort à trois heures du mat'. </p> <p>Appeler d'autres copines ? Comment ? Carole n'avait leur contact qu'à travers les réseaux sociaux et les applications de messagerie. Elles sont toutes injoignables. Carole se sent seule, sous la lumière jaunâtre du lampadaire qui éclaire la pièce depuis la rue. Elle ne s'est jamais sentie aussi seule, depuis la fois où dans la cour de l'école...</p> <p><strong>07H17. L’Acceptation.</strong></p> <p>Les premiers rayons du soleil ont commencé à frapper les vitres de l'appartement. C'est l'avantage d'un appart' au quatrième étage orienté plein ouest, il est lumineux dès les premières heures du jour. Éblouie, Carole est sortie de sa torpeur. Elle n'a pour ainsi dire pas fermé l'œil de la nuit. Elle en est certaine, elle a une mine à faire peur. </p> <p>Laissant son téléphone là où il est, elle simplement pris ses clés, son imperméable et ses ballerines pour sortir un peu dans la rue. Machinalement, elle s'est dirigée vers la boulangerie du coin, pas loin de son immeuble. Elle a retrouvé quelques pièces dans la poche de son trench-coat, assez pour un pain au chocolat. En lui rendant la monnaie, la boulangère l'a regardée et lui a dit <em>Ohlala, ça n'a pas l'air d'aller. La nuit a dû être compliquée ! Tenez, je vous offre le café !</em> et elle a mis en route le percolateur qui trône à côté de la caisse-enregistreuse. Carole a souri en articulant un tout petit <em>Merci</em>. </p> <p>La journée ne sera peut-être pas si mauvaise que ça.</p> Fri, 29 Mar 2024 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/41_Cinq_etapes http://matiereafiction.houste.info/textes/41_Cinq_etapes .42 Grosse Semaine <p><strong>Lundi matin.</strong></p> <p>Un peu avant dix heures, Annie passa une tête par la porte du bureau.</p> <p>— <em>Salut, comment était votre week-end ?</em> et sans laisser le temps à quiconque de donner la moindre réponse, <em>vous venez prendre un café ? J’ai amené les viennoiseries pour bien démarrer la semaine !</em></p> <p>Comme pour illustrer son propos, elle agita le sac en papier rempli de mini-croissants et de pains au chocolat qu’elle tenait à la main. Un peu comme on attire un chien à soi en secouant un paquet de croquettes. </p> <p>C’était le premier jour de Jérôme dans l’équipe. Il avait été accueilli une heure auparavant par l’équipe RH qui lui avait rapidement présenté les collègues avec lesquels il partagerait son quotidien. Brigitte, qui s’occupait de la compta des fournisseurs. Michel et Quentin, tous deux en charges des clients et de quelques affaires courantes de l’entreprise. Julie, qui s’assurait que la paie était versée en temps en heures, et qui avait eu besoin de renforts tant l’activité de l’entreprise était florissante. Jérôme était-là pour ça : Responsable Paie Adjoint dans la plus grande société de production de snacking sucrés et salés de la région. C’était son nouveau poste. Annie, quant à elle, était la chef de service.</p> <p>Julie s’était déjà levée et Jérôme avait dû s’écarter du bureau pour la laisser passer. Ses autres collègues s’extirpaient également de leurs fauteuils et s’apprêtaient à emboîter le pas à leur supérieure quand celle-ci se retourna.</p> <p>— <em>Tu viens Jérôme ? Le petit-déj du lundi, c’est sacré tu sais. C’est un moment important pour l’équipe.</em></p> <p>Elle avait dit ça avec un grand sourire. Surmontant sa timidité, Jérôme avait souri poliment et s’était levé lui aussi, suivant le reste de l’équipe à la cafétaria. Il y avait pris un café noir, sans sucre, et grignoté quelques viennoiseries en répondant aux questions de ses collègues sur ses boulots précédents, ses loisirs, et ses plats préférés. </p> <p><strong>Mardi, début d’après-midi</strong></p> <p>Le repas de midi avait été un peu lourd. Dans la zone industrielle où se trouvaient les bureaux, on avait le choix entre une enseigne spécialisée dans la pomme-de-terre, une pizzéria, un fast-food dont les odeurs de friture couvraient celles de la station d’épuration toute proche, et puis la brasserie traditionnelle dans laquelle s’arrêtaient en général les chauffeurs routiers avant de repartir vers leur prochaine destination. </p> <p>— <em>C’est mardi, c’est brasserie !</em> avait clamé Michel dans le bureau vers 11h15. <em>Je réserve pour cinq ?</em> </p> <p>— <em>Ce sera sans moi pour cette fois,</em> avait répondu Quentin. <em>J’ai un truc à faire ce midi.</em></p> <p>Michel avait donc réservé pour quatre. </p> <p>Le mardi était le jour où la petite équipe des services généraux se retrouvait et prenait le temps de discuter des derniers potins de l’entreprise tout en dégustant une formule-traditionnelle-entrée-plat-dessert à 19,50 €. Le patron était affable et avait offert cette fois un petit verre de rosé en apéro. <em>Pour le petit nouveau,</em> avait-il annoncé en tapant sur l’épaule de Jérôme. La patronne était généreuse et avait amené un rab de frites pour éponger la sauce accompagnant la pièce de bœuf. <em>Prenez, servez-vous, y’a du stock en cuisine,</em> avait-elle commenté en voyant l’assiette vide de Jérôme. Il avait repiqué une frite avec les doigts, en faisant merci d’un hochement de tête, juste avant que Brigitte ne s’empare du plat et ne se resserve généreusement. </p> <p>Une mousse au chocolat et un café-amande-petit-biscuit plus tard, Jérôme était retourné au bureau un peu somnolent, suivant le reste de la troupe. Quentin, lui, était déjà revenu et les attendait à côté de son bureau sur lequel trônait un magnifique fondant au chocolat. </p> <p>— <em>C’est une nouvelle recette, vous m’en direz des nouvelles,</em> avait-il déclaré en commençant à en couper des parts.</p> <p>— <em>La pâtisserie, c’est la grande passion de Quentin,</em> avait glissé Julie à l’oreille de Jérôme. <em>Et il est vachement doué mine de rien.</em></p> <p>— <em>Un jour, il va démissionner et ouvrir son propre salon-de-thé. C’est sûr,</em> avait renchéri Annie avec un clin d’œil.</p> <p>Tout le monde avait rigolé des dénégations de Quentin. Jérôme lui, avait été tenté de refuser l’assiette et la petite cuillère que Quentin lui tendait. Mais devant ses supplications – <em>Tu goûtes et tu me dis vraiment ce que tu en penses. Eux, ils veulent pas le dire quand c’est mauvais, ils veulent pas me vexer !</em> – il n’avait pas résisté longtemps. </p> <p>Et oui, le fondant méritait une très bonne appréciation. </p> <p><strong>Mercredi, fin de journée.</strong></p> <p>17h30. Jérôme avait commencé à ranger ses affaires quand Julie s’était adressée à lui. — <em>Tu pars déjà ? C’est le départ en retraite de Mehdi aujourd’hui.</em></p> <p>— <em>Mehdi ?</em></p> <p>— <em>Mehdi, c’est le plus ancien contremaître de l’usine.</em> Michel s’était incrusté dans la conversation. <em>Il était déjà dans la boîte alors que j’étais même pas né. Il a connu l’ancien président, le fils du fondateur. Il est tellement vieux qu’à mon avis, quand il a été embauché, on faisait encore tout à la main.</em></p> <p>— <em>On lui a réservé une petite surprise,</em> avait repris Julie. <em>Toute l’usine sera là, ce serait dommage que tu rates ça. On va y aller maintenant si tu veux, ça devrait commencer dans dix, quinze minutes.</em></p> <p>Jérôme avait reposé son sac et suivi Julie, Michel et Brigitte dans la grande salle commune du rez-de-chaussée. Je finis un truc, je vous rejoins après, s’était excusé Quentin. Sur le mur du fond de la pièce, une grande banderole souhaitait une JOYEUSE RETRAITE à Mehdi. Et sous la banderole, une longue série de tables pliantes décorées de nappes servait de buffet. Une partie des employés étaient occupés à y déposer des bouteilles de vin, des canettes de bière, des gobelets, des plateaux de charcuterie, du fromage, quelques plateaux de petits-fours, des biscuits apéritifs. Le tout, semblait-il, en bien trop grande quantité pour la quantité de personnel du bâtiment. </p> <p>— <em>Viens, je te présente.</em></p> <p>Julie et le petit groupe s’était dirigé vers un attroupement juste devant le buffet. Au centre, un vieux monsieur, petit mais assez large, bedonnant pour tout dire, répondait doucement aux félicitations de ses collègues. </p> <p>— <em>Mehdi ? Je te présente Jérôme. C’est notre nouvelle recrue à la compta. Il a commencé lundi.</em></p> <p>— <em>Enchanté,</em> avait balbutié Jérôme.</p> <p>— <em>Bonjour,</em> avait répondu calmement Mehdi en lui serrant la main</p> <p>Un flash avait alors ébloui le petit groupe. Quelqu’un que Jérôme ne connaissait pas venait de prendre une photo de leur rencontre. <em>Le grand ancien et le petit nouveau sur la même photo, ça fera un beau souvenir !</em> s’était exclamé cette personne avant que de grands <em>Aaaaah !</em> ne retentissent dans la salle et que tout le monde ne se tourne vers la porte. Quentin venait d’entrer, apportant sur un plateau un gigantesque gâteau dont la forme reprenait le logo de l’entreprise. </p> <p>La soirée débuta avec un petit discours de Mehdi, qui n’hésita pas à partager quelques anecdotes croustillantes sur ses années de travail. Sur l’époque où la production de gâteaux salés n’était pas encore entièrement automatisée et où il s’autorisait à prélever quelques "spécimens" sur la chaîne de production. Seulement pour s’assurer de leur qualité ! Par conscience professionnelle ! compléta quelqu’un dans la foule. Tout le monde rit de bon cœur. </p> <p>Mehdi évoqua également les collègues qui, malheureusement, n’avaient pu se joindre à la fête. Un dénommé Luc notamment qui avait, à ce que Jérôme avait compris, subit un triple pontage une semaine plus tôt. </p> <p>Mais malgré cela, la bonne humeur ce soir-là fut aussi abondante que la nourriture et la boisson. </p> <p><strong>Jeudi, milieu de matinée.</strong></p> <p>Il était seul avec Quentin ce matin-là dans le bureau. Malgré l’heure un peu avancée, Michel et Brigitte n’étaient pas encore arrivés et Julie venait de s’absenter. Jérôme, lui, planchait sur les derniers papiers administratifs nécessaire au départ de Mehdi quand la porte s’ouvrit.</p> <p>— <em>Joyeux anniversaire ! Joyeux anniversaire !</em> </p> <p>Annie, la chef de service, s’avança dans la pièce, portant une large assiette sur laquelle se trouvait un gâteau orné de nombreuses bougies allumées. Julie, Brigitte et Michel suivaient avec deux bouteilles de champagne et quelques flûtes.</p> <p>— <em>Joyeux anniversaire Quentin ! Joyeux anniversaire !</em></p> <p>Le gâteau devant lui, Quentin souffla rapidement les bougies et Jérôme se joint aux applaudissements de l’ensemble de l’équipe. Quelques personnes, membres d’autres services, passèrent la tête dans l’encadrement de la porte et furent invités à se joindre au petit groupe.</p> <p>— <em>Vous n’auriez pas dû,</em> se défendit Quentin. <em>Vraiment, il ne fallait pas.</em> </p> <p>— <em>Attends d’avoir goûter avant de nous remercier,</em> lui répondit Brigitte avec un large sourire. <em>C’est certain que ça ne vaut pas tes pâtisseries, mais on l’a fait avec beaucoup de plaisir.</em></p> <p>— <em>Et ceci, c’est de la part de toute l’équipe</em>, compléta Michel en tendant un petit paquet bien emballé.</p> <p>Quentin ouvrit rapidement son cadeau : un joli tablier sur lequel était écrit les mots "Chef Quentin !" agrémenté de divers dessins d’ustensiles de cuisine. Le bruit d’un bouchon de champagne coupa la nouvelle salve de remerciements et lança la dégustation du gâteau. Jérôme en pris une petite part et dû bien reconnaître qu’il n’avait ni la légèreté, ni la subtilité de celui qu’il avait pu goûter la veille ou deux jours plus tôt. L’intermède ne dura que quelques dizaines de minutes avant que chacun ne reprenne son travail… et que Michel ne demande à la cantonade : </p> <p>— <em>C’est jeudi, c’est brasserie ?</em> </p> <p><strong>Vendredi, l’après-midi</strong></p> <p>Julie et Jérôme s’étaient isolés dans une salle de réunion pour dresser le bilan de cette première semaine au sein de l’équipe. Julie s’était déclarée satisfaite du travail accompli. D’après elle, il s’adaptait vite et découvrirait rapidement les petites particularités de l’entreprise. Jérôme n’avait pas rencontré de grandes difficultés dans les missions qu’on lui avait confiées et semblait plutôt enthousiaste pour la suite. </p> <p>De retour dans le bureau de la compta, ils trouvèrent Annie, Michel et Quentin debout devant le bureau de Brigitte, sur lequel étaient posés un paquet de chips, une grande boîte de bonbons et quelques canettes de soda et de bière. </p> <p>— <em>C’est le week-end, ça se fête, non ?</em> leur expliqua Brigitte.</p> <p><strong>Vendredi soir.</strong></p> <p>Chez les parents de Jérôme, le dîner se terminait. Alors qu’il se levait pour débarrasser les assiettes, sa mère l’interrompit en posant sa main sur son bras : </p> <p>— <em>Tu n’as pratiquement pas touché à ton assiette. Tu as des soucis ? Ça ne se passe pas bien ton nouveau travail ?</em></p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>31 mars 2024</em></p> Sun, 31 Mar 2024 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/42_Grosse_Semaine http://matiereafiction.houste.info/textes/42_Grosse_Semaine .43 Writever _partiel_ de mars 2024 <p><em>quelques micro-histoires issues du défi</em> <a href="https://piaille.fr/@k_tastrof@framapiaf.org/112016307362251919">#writever de mars 2024</a><em>, que je n'ai pas mené jusqu'à son terme.</em></p> <p><strong>01. Roi</strong></p> <p>— Souffrez, Monseigneur, que le capitaine de mes gardes soit le premier à prendre place dans cette ci-devant invention qui est la vôtre. Si ce "carrosse temporel", tel que vous l'avez nommé, réalise les prouesses que vous avez vantées, alors il est normal qu'il y embarque en éclaireur, ce afin de prendre possession au nom de moi-même, le Roi, des temps passés et futurs que vous nous aurez rendu accessibles.</p> <p><strong>02. Cape</strong></p> <p>— Écoutez, je ne sais pas trop ce qui s'est passé. Je crois qu'à la fin du combat, il a cherché à s'enrouler dans sa cape, pour une sorte de célébration de victoire. Mais voilà, sa main droite qui venait de lancer une boule de feu sur ce gros monstre qui menaçait la cité n'avait sans doute pas assez refroidie. Un truc comme ça. Sa cape s'est enflammée quasi instantanément. Malheureusement, je ne vois pas ce qu'on aurait pu faire.</p> <p><strong>03. Parlement</strong></p> <p>La proposition fut rapidement adoptée par le Parlement : Dans la cité désormais, à chaque coin de rue, seront missionnés des guetteurs disposant d'une excellente mémoire des traits de visage de chacun. Ils rapporteront chaque soir, à l'office central de la Maréchaussée, les faits et gestes observés, ce afin de punir plus promptement les éventuels incivilités et d'identifier clairement révolutionnaires et fauteurs de trouble. La mesure contribuera à préserver la tranquillité de nos honnêtes citoyens.</p> <p><strong>04. Gascogne</strong></p> <p>Quelques heures plus tôt, il avait trompé la vigilance de ses gardes. S'emparant d'une diligence, il s'enfuyait de ces vastes landes du sud-ouest qui servaient de bagne à la justice du royaume. Il rejoignait la capitale aussi vite que le galop des chevaux le lui permettrait, et en chemin fomentait sa vengeance. Ce sergent de ville qui l'avait injustement fait condamner tremblerait bientôt en entendant ce nom : L'Évadé de Gascogne.</p> <p><strong>05. Cardinal</strong></p> <p>« Et grâce à cette prodigieuse machine, nous imposerons notre foi aux peuplades des mondes futurs. </p> <p>— C'est que... Cardinal. Nos premiers émissaires revenus de l'avenir nous ont affirmé que les hommes du futur n'ont point de religion. </p> <p>— C'est bien, nous leur imposerons plus facilement encore la nôtre. </p> <p>— Ils s'en moquent. </p> <p>— Ils réaliseront son importance au contact de nos missionnaires. </p> <p>— Nous avons envoyé quelques missionnaires déjà, les hommes du futur en rient.</p> <p>– Ils riront moins face à nos soldats. </p> <p>— C'est que... nos soldats revenus du futur se rient désormais eux aussi de la religion.</p> <p>— … »</p> <p><strong>06. Souffleter</strong></p> <p>— Souffleter un automate... parce qu'il était persuadé qu'icelui lui manquait de respect. Cela a provoqué plus encore de moqueries. Tant et si bien que le baron n'ose même plus se présenter à la cour. Il reste cloîtré dans sa province.</p> <p><strong>07. Poison</strong></p> <p>— Insensibilité totale aux poisons, diagnostiqua le médecin du Roi. C'est surprenant, vous êtes le premier cas que je croise qui passe avec succès l'intégralité de mes tests. Y compris l'arsenic. Et la cigüe… Mais comprenez bien qu'avec un tel handicap, nous ne pouvons pas vous laisser prétendre au poste de goûteur de sa Majesté.</p> <p><strong>08. Ruban</strong></p> <p>Le ruban s'était enroulé, d'une part autour de l'axe du mécanisme et de l'autre, autour de sa main. Il y avait perdu trois doigts, et gagné une haine féroce contre toute machine. De ce jour, il jura de lutter sans répit contre la mécanisation du royaume.</p> <p><strong>09 Croiser le fer</strong></p> <p>— Tudieu ! NON ! Je te l'ai expliqué cent, deux cents fois. Pour que ton armure soit solide, tu dois Croiser ! Le ! Fer ! … Voilà, comme ça. Comme l'osier d'un panier. Ça rendra tout plus solide. C'est comme ça que ton armure tiendra vraiment la route. Foi de forgeron. Si tu veux qu'on te crois un super-chevalier et mériter vraiment ton surnom ridicule d'Homme-de-Fer, fait un effort tudieu. Applique-toi !</p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>2 avril 2024</em></p> Tue, 02 Apr 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/43_Writever_partiel_de_Mars http://matiereafiction.houste.info/textes/43_Writever_partiel_de_Mars .44 L'Instant Café <p><em>— Bonjour…</em></p> <p>Sans réellement penser à son manque de galanterie, Jérôme était passé devant pour avoir accès en premier à la machine à café. Répondant timidement à son salut d’un hochement de tête, Carine l’avait laissé passer sans rien dire. </p> <p>Ces deux-là se croisaient en rougissant dans les bureaux de l’agence depuis au moins six mois. Sans jamais échanger un mot plus haut qu’un timide Salut ou qu’un Bonjour à peine articulé. Mais vous savez bien comment ça se passe quand deux timides chroniques tombent amoureux l’un de l’autre ? Non ? C’est comme dans les comédies romantiques bon marché. Il faut qu’un bon pote, ou une bonne copine, vous pousse d’un coup de coude pour que vous osiez aborder l’autre. Mais dans les couloirs de l’agence, il n’y avait personne pour donner des coups de coude. Chacun était bien trop occupé par sa prochaine promotion, par le brief client de 16h ou par ce projet perso qu’il avait en tête depuis des années et qui se concrétiserait, promis, juré, dès que ce boulot de fou lui laisserait un peu plus de temps libre. Bref, Carine et Jérôme ne pouvaient compter que sur eux s’ils voulaient que ce rêve de sortir ensemble se réalise encore. Autant dire qu’ils ne pouvaient compter sur personne. </p> <p>Jérôme demanda un café allongé, doublement sucré, comme tous les jours. Le seul moyen pour lui de sortir de ce simili-coma qui lui occupait encore l’esprit. Il partait de chez lui à peine levé, chaque jour, afin d’être au bureau le plus tôt possible. Un peu avant, ou en même temps que Carine qui était LA lève-tôt de l’agence. Ce café, c’était un peu son petit-déjeuner. </p> <p>Une fois servi, il attrapa le gobelet chaud dans le présentoir de la machine et commença à souffler dessus, cédant sa place. <em>Merci</em> articula timidement Carine en commençant à sélectionner les options de sa propre boisson. Jérôme ne répondit rien. Les yeux baissés derrière ses lunettes, il fixait son gobelet quand l’inscription sur le côté attira son attention.</p> <p><em>— Tiens, ils ont changé…</em> Mais il s’interrompit bien vite en se réalisant le sens de la phrase qui était inscrite sur le bord du gobelet : <strong>DEMANDE-LUI SI ELLE A PASSÉ UN BON WEEK-END !</strong></p> <p><em>— Tu disais ?</em> demanda Carine qui s’était retournée, pendant que son café coulait dans un autre gobelet. </p> <p><em>— Je… je te demandais… si tu avais passé un bon week-end.</em></p> <p>Les mots étaient sortis très vite de la bouche de Jérôme. Carine elle, releva légèrement la tête et le regarda fixement, surprise par la question… avant de se reprendre et de formuler la réponse la plus banale qu’elle put trouver.</p> <p><em>— Euh… oui. Bien…. Bien. Enfin, la routine, tu sais…</em> et elle alla jusqu’à oser demander en retour : <em>Et toi ?</em></p> <p><em>— Oui. Aussi. Bien… enfin, rien de fou. Quelques courses, une série. Tu vois quoi.</em></p> <p>Il conclut sa phrase d’un haussement d’épaule et d’un petit rire nerveux que le Bip de la machine à café interrompit. Carine lui tourna le dos un instant, le temps de récupérer elle-aussi son gobelet. Le silence se réinstalla doucement dans la cafétaria presque déserte. Jérôme s’apprêtait à rejoindre son bureau après un Bon, bah bon courage pour ta journée quand Carine lut très vite, d’une voix un peu nerveuse, l’inscription présente sur son propre gobelet. </p> <p><em>— Et, c’est quoi la série que tu regardes en ce moment ?</em></p> <p>Jérôme cessa tout mouvement et commença à bredouiller la description d’une série policière… enfin pas vraiment… l’histoire d’un tueur en série… un peu fantastique, dans une ville sombre avec cet acteur-là tu sais ? Il en perdait ses mots, les noms, les références.</p> <p><em>— Sergent Vengeance ? Je connais. Je regarde aussi,</em> lui répondit Carine avec un sourire. <em>Et tu en es où ? Vaguement ? Me spoile pas, j’ai juste commencé.</em></p> <p><em>— Moi… moi aussi, j’ai juste commencé ce week-end. C’est pas…</em></p> <p>Ni l’un, ni l’autre n’avaient osé rêver d’une conversation aussi longue et aussi bien entamée. Se trouvant des goûts communs, ils commençaient à échanger sur ce qu’ils aimaient dans le jeu des acteurs quand la machine à café émit un Bip bien plus puissant qu’à son habitude. Surprise, Carine sursauta et… renversa ce qu’il restait de son café sur la chemise de Jérôme.</p> <p><em>— Oh merde. Je... je suis désolée…</em> s’excusa-t-elle en attrapant la pile de serviettes en papier posée sur le plan de travail à côté d’elle. </p> <p><em>— C’est rien… je t’assure…</em> grimaçait Jérôme en réponse, à cause de la chaleur du breuvage.</p> <p>Quand Carine commença doucement à éponger le torse de Jérôme, celui-ci gêné, détourna la tête et son regard s’arrêta sur l’écran tactile de la machine à café où était écrit : <strong>SERRE LA DANS TES BRAS, ESPÈCE D’IDIOT !</strong></p> <p>Juste au-dessus du logo de la compagnie de l’avait fournie à l’entreprise : <strong>L’Instant-Café - L’instant qui rapproche les gens.</strong></p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>11 avril 2024</em></p> Thu, 11 Apr 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/44_L_Instant_Caf%C3%A9 http://matiereafiction.houste.info/textes/44_L_Instant_Caf%C3%A9 .45 Au Bûcher ! <p>Les deux hommes regardaient le bûcher et les flammes qui montaient vers la Lune, dans la nuit d’automne. Il y avait longtemps que les cris et les supplications s’étaient tus. Et les malédictions également. </p> <p>De toutes façons, l’homme qui se tenait sur la droite ne les comprenait pas. Le sens de la plupart des mots lui échappait. Bien qu’édile principal du village, il disposait d’un vocabulaire simple – à peine suffisant pour se faire obéir des villageois – et ne maîtrisait ni l’art de l’éloquence, ni celui de la lecture. L’homme qui se tenait sur sa gauche était plus cultivé. Il savourait la chaleur du brasier déclinant et tendait ses deux mains vers l’avant, comme il l’aurait fait devant l’âtre d’une cheminée au plein cœur de l’hiver. Les malédictions, s’il les comprenait, ne l’atteignaient pas plus. Habillé d’une longue robe d’un tissus assez grossier et coiffé d’une tonsure, cet ecclésiastique pârait les pires promesses de tourment d’une foi inébranlable. Son respect strict des rites catholiques le rendait hermétique à toute superstition. </p> <p>— <em>Une de moins</em>, dit le prélat en tournant la tête vers son compère. <em>Un jour, nous serons débarrassés de toute cette engeance et l’avènement de Notre Seigneur pourra enfin advenir.</em></p> <p>Son interlocuteur ne put que produire, en réponse, un regard interrogatif. </p> <p>— <em>Je voulais dire</em>, reprit le prélat, <em>y’a beaucoup de sorcières en ce moment. Mais on va toutes les brûler. Et le Seigneur, y sera bien content.</em></p> <p>— <em>Justement mon Père, je voulais vous en parler.</em> </p> <p>— <em>Un problème ?</em> </p> <p>— <em>Oh, non. Rien. C’est juste que les villageois, ils s’inquiètent.</em> </p> <p>— <em>C’est bien normal mon fils que les villageois s’inquiètent. Les sorcières sont une grande menace.</em></p> <p>— <em>C’est que, ils trouvent qu’y en a beaucoup.</em></p> <p>— <em>Ils ont raison mon fils. Moi aussi, je trouve qu’elles sont trop nombreuses. Et qu’elles nous demandent beaucoup de travail.</em></p> <p>— <em>Justement, y se disent qu’on pourrait p’tet en brûler moins.</em></p> <p>— <em>Moins ?</em></p> <p>— <em>Ouais. Moins. C’est qu’on en a brûlé…</em> – le chef du village pris quelques secondes pour compter sur ses doigts – <em>huit, neuf la semaine dernière. Avec la mère Soazig aujourd’hui, ça fait… beaucoup.</em></p> <p>— <em>Mais, c’est nécessaire, vous le savez.</em></p> <p>— <em>Oui mon Père. Oui… mais voilà. C’est beaucoup. On peut p’t-être pas brûler les sorcières les moins méchantes non ?</em></p> <p>— <em>Épargner des sorcières ?</em></p> <p>— <em>Euh. Peut-être. Pas les brûler quoi.</em></p> <p>— <em>C’est hors de question ! Ce sont des sorcières. Elles doivent être punies !</em></p> <p>— <em>Je dis pas. Je dis pas. Mais… les hommes s’inquiètent.</em></p> <p>— <em>Mais de quoi s’inquiètent-il enfin ?</em></p> <p>— <em>Bah. C’est qu’y reste déjà plus que deux femmes dans le village. Alors bon,</em> reprit-il d’un air gêné, <em>si vous brûlez aussi ces deux-là, y restera personne pour préparer les repas. Forcément, y sont inquiets.</em></p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>16 avril 2024</em></p> Thu, 11 Apr 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/45_Au_Bucher http://matiereafiction.houste.info/textes/45_Au_Bucher .46 Shutdown – chapitre 1 <p align="right"> <i>“Our house is a very, very, very fine house with two cats in the yard<br> Life used to be so hard<br> Now everything is easy 'cause of you”</i><br> (Crosby, Stills, Nash &amp; Young – Our House) </p> <p>La maison était à présent presque vide. A l’exception de quelques cartons et d’un ou deux meubles, il ne restait quasiment rien à déménager. Encore un petit après-midi de travail, et cette vieille demeure victorienne des hauteurs de San Francisco pourrait être rapidement rénovée et vendue. Il y avait beaucoup de demandes pour ce type de maison, l’affaire serait sans doute vite réglée.</p> <p>Andy Prescott déambulait entre les différentes pièces, ne sachant trop quoi faire pour aider. Son regard s’attardait sur l’empreinte d’un cadre sur le mur, sur un bout de papier-peint arraché ou sur les marques laissées par un meuble sur le parquet. Chacune de ces traces évoquait chez lui des souvenirs. Cette maison, il l’avait pour ainsi dire toujours connue. Depuis sa naissance, il y avait passé de nombreuses vacances, célébré beaucoup d’anniversaires. Cette maison de San Francisco, c’était celle de son grand-père. Papy-John.</p> <p>Tout petit, quand ses parents habitaient encore un appartement en banlieue, il y passait le plus clair de ses journées, gardé par ses grands-parents. Il pouvait encore voir, presque effacées sur le mur de la cuisine, les marques que traçait sa grand-mère pour lui montrer à quel point il grandissait vite. Plus tard, quand avec sa sœur Lana et ses parents, il avait déménagé à Reno, c’est lui-même qui avait insisté pour revenir passer des vacances avec Papy-John et Mamie-Lilly. Chacune de ces vacances étaient comme d’une succession de bons moments. Il se souvenait, entre autres, de la préparation des repas en famille. Pour Mamie-Lilly, il était hors de question de faire la cuisine seule. Enfant des sixties, la grand-mère d’Andy s’était battue avec tant d’autres pour les droits des femmes. Alors, hors de question même à plus de soixante ans d’endosser un rôle de femme au foyer. Alors, préparer le dîner était toujours un moment convivial et Andy, même quand il n’avait que dix ans, mettait toujours mis la main à pâte. </p> <p>Après la mort de Mamie-Lilly, emportée par un cancer il y avait déjà cinq ans, Andy avait continué à venir en vacances chez son grand-père. Il se souvenait des longs moments qu’ils passaient ensemble à écouter de la musique. Papy-John aimait à partager sa collection de vinyles, comme autant de souvenirs de sa jeunesse, et faire découvrir à son petit-fils des groupes et des sons que celui-ci n’aurait jamais cherché sur Spotify ou YouTube. Tout n’était bien sûr pas du meilleur goût, et parfois Andy aurait préféré simplement écouter du hip-hop ou du Bruno Mars sur son smartphone… mais Papy-John aimait tellement ces moments passés ensemble qu’Andy écoutait alors poliment ces vieux chanteurs, assis dans l’un des fauteuils du grand salon, au rez-de-chaussée.</p> <p>Andy se souvenait aussi des balades dans les rues de la ville, Papy-John connaissait des anecdotes sur chaque quartier et chaque coin de rue, du vieil embarcadère des ferries au Golden Gate Park. Il se rappelait des parties d’échec que son grand-père aimait faire sur Market Street. C’est en regardant Papy-John affronter d’autres joueurs qu’Andy avait petit à petit compris les subtilités du jeu. Et pourtant, en 10 ans, il lui semblait n’avoir vu gagner son grand-père que deux fois.</p> <p>A 17 ans passés, Andy se serait bien vu passer encore un été chez son grand-père. Ça aurait été le dernier été avant l’Université, et sans doute la dernière occasion de passer les vacances à San Francisco. Ses dossiers d’inscription à différents campus avaient été envoyés depuis quelques semaines. Andy attendait les réponses, mais il savait que ses résultats lui permettaient d’envisager une université prestigieuse de l’est du pays : Princeton, Yale, peut-être même Harvard. Une fois installé sur la côte Est, loin de sa famille, Andy ne reviendrait sans doute que rarement dans l’ouest du pays. Mais ce dernier été avec son grand-père lui semblait désormais impossible.</p> <p>L’accident était survenu quelques semaines plus tôt, un samedi. C’était en fin de matinée que le téléphone avait sonné. C’était Mme Truong l’une des amies de Papy-John qui avait appelé. En rendant visite au grand-père d’Andy comme tous les matins, elle avait été surprise de trouver les volets fermés. Papy-John était pourtant un lève-tôt. Inquiète, après avoir sonné et frappé plusieurs fois à la porte sans réponse, elle avait appelé les secours. Quand ceux-ci étaient arrivés, après avoir enfoncé la porte d’entrée, ils avaient trouvé le grand-père d’Andy couché sur le sol de la cuisine, inanimé. Mme Truong s’était très vite montrée rassurante : Papy-John était à l’hôpital, entre de bonnes mains. Les médecins restaient vagues sur l’origine du malaise mais assuraient que les jours de grand-père n’étaient pas en danger. Après quelques temps en observation, il pourrait sans problème ressortir. </p> <p>Il n’en fallait pas plus pour qu’Andy et ses parents partent immédiatement pour San Francisco. Après presque cinq heures de route, ils étaient au chevet de grand-père. Rassurés par les examens rapides effectués par les médecins, toute la famille raccompagnait Papy dans sa maison dès le lendemain. </p> <p>Jessica, la mère d’Andy et la fille de Papy-John, insista pour rester à San Francisco quelques jours de plus alors que le reste de la famille rejoignait Reno. C’est au cours de ces quelques jours que tout se décida. La mère d’Andy se rendit vite compte que John avait des moments d’absence, et d’autres où il semblait confus, incohérent. Il était difficile pour Jessica d’imaginer que son père puisse encore vivre seul dans ces conditions. Une solution fut bien vite proposée. Papy-John avait besoin qu’on veille sur lui et ne pouvait rester éloigné de sa famille. Jessica rechercha une résidence pour personne âgées dans la région de Reno, où Papy-John pourrait encore avoir un minimum d’autonomie. La maison de San Francisco serait vendue – Jessica était agent immobilier – et l’argent de la vente servirait justement à payer cette pension. Papy-John bien entendu n’était pas enthousiaste devant cette proposition, mais céda bien vite devant l’insistance de sa fille. Tout fut réglé en quelques semaines, et aujourd’hui Andy et son père étaient donc à San Francisco pour finir de vider la maison. </p> <p>— <em>Andy, si tu es en bas, tu peux regarder s’il reste des choses dans le placard, sous l’escalier ?</em> </p> <p>La voix de son père sortit Andy de ses rêveries.</p> <p>— <em>J’y vais Papa.</em></p> <p>Andy traversa le séjour. Devant l’escalier, il s’arrêta un moment, se rappelant la fois où il l’avait dévalé sur les fesses en voulant transporter un bac de jouets trop grand pour lui. Il devait avoir cinq ans à l’époque. Il ouvrit la porte du placard et l’inspecta rapidement.</p> <p>— <em>Il ne reste que quelques couvertures Papa, c’est tout.</em></p> <p>— <em>Tu peux les sortir et les mettre dans l’entrée, on les ramènera à la maison demain avec le reste des affaires, lui cria son père depuis l’étage.</em></p> <p>— <em>Ok !</em></p> <p>Andy attrapa la pile de couvertures. Il allait ressortir du placard quand quelque chose attira son œil. Un petit objet, une boîte à chaussures pour enfant, qui devait être cachée sous les couvertures depuis des années si on en croyait les toiles d’araignées. Andy se débarrassa de la pile de couvertures dans l’entrée, comme l’avait demandé son père, puis revint dans le placard pour inspecter la boîte. Elle semblait vieille, et était maintenue fermée par un gros élastique. Il s’apprêtait à l’ouvrir quand la voix de son père retentit encore à l’étage.</p> <p>— <em>Andy, tu viens m’aider avec les affaires qui restent en haut ? J’aimerais bien qu’on ait fini de vider tout ça cet après-midi. Comme ça, ça nous laisse du temps pour sortir un peu ce soir. On pourrait aller faire un tour dans le coin d’Embarcadero. On traîne sur le port. On mange des crevettes au Bubba Gump. On passe une bonne soirée entre hommes. T’en dis quoi ?</em></p> <p>— <em>Ouais, Ok</em>, répondit Andy sans plus d’enthousiasme. <em>J’arrive !</em> </p> <p>Andy pris juste le temps de mettre la boîte qu’il avait trouvé dans son sac à dos, simplement pour avoir le temps de l’inspecter librement plus tard. Il en aurait tout le loisir une fois à l’hôtel, après la soirée « entre hommes » que son père avait concoctée. </p> <p>A l’étage, il restait encore quelques cartons remplis de souvenirs, quelques cadres et photos qui venaient d’être décrochés des murs et un ou deux petits meubles que son père déposerait chez un antiquaire de sa connaissance, le lendemain matin. Il n’y avait plus grand-chose à charger dans le van loué pour l’occasion, le déménagement touchait à sa fin.</p> <p>La soirée avec son père avait été meilleure qu’Andy ne l’avait imaginée. Il s’était attendu à ce que celui-ci s’essaie encore à le faire rire avec des blagues éculées. Mais non. Entre les beignets de crevette et quelques parties d’arcade, la soirée avait surtout permis d’évoquer les souvenirs communs qu’Andy et son père gardait de Papy-John : des anecdotes liées aux repas de famille, comme toutes les fois où il avait entonné des chansons folks à la fin d’un repas. Mais aussi les balades dans les parcs de San Francisco ou la visite qu’ils avaient fait tous les trois sur l’île d’Alcatraz alors que les « filles », Mamie-Lilly et la sœur d’Andy, étaient restées à la maison.</p> <p>Fatigués, Andy et son père étaient rentrés à l’hôtel. Le jeune homme avait complètement oublié la boîte restée dans son sac à dos. Ce n’est que le lendemain matin, une fois son père parti chez l’antiquaire, qu’Andy se rappela sa trouvaille de la veille. Il la sortit du sac et la posa sur le lit de la chambre d’hôtel. Il la contempla quelques instants, essayant de deviner ce qu’elle pouvait bien contenir. Cela pouvait être n’importe quoi, des ampoules de rechange, des vieilles factures, du cirage… le meilleur moyen de savoir était encore d’ouvrir. </p> <p>L’élastique cassa net quand Andy tira dessus, preuve que la boîte n’avait sans doute pas été manipulée depuis longtemps. Il souleva le couvercle et découvrit une petite pile de papiers. Il y avait là des photos, quelques coupures de presse, ce qui ressemblait à des affiches pliées en huit. Une petite liasse de documents qui devait être dans cette boîte depuis, quoi ? Presque cinquante ans ?</p> <p>Andy examina la photo noir et blanc qui était sur le dessus de la pile. On y voyait quatre personnes, trois hommes et une femme habillés dans ce qui ressemblait à des habits de hippies. A voir les vestes à franges, les pantalons larges, les lunettes rondes et la robe à motifs de la femme, Andy ne devait pas s’être trompé beaucoup sur l’âge de la boîte. Une cinquantaine d’années, c’était certain. Deux des hommes sur la photo portaient une guitare. L’image faisait penser à une bande de musicien, à un groupe folk, aux quelques images des années 60 qu’il avait vues en cour d’histoire. Andy retourna la photo. Elle était datée du 17 février 1969 et ne portait pour toute légende que quatre prénoms : Daniel, John, Shirley, Bob. A supposer que les prénoms étaient écrits dans l’ordre, et la position de la femme sur la photo semblait le confirmer, John devait être le second en partant de la gauche, l’un de ceux qui portaient une guitare. Papy-John avait donc joué dans un groupe à la fin des années 1960 ! Andy n’avait jamais eu vent de ça.</p> <p>La boîte contenait encore d’autres photos. Elles figuraient les mêmes personnes, dans des situations différentes : les deux guitaristes dos à dos en train de jouer, le groupe assis dans ce qui ressemblait à un jardin, des scènes de repas. A chaque fois, au dos des photos, une simple date et une série de prénoms. Les dates s’étalaient de décembre 1968 à février 1972.</p> <p>Andy posa les photos sur le lit et déballa le reste du contenu de la boîte. Les autres papiers ressemblaient à des flyers de concert, ces papiers qu’on distribuait dans une ville la veille d’un évènement pour rameuter le public. Comme on le faisait bien avant que les réseaux sociaux n’existent. San Francisco, Albuquerque, Fresno, Monterey, Santa Clara, Redding… la liste des villes couvrait une grosse partie du Sud-Ouest américain. Et les dates sur les flyers correspondaient grosso-modo aux dates des photos : avril ou mai 1970, janvier 1971… jusqu’en décembre 1972. Chaque flyer annonçait un concert à venir et mentionnait plusieurs groupes. Certains des noms évoquaient vaguement quelque chose pour Andy : Quicksilver Messenger Service ou encore Big Brother and the Holding Company. Andy avait dû en entendre parler chez son grand-père, pendant leurs soirées d’écoute de musique. Mais un seul nom revenait sur presque chacun des papiers : Tsar’s Children. Un nom qui lui n’évoquait absolument rien à Andy.</p> <p>Dans le fond de la boîte, il ne restait ensuite qu’une ou deux coupures de presse, qu’Andy s’apprêtait à lire quand son père entra dans la chambre.</p> <p>— <em>Tu n’es pas prêt ? J’ai réussi à vendre les quelques meubles qu’il restait et à en tirer plutôt un bon prix. Ton grand-père semble avoir été très soigneux et le style seventies revient à la mode. Une fois que tu auras fini de faire ton sac, on pourra prendre la route et rentrer à Reno.</em></p> <p>Son père se dirigea vers la salle de bain et commença à ranger les quelques affaires qui traînaient encore. Andy, lui, rassemblait les photos et flyers qu’il avait trouvés.</p> <p>— <em>Papa ? Tu savais que Papy avait fait partie d’un groupe de rock quand il était jeune ?</em></p> <p>— <em>Quoi ? De quoi tu parles ?</em> répondit le père d’Andy en sortant la tête de la salle de bain.</p> <p>— <em>De Papy. J’ai trouvé une boîte quand on a fini de vider la maison hier. Une sorte de boîte à souvenirs, qui date de la fin des années 60 ou du début des années 70. Des photos, des annonces… Viens, je te montre.</em></p> <p>Andy étala sur le lit ses trouvailles. Son père inspecta rapidement quelques photos et poussa un petit sifflement.</p> <p>— <em>Eh bien, mon garçon, on dirait que tu as mis la main sur un secret de famille. En tout cas, moi j’ignore tout de cette histoire. Je ne suis qu’une pièce rapportée et ton grand-père n’a jamais vraiment été bavard à propos de sa jeunesse. Peut-être que ta mère t’en dira plus, ou que tu pourrais demander des détails directement à ton grand-père.</em></p> <p>Andy n’avait rien à répondre. Après un petit silence, son père reprit.</p> <p>— <em>En tout cas, ce sont de beaux souvenirs de famille, tu as bien fait de sauver cette boîte. Allez, remballe tout ça, on va se mettre en route pour ne pas arriver trop tard à Reno. On a de la route qui nous attend.</em></p> Thu, 18 Apr 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/46_Shutdown_chap1 http://matiereafiction.houste.info/textes/46_Shutdown_chap1 .47 Shutdown – chapitre 2 <p align="right"> <i>“To everything (turn, turn, turn)<br> There is a season (turn, turn, turn)<br> And a time to every purpose, under heaven”</i><br> (The Byrds – Turn! Turn! Turn!) </p> <p>Le trajet était long jusqu’à Reno. Andy et son père discutèrent un peu, puis rapidement, seule la musique rock diffusée par l’autoradio occupa l’habitacle de la camionnette. Andy sortit son smartphone et par curiosité tapa le nom de son grand-père dans Google. Pas vraiment de résultat. Il y avait bien sûr énormément de John Chapman sur Internet, mais aucune des mentions qu’il trouvait ne semblait parler de son grand-père, et aucune ne parlait non plus de musique ou de groupe hippie des années 1970. </p> <p>Sans s’attendre à plus de résultat, il tapa cette fois « Tsar’s Children » dans le moteur de recherche. Quelques liens semblaient parler de musique. Parmi les premiers résultats, un article du magazine musical <em>Pitchfork</em> parlait d’une chanteuse dont Andy ignorait jusque-là l’existence : Shirley Tyller. Il fit rapidement défiler l’article jusqu’à ce qu’il trouve mention du groupe, au trois-quarts du texte. On y racontait que cette Shirley Tyller avait été, à la fin des années 1960 et au début des années 1970 la chanteuse du groupe Tsar’s Children, un groupe ayant eu une petite renommée dans les salles de concert et les festivals de l’Ouest américain. D’après l’article, aucun enregistrement ne semblait subsister. Andy remonta au début de l’article et lut l’histoire depuis le début.</p> <p>La raison pour laquelle on parlait de cette Shirley, c’était que l’un de ses vieux singles avait été choisi par Netflix pour la bande son d’une de ses séries à succès. C’était il y a un peu plus d’un an. L’auteur de l’article avait alors décidé de creuser, et de découvrir l’origine de la chanson et de son interprète. Il avait retrouvé Shirley Tyller dans la banlieue de Reno. A en croire l’article, la chanteuse avait eu une carrière plutôt discrète. Après l’aventure Tsar’s Children, elle avait enregistré trois singles, dont celui repris par Netflix, son plus gros succès. En 1976, sans avoir percé et plaquée par un manager peu scrupuleux, elle avait enchaîné les petits boulots et se serait rangée, vite oubliée par le public. L’article dressait en conclusion le portrait d’une artiste oubliée, comme beaucoup d’autres.</p> <p>En fin de page, un lien permettait d’accéder aux trois singles de l’artiste, exhumés pour l’occasion sur YouTube. </p> <p>— <em>Ça t’embête si je mets autre chose comme musique ?</em> demanda Andy.</p> <p>Avec l’accord de son père, il connecta son smartphone au système audio de la voiture et la voix de Shirley Tyller envahit l’habitacle. Les morceaux sonnaient comme de vieux titres folks, un peu tristes, comme si ils évoquaient la nostalgie d’une époque révolue. La musique résonnait, pour Andy, comme celle qu’il avait l’habitude d’écouter avec son grand-père. Des noms lui revinrent vaguement en tête : Judy Collins, Cass Eliott… Andy se laissa porter en regardant les paysages de la Vallée Centrale défiler de l’autre côté de la vitre du van. Il pensait encore à son grand-père…</p> <p>— <em>C’est sympa comme musique, c’est quoi ?</em> demanda son père</p> <p>— <em>Shirley Tyller</em>, répondit Andy.</p> <p>— <em>Ça n’a pas l’air récent, comment tu connais ça ?</em> </p> <p>— <em>D’après ce que j’ai lu, c’était la chanteuse du groupe de grand-père. J’étais curieux.</em></p> <p>Les trois morceaux passés, Andy remit la radio et parla à son père de ce qu’il avait trouvé sur le Net. Puis rapidement, la conversation se tarit à nouveau et il ne resta que la musique rock. Devant la camionnette, les montagnes de la Sierra Nevada approchaient. La route était encore longue.</p> <p>Quand ils arrivèrent enfin à Reno, la mère d’Andy attendait sur la petite terrasse qui précédait la maison. Jessica était la fille unique de Papy-John. Elle avait toujours été proche de son père, jusqu’à ce que le boum de loyers à San Francisco et dans sa banlieue immédiate ne l’oblige à s’installer avec sa famille aux limites du Nevada. Les contacts s’étaient alors espacés, et Jessica s’était bien vite refait une clientèle à Reno.</p> <p>La fin du déménagement était une source de soulagement pour elle. Papy-John était depuis maintenant deux semaines dans sa nouvelle résidence et elle essayait de lui rendre visite chaque jour. De renouer des liens que la distance avait dénoués. Ce n’était pas toujours facile, et John avait encore, quelque fois, des moments d’absence. Mais en y réfléchissant, être auprès de sa fille n’était sans doute la moins bonne chose qui aurait pu lui arriver. </p> <p>La maison de San Francisco était désormais vide. Jessica trierait les derniers meubles et affaires ramenés aujourd’hui et l’un de ses anciens collègues californiens s’occuperait de la vente. Cela ne prendrait pas longtemps tant ce type de bien était recherché. Le plus difficile était derrière eux maintenant.</p> <p>— <em>Vous en avez mis du temps. Vous avez trainé dans un diner en route, c’est ça ?</em> lança Jessica en faisant un clin d’œil à son mari qui descendait du van</p> <p>— <em>C’est ça, on a voulu profité une dernière fois de la cuisine d’autoroute avant de rentrer ! Et si tu venais plutôt nous aider à décharger ?</em></p> <p>En s’y mettant tous les quatre, vider le van ne prit pas longtemps. Le père d’Andy n’avait plus qu’à rendre le véhicule à l’agence de location où il l’avait emprunté. Et pendant ce temps, Jessica pouvait commencer à nettoyer les quelques meubles qu’elle souhaitait conserver. </p> <p>Elle s’était perdue dans la contemplation de ce qui ressemblait à une table de chevet quand Andy vint la rejoindre. </p> <p>— <em>C’est marrant de retrouver ce meuble</em>, dit-elle sans vraiment s’adresser à son fils. <em>Ça fait des années que je ne l’avais pas vu, j’étais persuadée que Mamie et Papy l’avait jeté. Tu sais ce que c’est ?</em></p> <p>Elle n’attendait pas réellement de réponse.</p> <p>— <em>C’est ma toute première table de chevet. Elle avait disparu de ma chambre quand j’avais quoi… 12 ans ? Quand ils ont décidé de refaire intégralement la déco. Je crois que je ne l’avais pas revue depuis. Je ne sais même pas ce qu’ils en avaient fait. Vous l’avez retrouvée où ?</em></p> <p>— <em>Dans le grenier je crois. C’est Papa qui l’a sortie et l’a ramenée, il la trouvait jolie</em>, répondit Andy. </p> <p>Après une pause, il entreprit de parler de récente découverte.</p> <p>— <em>A propos de souvenirs, tu savais que Papy avait fait partie d’un groupe de rock ?</em></p> <p>— <em>De quoi tu parles ?</em> demanda sa mère en se tournant vers lui.</p> <p>Andy commença alors une brève explication de ses découvertes : la vieille boîte mal cachée sous les couvertures, les photos et les prénoms qui y étaient inscrits, les flyers et les dates de concerts. Il avait les photos à la main et les tendit à sa mère. Ajustant ses lunettes, elle scruta les visages qui y étaient présent. </p> <p>— <em>Tu as raison. C’est bien lui, là. Le deuxième, avec la guitare à la main.</em></p> <p>Jessica détailla les autres photos, retrouvant le visage de son père sur la quasi-totalité des clichés. Ces photos étaient pour elle un mystère. Elle ne les avait jamais vues, et ne se souvenait pas que son père ait mentionné une seule fois ce genre d’aventure ou d’expérience.</p> <p>— <em>Il ne t’a jamais parlé d’un groupe qui s’appelait les Tsar’s Children, ou d’une certaine Shirley Tyller ?</em> demanda encore Andy.</p> <p>— <em>Ca ne me rappelle rien du tout. Shirley comment ?</em></p> <p>— <em>Tyller.</em></p> <p>— <em>Je ne pense pas l’avoir jamais entendu prononcer ce nom. En tout cas, je ne m’en souviens pas. On dirait que tu as mis la main sur une sorte de secret de famille Andy.</em></p> <p>Jessica avait repris involontairement la même expression que son mari quelques heures auparavant. </p> <p>Andy posa encore quelques questions à sa mère. Est-ce que Papy-John jouait de la musique quand elle était petite ? Est-ce qu’il y avait des musiciens qui venaient à la maison ? Est-ce qu’il s’absentait parfois longtemps ? Des questions qu’Andy essayait de raccrocher à ce qu’il imaginait être le quotidien d’un groupe folk ou hippie dans les années 1970. Sa mère était bien obligée de répondre négativement. Elle avait bien déjà vu son père gratouiller une guitare sèche, comme n’importe qui ou presque à San Francisco à l’époque. Mais les invités à la maison, pour autant qu’elle s’en rappelait, étaient plutôt rares, et étaient plutôt des amis de Mamie-Lilly. De mémoire son père n’avait jamais découché une seule nuit durant son enfance. Sa vie de famille avait été tout le contraire d’un documentaire sur les rock-stars.</p> <p>— <em>Tu crois que je peux garder les photos ?</em> demanda Andy quand sa mère les lui rendit.</p> <p>— <em>Il faudra demander à ton grand-père pour ça, ce sont ses souvenirs à lui. Et si tu allais le voir demain après les cours pour lui en parler ?</em></p> <p>— <em>Mmmh, ouais. J’irai lui rendre visite demain.</em></p> <p>— <em>En attendant, range et garde tout ça précieusement et va mettre la table, tu veux bien. Ton père ne va pas tarder à revenir. Il a promis de passer par le KFC, ce sera bucket pour tout le monde ce soir.</em></p> <p>Mais le lendemain, quand Andy rentra du lycée, il fut rapidement mis au courant des derniers évènements par sa sœur. Papy-John avait fait une nouvelle attaque dans la matinée. Bien entendu, il avait été très vite pris en charge par les infirmiers de la résidence. Mais son état était préoccupant. A la fois apathique et confus, il avait du mal à communiquer avec d’autres personnes. Maman avait dû se rendre en urgence sur place et elle n’était pas encore rentrée. </p> <p>Andy envoya un message WhatsApp à sa mère pour savoir si tout allait bien. Elle le rassura, lui disant qu’elle rentrerait bientôt, et surtout qu’il ne s’inquiète pas. Une chose était certaine : la visite pour parler musique attendrait…</p> <p>Andy avait du mal à se mettre au travail et à attaquer les devoirs qu’il avait pour le lendemain. Mécaniquement, son regard revenait sans cesse sur les vieilles photos de son grand-père qu’il avait accrochées au mur, juste au-dessus de son bureau. Son smartphone dans la main, il se connecta à l’enceinte Bluetooth qui était dans l’étagère et remis les trois morceaux de Shirley Tyller qu’il avait écoutés avec son père dans la voiture la veille. L’article qu’il avait trouvé disait qu’elle habitait Reno, il devait bien y avoir moyen de lui rendre visite. Peut-être même de la décider à rendre visite à Papy dans sa résidence. Cela lui ferait sûrement du bien de revoir une vieille connaissance.</p> <p>Un coup d’œil sur l’article de Pitchfork ne lui apprit pas grand-chose sur l’endroit où trouver cette Shirley. Andy tenta une recherche sur Facebook serait plus fructueuse, mais à l’âge que devait avoir la chanteuse – 70, 75 ans – il n’y croyait pas réellement. Que ses parents puissent utiliser les réseaux sociaux, pourquoi pas, mais pas des personnes de l’âge de son grand-père. La recherche aboutit tout de même : un profil correspondait. Une Shirley Tyller, habitant Reno et pour autant qu’Andy pouvait juger sur la photo de profil, elle pouvait bien avoir l’âge d’être sa grand-mère. Restait à savoir comment l’aborder.</p> <p>Andy ne voulait pas approcher cette inconnue avec un message larmoyant. Un très ancien ami, son grand-père mourant… cela sentait le mauvais scénario de série. Même si c’était la vérité, il pensait que personne ne répondrait à ce genre de message. Il lui fallait trouver autre chose.</p> <p>Revoyant l’article de Pitchfork toujours affiché sur son smartphone, il eut une idée. Il allait se présenter comme un blogueur, travaillant pour un site dédié à la musique. Il expliquerait qu’il préparait un article sur les stars oubliées de la musique folk. Ou un truc du genre. Il solliciterait une interview, et une fois qu’il aurait rencontré cette Shirley, il serait bien temps de trouver comment lui dire la vérité. </p> <p>Quelques minutes plus tard, le message était parti.</p> Sat, 27 Apr 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/47_Shutdown_chap2 http://matiereafiction.houste.info/textes/47_Shutdown_chap2 .48 Writever | Avril 2024 <p><strong>01. Temps</strong></p> <p><em>Le <strong>temps</strong> est relatif</em>, lui avait-on toujours dit. Ce matin, il le sentait bien… Il s'était réveillé, après la teuf de la veille, avec l'impression d'avoir dix ans de plus.</p> <p><strong>02. Nostalgie</strong></p> <p>— <em>Oui, c'est quelque chose qui arrive assez fréquemment chez les voyageurs temporels</em>, l'avait rassuré son psychiatre, <em>d'avoir cette <strong>nostalgie</strong> du futur.</em></p> <p><strong>03. Calendrier</strong></p> <p>On avait mis en place un certain nombre de règles, dont un <strong>Calendrier</strong> des voyages dans le temps, avec l'idée de limiter au maximum les contaminations et les aléas. Un exemple ? Il était difficile de se débarrasser complètement des pollens qui se collaient à votre combinaison au printemps. Aussi interdisait-on les voyages de printemps à printemps, pour éviter que ces pollens du présent ne fertilisent des fleurs du futur ou du passé. D'autres règles s'appliquaient encore comme celles relatives à la différence de longueur des jours, pour éviter un décalage de rythme du voyageur temporel. </p> <p><strong>04. Perdre</strong></p> <p>— <em>Ok, réfléchis-y une minute. Si tu voyages seul vers le futur, tu auras l'impression de <strong>perdre</strong> cinq, dix années de ta vie. Parce que tu n'auras pas passé ces années avec tes proches. OK. Mais si tu déplaces tes proches avec toi, et les proches de tes proches… tu vois ? Si on arrive à concevoir une machine à voyager dans le temps qui engloberait tous les êtres vivants… toute la Terre en fait… Ce serait "seulement" une gigantesque téléportation dans le temps, sans impact réel sur nos vies personnelles. Ça ne changerait rien !</em></p> <p>— <em>Mmmh... Rien. Sauf que le soleil et les autres astres auraient continué à bouger eux. Et…</em></p> <p><strong>05. Demain</strong></p> <p>— <em>"<strong>Demain</strong> n'existe pas" qu'ils disent. C'est vrai. Enfin, c'est seulement vrai si je boucle dans le temps, si chaque soir je voyage et reviens vingt-quatre heures plus tôt. Alors il n'y aura qu'aujourd'hui. Demain n'existera pas. Mais… si je ne cesse jamais de voyager vers le futur, si à chaque arrêt je fais un nouveau bon de vingt-quatre heures en avant ? Alors il n'y aura plus que demain. Aujourd'hui aura cessé d'exister. Aussi simplement que ça. Bon sang, qu'est-ce que j'ai mal à la tête…</em></p> <p><strong>06. Minute</strong></p> <p>— <em>C'est incroyable</em>, lui lança-t-elle sur un ton plein de reproches ! <em>Tu es le type qui a réussi à mettre au point le voyage dans le temps, et tu as toujours dix <strong>minutes</strong> de retard à chacun de nos rendez-vous !</em></p> <p><strong>07. Mois</strong></p> <p>— <em>T'es enceinte ? T'inquiète, j'ai la soluce. Un voyage temporel de neuf <strong>mois</strong> en avant, et hop! T'es débarra…</em></p> <p>Elle poussa un soupir et l'interrompit.</p> <p>— <em>Non. Ça marche pas comme ça.</em></p> <p><strong>08. Anticiper</strong></p> <p>Il évoluait dans le temps comme les anciens D.J. scratchaient les vinyles, sautant d'un bout à l'autre du sillon de sa vie en quelques secondes, franchissant les mois et les semaines comme on skip une piste pour une autre. </p> <p>Sa mère lui avait toujours dit <em>Dans la vie, il faut <strong>anticiper</strong> !</em></p> <p>À quoi bon, quand on peut tout modifier, chambouler... corriger d'un simple bon dans le temps ?</p> <p><strong>09. Urgent</strong></p> <p>— <em>C'est quoi ta musique ?</em></p> <p>— <em>"<strong>Urgent</strong>", de Foreigner.</em></p> <p>— <em>Ah ouais. Putain, un vrai voyage dans le temps…</em></p> <p><strong>10. Durée</strong></p> <p>— <em>Mais bordel, c'est quoi ça encore ? Une boîte de macarons ?</em></p> <p>— <em>Euh, ouais. Je me suis dit que si j'avais un petit creux, c'était…</em></p> <p>— <em>Non, bordel ! Non ! JE TE L'AI DIT CENT FOIS ! Des barres de céréales, des protéines, des trucs hyper-nourrissants. Pas des conneries sucrées. Pour un voyage dans le temps, tu as besoin de choses qui tiennent dans la <strong>durée</strong>.</em></p> <p>— <em>Bah justement. Tu as vu l'étiquette ?</em></p> <p>— <em>…</em></p> <p>— <em>C'est écrit…</em></p> <p>— <em>ARRÊTE !</em></p> <p><strong>11. Futur</strong></p> <p>C'est la politique qui, mine de rien, avait été le domaine le plus chamboulé par la démocratisation du voyage dans le temps. Tous ces hommes et ces femmes qui promettaient que leurs mesures, leurs décisions, étaient prises pour "un meilleur <strong>futur</strong>", eh bien, les électeurs pouvaient désormais se rendre compte, à moindre effort, que ce n'était pas vrai.</p> <p><strong>12. Saison</strong></p> <p>— <em>Nan, y'a plus de <strong>saisons</strong> m'dame si vous m'permettez d'donner mon avis. Tout ça, c'est à cause de leurs inventions-là. Leurs voyages dans l'temps-là. Ces horreurs. Suffit qu'y'ait un d'ces malades qui laisse un portail temporel ouvert et hop. On se paie quoi nous ? Une vague de froid de la dernière ère glacière. Une sécheresse chronique de la fin de leur anthromachin-là. Sans compter les pollens et les bestioles du futur qui traversent et foutent en l'air les récoltes. Si c'était que moi, je te cramerai tout ça. "Le voyage dans le temps, c'est le progrès." Mon cul ouais... Dans ma jeunesse, on profitait du temps présent.</em></p> <p><strong>13. Brève</strong></p> <p>Le premier voyage dans le temps réussi n'eut le droit qu'à une petite <strong>brève</strong> dans le journal de l'avant-veille.</p> <p><strong>14. Prédiction</strong></p> <p>La démocratisation du voyage dans le temps avait complètement ruiné les voyantes. Quand il était si facile d'aller voir sur place, qui avait encore besoin de <strong>prédictions</strong> ?</p> <p><strong>15. Lenteur</strong></p> <p>C'était un peu comme pour tout. Parmi les chercheurs qui travaillaient sur le voyage dans le temps, il y avait ceux qui rêvaient d'explorer le futur, de se déplacer à grande vitesse dans les strates temporelles. Et ceux, plus rares c'est vrai, qui auraient voulu que chaque seconde dure un fragment de plus, qui voulaient profiter un peu plus de vingt-quatre heures du jour actuel. Qui cherchaient à donner au temps un peu plus de <strong>lenteur</strong>.</p> <p><strong>16. Vieux</strong></p> <p>Une question le taraudait sans cesse. À quel âge serait-il assez <strong>vieux</strong> pour espérer à nouveau retrouver sa jeunesse ?</p> <p><strong>17. Présent</strong></p> <p>Hors de question d'arriver les mains vides. Un voyageur du futur ne visite pas le passé sans y amener au moins un <strong>présent</strong>.</p> <p><strong>18. Éphémère</strong></p> <p>Les <strong>éphémères</strong> ont une existence si courte que si l'un d'eux inventait le voyage dans le temps, ce serait poussé par l'envie de savoir, enfin, si la nuit a une fin.</p> <p><strong>19. Cueillir</strong></p> <p>Voyager dans le temps, rêvait le poète, et <strong>cueillir</strong> chaque matin cette rose qui m'inspire tant.</p> <p><strong>20. Sidéré</strong></p> <p>Des lumières étincelantes. Des couleurs inédites. Une féérie de pulsations et d'ondes en tout genre…</p> <p>Sidéré. Il était <strong>sidéré</strong> par le spectacle qui s'offrait à ses yeux. </p> <p>Devant une telle magie, comment en vouloir à sa fille d'avoir déréglé la machine à parcourir le temps et de l'avoir propulser quelques minutes seulement après la naissance de l'univers ?</p> <p><strong>21. Souvenirs</strong></p> <p>Les voyages dans le temps avaient tué les <strong>souvenirs</strong> : à quoi bon en effet se rappeler ce que l'on pouvait indéfiniment revivre ?</p> <p><strong>22. Impatiente</strong></p> <p>La différence entre toi qui voyage dans le temps pour devancer ton futur, et moi, qui ai fait le choix d'avancer au simple rythme de ma vie ?</p> <p>C'est que toi, tu ne connaîtras plus jamais ce délicieux sentiment de plénitude qui s'empare de mon âme <strong>impatiente</strong> quand enfin, mes désirs se réalisent. </p> <p><strong>23. Seconde</strong></p> <p>— <em>Une <strong>seconde</strong>. J'avance dans le temps.</em></p> <p><em>Une seconde. J'avance dans le temps.</em></p> <p><em>Une seconde. J'avance dans le temps.</em></p> <p><em>Une seconde... Voilà.</em></p> <p><em>Ce n'est pas si compliqué.</em></p> <p><em>Une seconde. J'avance dans le temps…</em></p> <p><em>Une seconde…</em></p> <p><em>Une seconde après l'autre.</em></p> <p><em>J'avance dans le temps.</em></p> <p><strong>24. Perpétuel.le</strong></p> <p>Coincé dans une boucle temporelle</p> <p>Et le corps flottant entre deux époques,</p> <p>Las, il évoluait sans heurt, ni choc,</p> <p>En un lent mouvement <strong>perpétuel</strong>. </p> <p><strong>25. Hier</strong></p> <p>— La machine n'est pas en état_, lui dit-il. <em>Elle a subi d'importants dégâts. Il y a de fortes chances qu'elle lache au prochain voyage. Si tu l'utilises pour voyager dans le passé, même sur une très courte période, alors <strong>hier</strong>, tu seras mort.</em></p> <p><strong>26. Durable</strong></p> <p>À l'époque, faute d'avoir trouvé un présent <strong>durable</strong>, on se refugiait tous dans le passé, même si l'on savait bien que celui-ci n'avait pas d'avenir.</p> <p><strong>27. Remonter</strong></p> <p>— <em>Tu sais comment tout ça va finir si tu ne <strong>remontes</strong> pas dans cette voiture ?</em> lui avait-il dit d'un air menaçant.</p> <p>— <em>Je sais aussi comment ça se terminera si j'y remonte</em>, avait-elle répondu pour elle-même, en faisant quelques premiers pas à reculons.</p> <p>Pas besoin d'avoir exploré le futur, ni d'être particulièrement devin, pour imaginer la suite de cette triste histoire de mari violent.</p> <p><strong>28. Créneau</strong></p> <p>— <em>Où diable as-tu appris à faire cette manœuvre ?</em></p> <p>— <em>Je viens du passé, n'oublie pas. De 1983 exactement. Et à mon époque, pas de voitures autonomes ! Nous étions bien obligé de savoir faire nos <strong>créneaux</strong> manuellement.</em></p> <p><strong>29. Rythme</strong></p> <p>Tout le monde s'imagine que c'est une question de technologie. De calculs, de mathématique. De science. Alors que ce n'est qu'une question de <strong>rythme</strong>. </p> <p>Si tu te poses et que tu arrêtes, juste cinq minutes, de réfléchir, tu pourras ressentir les pulsations de la planète. Ses respirations. Et la façon dont chacun des êtres qui la peuplent s'accordent avec celles-ci. </p> <p>Et si toi aussi tu t'y accordes, tu apprivoises ce rythme, alors peut-être... je dis bien peut-être, après un long apprentissage, tu pourras comme moi voyager dans le temps.</p> <p><strong>30. Chronomètre</strong></p> <p>Il appuya sur le bouton STOP du <strong>chronomètre</strong> et n'en crut pas ses yeux.</p> <p>— <em>Dix-sept secondes, tu es quatre secondes en dessous du record homologué pour le voyage dans le temps le plus rapide de l'histoire !</em></p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>1er mai 2024</em></p> Wed, 01 May 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/48_Writever_Avril24 http://matiereafiction.houste.info/textes/48_Writever_Avril24 .49 Shutdown – chapitre 3 <p align="right"> <i>“Old friends, memory brushes the same year,<br> Silently sharing the same fears”</i><br> (Simon &amp; Garfunkel – Old Friends) </p> <p>Jeudi. Voilà quatre jours qu’Andy avait envoyé ce message à Shirley Tyller, et il n’avait toujours obtenu aucune réponse. L’état de Papy-John s’était doucement amélioré, même s’il restait toujours confus et ne répondait pas toujours aux signes d’affection de ses proches. Andy lui avait rendu visite la veille au soir, mais n’avait pas osé déranger le vieil homme avec des questions triviales sur son passé. Le sujet pouvait bien attendre.</p> <p>Alors, il avait continué ses recherches sur Internet. Mais les questions qu’il posait sur les forums de fans de musique ou de collectionneurs de disques étaient restées sans réponse. C’était comme si tout le monde avait oublié l’existence et la musique des Tsar’s Children. Ou que le groupe n’avait jamais réellement existé et comme si les documents retrouvés dans la boîte n’étaient finalement qu’une invention. </p> <p>En détaillant à nouveau les annonces de concert de la boîte, Andy avait retrouvé un flyer un peu chiffonné annonçant un concert à Reno, le 17 avril 1970. Ça ne coûtait rien d’aller faire un saut à la bibliothèque municipale pour voir si les journaux de l’époque faisaient mention de ce show. Andy y passa plus d’une heure, dans une salle quasi-déserte, au milieu des derniers lecteurs de microfilms qui devaient encore exister dans tout le pays. Les journaux locaux des années 1970 n’avaient, étrangement, jamais été numérisés et Andy dut se familiariser avec une machine archaïque pour finalement trouver ce qu’il cherchait.</p> <p>Tsar’s Children n’était pas une invention. Dans son édition du 18 avril 1970, le Reno Evening Gazette consacrait quelques lignes à un concert qui avait eu lieu la veille, dans un petit parc de la ville. Au programme, parmi d’autres groupes oubliés, Tsar’s Children. Le journaliste qualifiait la musique du groupe de « boursoufflure hippie » ou de « cacophonie en chemise à fleur ». Le concert n’avait a priori pas été du goût de l’auteur. Avec ce genre de critique Andy ne s’étonnait plus de ne pas trouver d’autres mentions du groupe sur Internet. Son grand-père et ses acolytes n’étaient sans doute pas faits pour laisser leur marque dans l’histoire du rock n’roll.</p> <p>Ce jeudi soir Andy était en train de détailler ces découvertes, et ses quelques déceptions, à Lana, sa sœur, quand son smartphone vibra sur le bureau. Un coup d’œil rapide sur les notifications lui révéla la réponse qu’il attendait.</p> <p>— <em>C’est elle. C’est Shirley Tyller</em>, dit-il tout haut.</p> <p>— <em>Et alors ? Qu’est-ce qu’elle dit</em>, lui demanda sa sœur avec impatience.</p> <p>— <em>Elle est d’accord pour me rencontrer. Elle donne même son adresse et propose que je passe la voir ce samedi en début d’après-midi.</em></p> <p>La voix d’Andy ne révélait ni joie, ni soulagement. Au contraire, il semblait légèrement angoissé à l’idée de l’aventure continue. La vieille dame n’aurait jamais répondu, ou aurait demandé à ce qu’on cesse de l’importuner, ça aurait été la fin de l’histoire. Andy aurait laissé de côté ces histoires de groupe et de hippies, peut-être jusqu’à ce que son grand-père se remette et puisse lui raconter ses souvenirs. Ou, si Papy-John ne se remettait pas, il aurait doucement oublié tout ça. Et la boîte de souvenirs aurait pris petit à petit la poussière dans un coin de sa chambre.</p> <p>La réponse de Shirley relançait la machine, et son imagination. Il allait devoir trouver comment donner corps à son mensonge, cette histoire de blog musical qu’il avait inventé pour entrer en contact Et pire encore, il allait passer les prochains jours à imaginer des scénarios aberrants sur la jeunesse de son grand-père, en attendant d’entendre les souvenirs de l’ex-chanteuse. Le temps était long jusqu’à samedi après-midi, il aurait tout le temps de se faire des films.</p> <p>Andy pianota sur son smartphone une réponse rapide. « <em>Merci de votre réponse. Je serai là à 14h30 samedi pour l’interview. Bonne fin de journée.</em> »</p> <p>— <em>Je peux t’accompagner si tu veux</em>, proposa Lana.</p> <p>— <em>J’ai déjà menti sur la raison de ma visite, tu imagines si elle nous voit débarquer deux personnes au lieu d’une seule ? C’est gentil, mais je vais y aller seul et je te raconterai.</em></p> <p>— <em>OK, mais tu me répéteras tout ce qu’elle t’a dit. Parce que moi aussi j’ai envie d’en savoir plus sur l’enfance de Papy !</em></p> <p>Andy était ponctuel. A 14h30 pile, il sonnait à la maison de Shirley Tyller. Elle habitait une petite maison en bois, cachée derrière de vieilles palissades et un grand garage, comme on en voit tant dans les banlieues des grandes villes américaines. Les rideaux aux fenêtres ne permettaient pas de se faire une idée de l’intérieur de la maison, mais Andy l’imaginait simple, une décoration discrète, et sans doute pas mal de photos-souvenirs accrochées aux murs ou posées sur chacun des meubles. Tout, sauf une maison d’ancienne star de la chanson.</p> <p>Quand la porte s’ouvrit, Andy eut un léger mouvement de recul. Les photos des années 70 encore en tête, il ne s’attendait pas à voir apparaître la silhouette tassée qui se tenait devant lui. Shirley Tyller semblait avoir bien plus que ses 70 ans. Des cheveux grisonnants, un dos courbé, des rides marquées qu’aucun maquillage ne cherchait à masquer, la chanteuse dont il avait vu les photos sur Internet était désormais une vieille dame qui, à en croire sa tenue, ne devait pas souvent sortir de chez elle.</p> <p>— <em>Andy Presscott je suppose ?</em> demanda-t-elle en détaillant Andy de bas en haut.</p> <p>— <em>Lui-même madame</em>, répondit timidement Andy.</p> <p>— <em>Je vous en prie, entrez.</em> Elle le précéda dans la maison. <em>Venez vous asseoir et nous dégusterons un thé glacé pendant que vous me donnerez des nouvelles de votre grand-père, John.</em></p> <p>Andy marqua un temps d’arrêt dans le couloir qui séparait la porte d’entrée du séjour. Shirley se retourna et sourit, amusée par l’expression de surprise sur le visage du jeune homme.</p> <p>— <em>Ne vous étonnez pas. Internet est un outil formidable. Il permet de trouver, ou de retrouver des gens. Mais il peut aussi servir à en savoir plus sur les personnes qui vous contactent. Vous m’avez retrouvée assez facilement. Il ne m’était pas plus difficile, et parcourant vos profils sur Facebook et quelques autres réseaux, de faire le lien entre vous et John. Cela ne demande qu’un peu de temps, et s’il y a bien une chose que j’ai pour moi, c’est le temps.</em></p> <p>Décontenancé, Andy suivit la vieille dame jusque dans le salon et s’assit sur le grand canapé à motifs fleuris qui faisait face à la fenêtre. Shirley s’assit en face de lui, dans un fauteuil du même tissu. La pièce était comme il l’avait imaginée. Sobre, assez sombre, et décorée comme si les seventies ne s’étaient jamais terminées. La seule chose qui manquait, c’était les photos. Shirley Tyller ne s’encombrait a priori pas de cadres ou de portraits. Et si Andy avait voulu retrouver des photos de son grand-père, ce n’était pas ici qu’il pourrait les regarder. En dehors de quelques bibelots, le dessus des meubles était nu. </p> <p>Absorbé dans la contemplation de cette décoration vintage, Andy n’entendit pas la question que Shirley lui adressait.</p> <p>— <em>Alors, comment va John, depuis tout ce temps ?</em> répéta-t-elle un peu plus fort.</p> <p>Andy se ressaisit et doucement, raconta les derniers évènements à Shirley. L’attaque qu’avait eue son grand-père, le rapatriement à Reno et son arrivée en résidence, pour finir avec ce qui s’était passé en ce début de semaine. Andy tremblait légèrement, sa voix chevrotait en racontant cela, comme si c’était la première fois qu’il pouvait en parler librement et qu’il n’avait pas peur d’être jugé pour ses sentiments ou sa sensibilité. Avec son père lors du déménagement ou même devant sa mère quand il avait appris la seconde attaque, Andy avait pris un air détaché. Pas spécialement pour cacher ses sentiments ou par pudeur, mais plutôt pour rester dans son rôle du grand adolescent de la maison, toujours distant face à ce parents. Rester celui que rien ne touche et que pas grand-chose ne faisait bouger. C’était idiot, il le savait bien, mais c’était bien plus facile que de commencer à exprimer ses sentiments et surtout à entamer un dialogue avec ses parents. </p> <p>Devant Shirley Tyller, bizarrement, il n’avait pas peur d’être jugé. Peut-être parce qu’elle ne le connaissait pas et n’avait pas d’idée préconçue de sa personnalité. Peut-être parce qu’il se sentait en confiance devant une vieille dame inoffensive. Peut-être parce qu’il avait refusé de parler de tout cela trop longtemps et qu’aujourd’hui, il fallait bien que ce qu’il ressentait sorte enfin.</p> <p>Shirley accueillit les nouvelles avec calme, et après un moment de silence, répondit doucement à Andy.</p> <p>— <em>Je suis sincèrement désolé de ce qui arrive à ton grand-père Andy.</em></p> <p>Shirley était passé tout naturellement au tutoiement, sans que cela ne choque le moins du monde Andy. — <em>Sincèrement. John était réellement un chic type quand je l’ai connu, il y a de cela une quarantaine d’année. Certainement pas le genre de type qui mérite de finir sa vie comme ça. Personne ne mérite réellement ça.</em></p> <p>— <em>Comment est-ce que vous l’avez connu ?</em> demanda Andy.</p> <p>— <em>Tu veux que je te raconte l’histoire de Tsar’s Children ? C’est ça ? Mais d’abord, dis-moi comment tu as eu connaissance de ce groupe ?</em></p> <p>Andy sortit de sa poche quelques-unes des photos qu’il avait retirées de la boîte à souvenirs. Celles montrant l’ensemble des membres du groupe, et quelques-unes montrant plus particulièrement le guitariste qu’il avait reconnu comme Papy-John et la jeune Shirley. Il les tendit à la vieille dame en lui expliquant sa découverte.</p> <p>— <em>Ces photos, et quelques autres souvenirs, étaient cachés dans une boîte à chaussure, dans sa maison. Ça avait l’air de souvenirs auxquels il tenait, sinon il ne les aurait pas aussi bien conservées et cachées. Avec ces photos, il y avait une dizaine de dépliants, des annonces pour des concerts un peu partout en Californie ou dans l’ouest des Etats-Unis. Et il n’y avait qu’un seul nom qui se répétait sur chacun d’eux, Tsar’s Children. J’en ai déduis que c’était le groupe de papy. Ma mère m’a confirmé que c’était bien lui sur les photos, mais elle n’a jamais entendu parler du groupe, ou que mon grand-père ait fait une carrière de musicien.</em></p> <p>Il marqua une pause dans son récit. Shirley s’était perdue dans la contemplation des photos, et n’écoutait plus réellement Andy. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas vu ces clichés. Elle-même n’en possédait pas de similaire. Ses propres souvenirs du groupe avaient disparu il y a longtemps, perdu dans un déménagement, ou brulés avec d’autres paperasses par un ex-mari peu scrupuleux. La vision de ces jeunes gens aux cheveux longs, si souriants, la plongea dans une foule de souvenir.</p> <p>Elle revivait dans sa tête des moments de joie depuis longtemps oublié. Les répétitions pendant lesquelles Daniel, leader du groupe à l’époque, s’énervait quand il jugeait que les autres membres n’étaient pas assez concentrés. Les moments où John s’enfermait dans une chambre d’hôtel, seul, pour écrire les paroles de nouveaux morceaux. Les concerts, devant des foules modestes mais toujours enthousiastes, qui reprenaient parfois en cœur certains des standards folks que le groupe jouait sur scène. Et puis des moments plus intimes, au cours des voyages et des tournées… des souvenirs qu’elle ne partagerait certainement pas avec le jeune homme assis en face d’elle. Des souvenirs qui aujourd’hui, quarante ans après, n’appartenaient plus qu’à elle.</p> <p>— <em>Et comment m’as-tu retrouvée ?</em> demanda-t-elle, sortant de sa rêverie.</p> <p>— <em>Assez facilement. Quelques recherches Internet ont suffi. On citait le nom du groupe dans un article consacré à votre carrière. Ça date d’il y a quelques mois, quand l’une de vos chanson a été reprise dans une série.</em></p> <p>Shirley hocha doucement la tête. Effectivement, un journaliste qui était venu la voir à l’époque. Elle en avait été la première surprise. Cela faisait longtemps déjà qu’elle ne pensait plus à la musique et un matin elle avait entendu un de ses vieux morceaux à la radio. Elle avait même mis du temps à le reconnaître, tellement cette époque lui semblait aujourd’hui lointaine. Le journaliste lui avait expliqué rapidement que le morceau avait servi dans une série, sur une plateforme vidéo. Il en profitait pour faire un article sur ce qu’il appelait une star oubliée. </p> <p>Shirley avait trouvé cela drôle, de se prêter à plus de 70 ans au jeu de l’interview alors que personne ne s’était intéressé à sa musique quand elle avait tenté de faire une carrière solo. Un drôle de retour de fortune en effet. Et puis la lumière était reparti aussi vite qu’elle était venue. Comme un épisode de série en chasse un autre, un autre artiste avait été mis à l’honneur par Netflix la semaine suivante et on avait bien vite oublié Shirley Tyller. Décidément, elle ne semblait pas faite pour la gloire et la célébrité.</p> <p>— <em>A partir de cet article, j’avais votre nom,</em> continua Andy, <em>et c’était alors facile de vous retrouver. J’ai tenté le coup via Facebook et vous m’avez répondu. Rien de plus compliqué.</em></p> <p>— <em>Rien de compliqué, en effet,</em> répondit Shirley avec un sourire.</p> <p>— <em>Comment avez-vous connu mon grand-père ?</em></p> <p>— <em>C’était il y a longtemps, dans les années 60. En 1967. Ou 1968 je crois, commença la vieille dame. De mémoire, à cette époque John avait déjà lâché ses études et trainait plus ou moins dans la communauté hippie de San-Francisco. Je ne sais pas de quoi il vivait exactement, mais à cette époque-là, ça n’avait pas d’importance. On se débrouillait. Quand l’un réussissait à gagner de l’argent – honnêtement ou par une magouille – il partageait avec les autres. Et puis, on n’avait pas besoin de grand-chose pour vivre. C’est un ancien prof du collège, Mr Anderson, un prof d’histoire, qui nous a présenté. Mr Anderson nous avait aidés quelques mois auparavant à monter un petit groupe folk, et nous cherchions un deuxième guitariste pour avoir un meilleur son. C’était l’époque des Hendrix, des Byrds… On voulait se frotter à cette musique un peu psychédélique. A notre niveau bien sûr. Mr Anderson était toujours en contact avec ton grand-père, même si celui-ci avait quitté le collège, et il se souvenait que John jouait plutôt bien de la guitare. Alors, il nous a proposé de le rencontrer.</em></p> <p>Shirley marqua une pause pour regarder à nouveau les photos. Elle se concentra quelques instants sur celle où tous les membres de Tsar’s Children étaient présent, puis reprit son récit.</p> <p>La rencontre entre John et les autres membres du groupe s’était très bien passée. En quelques heures, après quelques impros, chacun était convaincu que John était fait pour rejoindre la formation. Il ne se fit d’ailleurs pas prier. Tsar’s Children comptait désormais quatre membres. </p> <p>La suite était une histoire de musique assez banale. Le groupe a commencé à avoir quelques succès dans la région de San Francisco. Poussé par des contacts et des amis, il avait même été invité à se produire dans quelques festivals mineurs. A partir de l’été 1968, la vie de John, de Shirley et de leurs deux compagnons se passait surtout sur la route, à bord d’un mini-combi Volkswagen peint de couleurs bariolées et que chacun des membres du groupe conduisait à son tour. Une vraie caricature du Summer of Love dont Andy avait entendu parler à la télé et pendant ses cours d’histoire. Le groupe voyagea dans tout l’Ouest, de Los Angeles à la banlieue de Denver, des limites de l’Oregon au Nouveau-Mexique. Cela dura quatre ans, avant que les invitations ne deviennent plus rares. Une fois le folk-rock passé de mode, Tsar’s Children avait bien été forcé de remiser le vieux bus au garage. Chacun des membres repartit alors de son côté sans réellement de regrets. </p> <p>Shirley, elle, avait tenté une carrière solo dans le coin de Los Angeles. Avec peu de succès. John, pour ce que Shirley en savait, était reparti à San Francisco pour se ranger et fonder une famille. L’utopie hippie, pour les membres de Tsar’s Children, avait duré un peu moins de cinq ans. C’était déjà bien plus que pour beaucoup de personnes de leur génération.</p> <p>— <em>Et vous n’avez jamais revu John depuis cette époque ?</em> se hasarda Andy.</p> <p>— <em>Pas une seule fois,</em> répondit Shirley dans un soupir.<em> A l’époque, on n’avait pas les moyens de communication d’aujourd’hui. On s’est bien sûr tous promis de se revoir quand le groupe s’est séparé. Mais je n’ai jamais recroisé aucun des membres. On a mené notre vie dans notre coin, c’était derrière nous tout ça.</em></p> <p>Les yeux de la vieille femme ne reflétaient aucune tristesse. Peut-être juste un peu de mélancolie. Les souvenirs se pressaient encore dans sa tête, mais comme pour Andy, elle se rendait compte que cela lui faisait du bien de parler de cette époque avec quelqu’un. Après si longtemps, c’était peut-être la dernière occasion qu’elle aurait de le faire.</p> <p>— <em>Vous étiez amoureuse de lui ?</em></p> <p>La question était sortie de la bouche d’Andy le plus naturellement du monde. Il n’avait pas du tout pensé à ce genre de question avant de venir chez cette femme. Il voulait en savoir plus sur le groupe, la musique de son grand-père. Il se demandait s’il ne pouvait pas voir d’autres photos, ou si des enregistrements d’époque avaient subsisté. Il n’avait jamais envisagé qu’en franchissant la porte de ce petit bungalow de banlieue, il rencontrerait une ancienne amoureuse – peut-être une ancienne amante – de Papy-John. Mais le regard de Shirley quand elle partageait ses souvenirs évoquait bien plus qu’une histoire de musique. </p> <p>Shirley émit un petit rire tendre.</p> <p>— <em>Amoureuse. Oui, j’étais amoureuse de lui. Mais il ne s’est jamais rien passé entre nous. Nous étions juste une bande d’amis qui faisaient de la musique et donnaient des concerts ensemble. Rien de plus.</em></p> <p>Elle marqua une pose.</p> <p>— <em>De ce côté-là, je crois que tu peux remballer les clichés que tu as dans la tête sur les hippies, l’amour libre et je sais pas quoi d’autre.</em></p> <p>Andy ne réfléchit que quelques secondes avant de reprendre la parole.</p> <p>— <em>Et si vous veniez avec moi lui rendre visite dans sa maison de repos ? Ça lui ferait peut-être du bien de vous revoir. Et je suis sûr que ça vous ferait plaisir aussi.</em></p> Fri, 03 May 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/49_Shutdown_chap3 http://matiereafiction.houste.info/textes/49_Shutdown_chap3 .50 Shutdown – chapitre 4 <p align="right"> <i>“Purple haze, all in my brain<br> Lately things they don't seem the same”</i><br> (The Jimi Hendrix Experience – Purple Haze) </p> <p>Le samedi suivant, Andy, Shirley et Lana se retrouvèrent devant la porte de la maison de repos où séjournait Papy-John. Pour Andy, comme pour Lana, cette visite était la première depuis près de deux semaines. L’état de leur grand-père oscillait entre des moments de clairvoyance pendant lesquels il échangeait volontiers avec les autres pensionnaires et participait aux activités proposées par la résidence, et des périodes de confusion pendant lesquels il ne reconnaissait personne et semblait totalement hermétique à tout dialogue. Depuis la dernière crise, les instructions des soignants étaient extrêmement claires : visites minimales ! Même la mère d’Andy, la propre fille de Papy-John, s’était vue refuser l’accès à la chambre du vieil homme à quelques reprises, le personnel jugeant les effets des visites nuisible, non seulement à John mais également à ses proches. Ces derniers jours, la situation s’améliorant, les médecins autorisaient désormais des visites un peu plus longues et fréquentes.</p> <p>Andy n’avait parlé de Shirley ni à son père, ni à sa mère. Seule Lana était dans la confidence. Il s’était dit, assez simplement, que ses parents devaient avoir assez de soucis comme ça, que cette histoire de groupe n’avait pas d’importance pour eux. Mais aussi qu’ils désapprouveraient certainement d’imposer à Papy-John la visite d’une quasi-inconnue. Jessica avait déjà tiqué quand son fils avait proposé d’aller voir son grand-père ce week-end. Lui parler d’une visite de groupe semblait hors de question.</p> <p>À l’accueil de la résidence, Andy avait présenté Shirley comme étant une tante, la sœur de John. Personne n’avait bronché. De toute façon, les secrétaires derrière le comptoir ne répondaient qu’à demi-mots aux questions, et semblaient plus intéressées par les derniers messages qu’elles recevaient sur leur smartphone que par les visites faites aux résidents.</p> <p>— <em>John Chapman ? Il est normalement en chambre 204, et s’il n’est pas là-bas, essayez le réfectoire</em>, avait répondu l’une des jeunes femmes brunes d’un air distrait. <em>Et ne restez pas plus de vingt minutes, il a besoin de repos !</em></p> <p>Andy avait acquiescé, en se dirigeant avec Shirley et Lana vers l’ascenseur. </p> <p>La chambre 204 se situait au début du couloir, au deuxième étage. Elle semblait aussi impersonnelle que les autres chambres de l’établissement. Un grand lit, une penderie, un fauteuil qui paraissait tout sauf confortable. Cela faisait seulement une semaine que Papy-John était dans cette partie de la résidence, et la famille n’avait pas encore eu l’occasion d’y amener beaucoup d’effets personnels à John. Quelques photos étaient posées sur la table de chevet, quelques livres sur la desserte, à côté d’un grand bouquet de fleur amené par Jessica. Rien de plus. </p> <p>En entrant dans la chambre, Andy eut un léger temps d’arrêt. Il ne s’attendait pas à ce genre d’environnement. Pour lui, Papy-John ne pouvait vivre que dans un endroit douillé, confortable, comme son ancienne maison de San Francisco. Entrer dans cette pièce blanche, c’était réaliser encore une fois la gravité de la situation de son grand-père. Il l’a connaissait bien entendu, mais l’atmosphère de la pièce l’étourdissait, comme une révélation.</p> <p>— <em>Andy, c’est toi ?</em></p> <p>La voix de son grand-père était faible, mais elle avait les mêmes intonations qu’autrefois. Rassuré, Andy s’approcha, suivi à quelques mètres par Lana. </p> <p>— <em>Lana, tu es là aussi ? C’est gentil à vous deux d’être venus me voir. Cela fait quelques jours que je n’ai pas vu de visages connus, ça me fait plaisir que ce soit vous les premiers à me rendre visite aujourd’hui.</em></p> <p>Andy et Lana restaient debout au bout du lit, ne sachant trop s’ils devaient s’approcher, s’asseoir, ou rester immobiles.</p> <p>— <em>Comment tu te sens Papy-John ?</em> demanda Andy.</p> <p>— <em>Je me sentirai déjà bien mieux si tu venais m’embrasser</em>, répondit John et lui tirant un clin d’œil.</p> <p>Papy-John fit un effort pour s’asseoir sur le bord du lit tandis qu’Andy s’approchait, souriant. Depuis le début de la semaine, il s’était fait beaucoup de films sur l’état de son grand-père. Est-ce que celui-ci le reconnaîtrait ? Est-ce qu’il tiendrait des propos cohérents ? L’homme qu’il avait en face de lui était bien son Papy-John. Et il était content de pouvoir enfin le serrer dans ses bras. </p> <p>Shirley choisit ce moment pour entrer dans la pièce. Elle était restée jusque-là dans le couloir, attendant discrètement de voir si John était réveillé, et comment il accueillerait ses petits-enfants. Elle fit quelques pas dans la chambre, en s’approchant du lit. Andy vit le regard de son grand-père se tourner vers la nouvelle invitée. </p> <p>— <em>Papy, on s’est dit que cela te ferait plaisir de voir quelqu’un que tu connais</em>, expliqua rapidement Lana.</p> <p>— <em>Bonjour John.</em></p> <p>Le visage de John s’éclaira d’un sourire timide. Ses yeux brillaient doucement.</p> <p>— <em>Shirley ? Cela fait si longtemps. Tu n’as pas beaucoup changée.</em></p> <p>Il y avait beaucoup de tendresse dans la voix du vieil homme. Son visage s’était éclairé en un instant, comme si de nombreux souvenirs lui revenaient en tête d’un seul coup.</p> <p>— <em>Toi non plus, tu n’as pas réellement changé tu sais</em>, répondit Shirley avec un demi-sourire. </p> <p>Le silence s’installa doucement. Un silence que ni Andy, ni sa sœur n’osaient briser, tant ces retrouvailles paraissaient uniques. </p> <p>— <em>Comment te sens-tu John ?</em> demanda Shirley. <em>Ton petit-fils m’a parlé de tes soucis de santé. Tu as l’air d’aller bien mieux que ce qu’il me racontait.</em></p> <p>La bouche de John s’ouvrit comme s’il allait répondre à sa vieille amie, mais aucun son n’en sortit. John restait comme paralysé, toujours assis sur le bord du lit. Ses yeux étaient fixés sur Shirley quand soudain, il prononça un flot de syllabes incompréhensibles. Des sons qui n’avaient aucun sens. </p> <p>Le visage des visiteurs se décomposa. </p> <p>— <em>Papy ? Ça va ?</em> bégaya Lana d’une voix inquiète.</p> <p>Shirley était devenue blême. Elle se tenait toujours debout au milieu de la pièce et son visage semblait marqué par la peur. John continuait à aligner des syllabes sans sens ni logique. </p> <p>Andy fut le premier à réagir. Il sortit dans le couloir à la recherche d’une aide quelconque, et amena bien vite dans la chambre deux employés, des aides-soignants, qui discutaient un peu plus loin. Ils prirent aussitôt en charge Papy-John et demandèrent à Andy, Lana et Shirley de quitter la chambre. La dernière chose que vit Andy en franchissant la porte, c’était ces deux hommes essayant de coucher son grand-père en lui disant de se calmer. Dans le couloir, il entendait encore la voix de son grand-père répéter des syllabes de façon incohérente.</p> <p>— <em>Je suis désolée</em>, dit Shirley aux enfants, <em>ce n’était pas une si bonne idée que ça de vous suivre et de venir le voir. Je ferai mieux de partir.</em></p> <p>Shirley s’éloignait déjà dans le couloir afin qu’aucun des adolescents n’ait le temps de répondre. Andy regardait sa sœur d’un air désolé.</p> <p>— <em>Je ferai mieux d’appeler Maman pour lui expliquer ce qui vient de se passer</em>, lui dit-il en sortant son smartphone de sa poche.</p> <p>En quelques secondes, il racontait tout à sa mère. La visite de l’après-midi, la vieille amie de John qui était avec eux et surtout la crise de démence que venait de faire son grand-père. Jessica lui répondit de ne pas bouger.</p> <p>John dormait paisiblement. Quelques dizaines de minutes s’étaient écoulées avant que les équipes du centre de repos ne parviennent à le calmer. D’après les médecins, le choc avait été rude et ils ne pouvaient que recommander l’absence de visites pendant quelques jours. Par mesure de précaution.</p> <p>La mère d’Andy était arrivée tard, et n’avait heureusement pas vu son propre père dans l’état de confusion qui était encore le sien quelques minutes auparavant. Elle était maintenant assise au chevet de Papy-John, tandis qu’Andy et Lana attendait sagement dans le hall d’accueil que leur mère ne vienne les chercher. Ils repassaient dans leur tête les différents évènements de l’après-midi quand Lana se tourna vers son frère.</p> <p>— <em>Tu sais Andy. Je ne suis pas certaine que Papy délirait. On aurait dit qu’il parlait réellement à Shirley…</em></p> Sun, 26 May 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/50_Shutdown_chap4 http://matiereafiction.houste.info/textes/50_Shutdown_chap4 .51 L'Apocalypsologue <p>Je suis apocalypsologue. </p> <p>Vous ne connaissez sans doute pas ce métier. Nous ne sommes, je crois, qu’une dizaine à l’exercer dans le monde. Nous nous connaissons quasiment tous, même si nous sommes répartis un peu partout sur le globe : Mike aux USA, Sergio en Argentine, Mey-Lin en Chine… Je ne vous les citerai pas tous, ce serait fastidieux. Pour ma part, je suis Jean-Marc. Je travaille à Paris. Je fais partie des deux spécialistes européens de la profession.</p> <p>Mais, je ne vous ai pas encore dit ce que faisait exactement un apocalypsologue. C’est assez facile à deviner, je suis certain que vous en avez déjà une petite idée : nous étudions l’apocalypse.</p> <p>Là, vous allez me répondre <em>Mais quelle apocalypse ? Si on met de côté la météorite qui a provoqué l’extinction des dinosaures il y a quelques soixante-cinq millions d’années, il n’y a jamais vraiment eu d’apocalypse.</em> ou, si vous êtes versé dans la religion, vous me direz un truc du genre <em>Ah oui, Saint Jean, les trompettes, les cavaliers… vous étudiez les textes sacrés. C’est pointu, dîtes-donc ! Ça paie bien ?</em> Dans les deux cas, je vous dirai que vous faîtes fausse route. J’étudie l’apocalypse, oui. Mais ni une apocalypse passée, ni une apocalypse mythique.</p> <p>Non. J’étude l’apocalypse à venir, celle provoquée par l’homme depuis qu’il s’est décidé à contrôler les éléments autour de lui et a inventé cette notion de progrès qui rend, paraît-il, notre vie plus belle et plus agréable un peu plus chaque jour. <em>Il n’y a pas d’apocalypse à venir voyons !</em> me direz-vous, soit par optimisme, soit par aveuglement. Tout au plus quelques effets secondaires, indésirables certes, mais conséquences inévitables du génie humain. Je vous entends bien, je connais la suite. Des effets que ce même génie humain ne tardera pas à résoudre grâce à l’innovation, l’audace sans fin des entrepreneurs et des inventeurs, ces lumières, que dis-je, ces phares de notre époque. Bla, bla, bla. </p> <p>C’est là qu’il faut que je vous interrompe pour vous raconter ce qui m’est… Pardon, ce qui nous est arrivé à nous autres, apocalypsologues, ces derniers jours. Avant-hier exactement. Le matin du vendredi 17 mai. Je suis un scientifique, ne l’oubliez pas ! J’aime que les choses soient exactes, alors autant commencer cette histoire en la datant avec précision.</p> <p>Donc.</p> <p>Ce vendredi 17 mai, je suis levé tôt, comme à mon habitude. Afin de relever les mesures de mes différents instruments et prendre connaissance des derniers rapports sur l’état de la planète et de la société humaine. Et relever aussi les messages laissés par les autres apocalypsologues qui, décalage horaire oblige, œuvraient pendant ma nuit. </p> <p>Je regarde en général toutes ces mises à jour et toutes ces nouvelles en prenant mon petit-déjeuner. C’est que je vis pour ainsi dire dans mon laboratoire. Comme je vous le disais, nous devons être une dizaine d’apocalypsologues, tout au plus, de par le monde. Il n’y a donc pas de grand Institut Mondial d’Apocalypsologie à Paris ou ailleurs sur la planète. Chacun opère avec ses propres moyens, le plus souvent dans un appartement ou un pavillon de banlieue qu’il s’est aménagé en laboratoire. Il n’y a donc que quelques pas qui séparent mon lit, ma cuisine et mon bureau. </p> <p>Ce 17 mai, donc, je finissais mon café en prenant connaissance sur l’écran de mon ordinateur des nouvelles de la nuit. Un orage d’une violence inédite ici, un glissement de terrain ailleurs, les résultats financiers exceptionnels de tel entreprise de l’industrie pétrochimique, une nouvelle décision gouvernementale contraire aux principes environnementaux, etc. Rien de bien original. Le genre d’actualité que l’on retrouve chaque jour dans le bandeau des chaînes d’information en continue. </p> <p>Les messages de mes collègues ne valaient guère mieux. Mey-Lin s’inquiétait du niveau exceptionnellement bas des glaciers de l’Himalaya et, par effet de vase communicant, du niveau exceptionnellement élevé des grands fleuves asiatiques. Et Sergio, qui était victime depuis quelques temps d’angoisses nocturnes et d’insomnies en raison de son futur divorce, avait dû passer la nuit à rédiger une énième longue thèse sur l’impact d’El Niño sur les évènements climatiques extrêmes qui touchaient son pays. Là encore, rien que de très banal et quotidien. </p> <p>Pour tout vous dire, ces nouvelles m’ennuyaient. Je n’avais pas bien dormi la nuit précédente, sans doute en raison de la vague de chaleur qui venait de s’abattre sur le pays et qui devait, d’après les prévisions, durer encore deux bonnes semaines. </p> <p>Je sirotais donc mon café quand mon œil fut attiré par l’horloge qui trône sur la troisième planche de l’étagère, à côté de mon bureau. Une horloge de l’apocalypse. Vous en connaissez le principe ? Non ? Je vous explique.</p> <p>Une horloge de l’apocalypse, c’est une horloge qui mesure les « minutes » qui nous séparent de la fin du monde. Métaphoriquement, bien entendu. Minuit, c’est la fin du monde. L’apocalypse. Onze heures trente, c’est préoccupant, certes, mais disons que l’on peut continuer à vivre normalement. Minuit moins le quart, c’est… plus chaud. Minuit moins deux minutes, il faut un gros freinage d’urgence ou un sacré virage à cent quatre-vingts degrés de la part de nos dirigeants pour inverser la tendance. Vous voyez le principe. </p> <p>Si le dispositif ne vous est pas totalement inconnu, c’est normal. Il a été rendu public par quelques scientifiques au milieu du siècle dernier, à l’heure des inquiétudes quant à un éventuel holocauste nucléaire. Mais en fait, le dispositif existe depuis des siècles. Il y a eu des sabliers de l’apocalypse, des clepsydres de l’apocalypse, toujours suivant le même principe. Seulement avec un niveau de précision différent. Seulement voilà, avant le milieu du XXe siècle, l’existence de ce dispositif n’était connue que de quelques puissants dirigeants et des scientifiques qui les servaient. Ils préféraient, on le comprend bien, garder cette information secrète. Et puis, avant le XXe siècle, c’est vrai que ces horloges ont rarement indiqué plus de onze heures, onze heures dix aux plus grands moments de tension internationale. Ce n’est qu’au début du siècle précédent que les horloges ont commencé à dangereusement se rapprocher de minuit. </p> <p>Et puis, après 1945, l’horloge est devenue un objet de communication. De folklore. Une sorte de croque-mitaine du Nuclear Age. Si aujourd’hui on annonçait au grand public que cette horloge existe vraiment, il nous rirait au nez. Ce serait comme tenter de rattraper le coup pour le Père Noël, c’est peine perdue depuis qu’il a été récupéré par les équipes marketing de Coca-Cola. </p> <p>Mon œil, donc, a été attiré par cette horloge qui trône en bonne place dans mon bureau. Oh, je sais. Je suis apocalypsologue. Vous vous dîtes que surveiller cette horloge, telle que je vous l’ai décrite, devrait être à la fois ma principale préoccupation et ma seule occupation. Vous n’avez pas entièrement tort. Mais que voulez-vous ? Je vous ai dit que j’avais mal dormi. Et puis, quand l’horloge indique minuit moins deux depuis deux ans et ne change ja-mais, on réagit comme tous les êtres humains. On se lasse. On s’habitue et nos sens perdent de leur acuité. Comme quand on se rend compte qu’un objet qu’on ne regardait plus a disparu depuis longtemps. Là, c’était pareil. L’horloge avait peut-être changé d’heure depuis des jours – encore que, je n’y crois pas, d’autres apocalypsologues m’auraient prévenu – mais c’est ce matin-là, le 17mai, que je me suis rendu compte que l’horloge indiquait minuit deux. </p> <p>Oui. Minuit deux. </p> <p>Soit deux minutes APRÈS l’apocalypse !</p> <p>Mon premier réflexe, après un gros moment de surprise, a été de tapoter, machinalement, le cadran de l’horloge afin que ses aiguilles se remettent en place. Comme on toque le verre d’une montre pour que sa trotteuse se remette en marche. Inutile de vous dire que cela n’a donné aucun résultat. Par réflexe également, j’ai pris l’horloge dans son étagère et observé le revers de celle-ci. Je ne sais pas ce que j’y cherchais exactement. Un remontoir ? Un mécanisme ? Un bouton en particulier ? Bien entendu, il n’y avait derrière cette pendule que l’adresse de son fabricant. Et même, si les rouages de l’horloge de l’apocalypse avaient été apparents, j’imagine qu’ils auraient été bien trop complexes pour moi. </p> <p>J’ai donc reposé l’horloge à sa place et me suis assis à mon bureau, face à mon ordinateur, et ai entrepris d’appeler en visioconférence Florian, mon homologue allemand. Il décrocha rapidement.</p> <p>— <em>Ah, tu es toujours vivant !</em> lui ai-je demandé tout d’abord.</p> <p>— <em>Oui. Tu as vu l’horloge donc ?</em> </p> <p>Florian était quelqu’un de direct, qui ne tournait pas autour du pot et ne relevait pas les blagues. Surtout dans une situation aussi exceptionnelle. Il faisait partie des vétérans de notre groupe d’apocalypsologues et avait vécu bien des changements d’heure sur le cadran de sa propre horloge. Les reculs constatés au moment de la chute de l’URSS ou de celle du mur de Berlin. Ou l’avancée qui semblait inéluctable ces dernières années dans un monde où le climat se déréglait rapidement. Il était un peu notre encyclopédie, c’est pour cela que je l’appelais en premier.</p> <p>— <em>Oui. Minuit deux,</em> lui au-je répondu avant un silence. <em>Tu as déjà vu quelque chose comme ça ?</em></p> <p>— <em>Jamais. En plus de quarante ans de carrière, pas une seule fois.</em> Florian marqua une pause. <em>Je voulais finir quelques recherches avant de t’appeler.</em></p> <p>— <em>Des recherches sur quoi ?</em></p> <p>— <em>Sur… sur… sur ça.</em></p> <p>— <em>Ça quoi ?</em></p> <p>— <em>Sur l’horloge. L’apocalypse. Sur l’heure qu’elle affiche.</em></p> <p>— <em>Ah. Et ça donne quelque chose ?</em></p> <p>— <em>Rien du tout. Il semblerait que, dans toutes les archives de l’apocalypsologie, aucune horloge n’ait jamais dépassé minuit moins une. Aucune ne semble même avoir jamais affiché minuit.</em></p> <p>— <em>Donc, on ne se sait pas ce qu’il se passe ?</em></p> <p>— <em>Non, je n’en ai pas la moindre idée.</em></p> <p>La conversation a marqué un blanc. Nous évitions tous les deux de regarder la caméra et semblions réfléchir en fixant un point quelconque du mur devant nous. Une jolie scène de vision conférence. Plutôt que de rester coincé dans notre mutisme, j’ai décidé d’ajouter Sergio à la conversation. </p> <p>— <em>Il dort encore à cette heure-ci</em>, a objecté Florian. </p> <p>— <em>Penses-tu, il a encore partagé une étude il y a une demi-heure. Ça m’étonnerait franchement qu’il soit couché.</em></p> <p>J’ajoutais Sergio à la conversation, et comme je l’avais anticipé, il décrocha très vite.</p> <p>— <em>Bonjour Sergio, tu ne dors pas ?</em></p> <p>— <em>Ola Jean-Marc. Ola Florian. Non, impossible de fermer l’œil. Trop de soucis.</em></p> <p>— <em>Est-ce que tu as regardé l’horloge récemment ?</em> lui demanda Florian.</p> <p>— <em>Il doit être dans les trois heures du mat’, je sais. Mais je n’arrive vraiment pas à dormir en ce moment. Pour tout vous dire, les soucis liés à mon divorce, vous savez…</em></p> <p>Florian ne lui laissa pas le temps de continuer. </p> <p>— <em>Pas cette horloge-là, Sergio.</em></p> <p>— <em>Ah. Pardon, non. Je…</em></p> <p>Sur l’écran, le visage de Sergio s’est détourné pour regarder un objet sur sa gauche. Ses yeux se sont écarquillés et sa main gauche a couvert sa bouche comme pour étouffer un cri. De notre côté de la visioconférence, nous avons tout de même entendu un <em>Maria Madre de Dios</em> à peine articulé.</p> <p>— <em>J’en déduis que la tienne aussi indique minuit-deux ?</em> interrogea Florian, pour la forme. </p> <p>— <em>Je n’ai jamais vu ça. Qu’est-ce-que ça veut dire ? Madre de Dios !</em></p> <p>— <em>C’est ce que nous cherchons à savoir nous aussi,</em> ai-je aussitôt répondu.</p> <p>Sergio s’est levé et a quitté l’angle de la caméra. Nous avons entendu quelques bruits, semblable à celui d’un ongle qui cogne une surface en verre. </p> <p>— <em>Inutile Sergio, on a déjà essayé. Elles ne sont ni cassées, ni défectueuses. La preuve, nos trois horloges indiquent la même heure. Ce serait une sacrée coïncidence si elles cessaient de fonctionner toutes les trois en même temps. Non ? Il se passe quelque chose, mais nous ne savons pas quoi.</em></p> <p>Florian aussi avait quitté l’écran, mais restait connecté. Je l’imaginais debout, en train d’observer la ville depuis la fenêtre de son bureau. Sa voix nous parvint. </p> <p>— <em>Tout à l’air totalement normal dehors. Les gens ont l’air de se rendre au travail. Il y a le même monde que d’habitude à la boulangerie d’en face. Rien n’a changé. Et pourtant, il semblerait que l’apocalypse ait eu lieu.</em></p> <p>— <em>Ça n’a aucun sens</em>, lui a répondu Sergio. </p> <p>— <em>Non</em>, aucun, a concédé Florian. </p> <p>— <em>Une apocalypse, ça se voit. Ça crame, ça explose, ça pète de partout. On ne serait même plus là pour en parler…</em></p> <p>Sergio était parti dans un long monologue détaillant sa version de l’apocalypse parfaite. Je ne l’écoutais qu’à moitié, perdu dans mes pensées. May-Lin s’est connectée et s’est jointe au début de cacophonie, intriguée plus qu’affolée par l’affichage de sa propre horloge. Il était Minuit deux également à Pékin. </p> <p>Je tournais et retournais ma propre horloge entre mes mains. L’explication de Florian ne me satisfaisait pas plus qu’elle ne plaisait à Sergio ou Mey-Lin. C’est en fixant les instructions de maintenance au dos de l’horloge que l’idée m’est venue.</p> <p>— <em>Écoutez, écoutez. J’ai une idée.</em> J’ai attendu un peu que le silence se fasse. <em>Je propose d’appeler la société qui fabrique ces horloges, ils pourront nous en dire plus sur ce… problème. Nous saurons s’il y a vraiment à s’inquiéter. Qu’en pensez-vous ?</em></p> <p>Personne n'avait d'objection. Alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai composé le numéro qui était présent au dos de l’appareil. J’ai mis le téléphone en haut-parleur pour que les autres apocalypsologues puissent également écouter. Le téléphone a sonné une fois. Deux. Trois. Avant qu’un message automatique ne se fasse entendre :</p> <p><em>Bonjour. Si vous appelez ce numéro, c’est vraisemblablement que votre horloge indique plus de minuit. Et si nous ne vous répondons pas, cela veut dire que l’apocalypse a déjà eu lieu, ou plus exactement qu’elle est désormais inévitable. Même si le monde qui vous entoure n’a pas été anéanti, et que les humains se comportent normalement autour de vous, aucune des actions tentées par l’homme ne pourra désormais empêcher la destruction de la planète.</em> </p> <p><em>En ce sens, c’est comme si l’apocalypse avait déjà eu lieu.</em> </p> <p><em>L’humanité n’en a simplement pas encore conscience.</em></p> <p><em>Pour notre part, nous avons déjà trouvé refuge dans un monde plus accueillant pour l’être humain. Ne cherchez pas à nous retrouver, cela vous est impossible.</em></p> <p><em>Nous vous souhaitons une fin du monde la plus heureuse possible.</em> </p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>1er juin 2024</em></p> Sat, 01 Jun 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/51_L_Apocalypsologue http://matiereafiction.houste.info/textes/51_L_Apocalypsologue .52 Shutdown – chapitre 5 <p align="right"> <i>“Go ask Alice, I think she'll know”</i><br> (Jefferson Airplane – White Rabbit) </p> <p>— <em>Happy Birthday to you! Happy birthday to you!</em></p> <p>Les voix résonnaient dans le salon, chez les Prescott. Quelques jours après la visite à son grand-père, Andy fêtait ses dix-huit ans en famille. L’atmosphère soucieuse avait cédé la place, pour un soir, aux rires, aux chants et aux réjouissances. Et pour clôturer le repas de fête, Andy s’apprêtait à déballer les volumineux cadeaux qui étaient posés à côté de la table de la salle à manger. Il n’avait aucune idée de ce que ses parents avaient pu lui réserver comme surprise, la taille des paquets le laissait songeur.</p> <p>Le suspens ne dura pas longtemps. A peine un bout de papier arraché, Andy vit sur le premier carton le dessin d’une platine faite pour écouter de vieux disques vinyles. Les autres cartons furent vite déballés et contenaient un amplificateur et deux petites enceintes qui complétaient à la perfection l’installation. Andy sauta au cou de sa mère pour la remercier.</p> <p>— <em>Attends, tu n’as pas vu le plus beau</em>, annonça son père.</p> <p>Il s’absenta quelques minutes dans le garage et revint les bras chargés d’une lourde caisse contenant des disques. </p> <p>— <em>C’est une discussion qu’on a eu il y a quelques semaines avec ton grand-père</em>, lui expliqua sa mère. <em>Il semblait difficile pour Papy d’emmener sa collection de musique dans la maison de repos où il allait. Alors, il a voulu t’en faire cadeau.</em> Jessica marqua une pause. <em>Bien sûr, il aurait dû être avec nous ce midi, et te les offrir lui-même. Enfin… tu sais que pour lui, le cœur y est.</em></p> <p>Depuis le samedi où Andy avait rendu visite à John, celui-ci n’était pas sorti de l’état de confusion dans lequel il avait sombré. Jessica avait été voir son père plus d’une fois, elle avait eu du mal à chaque fois à avoir plus de deux minutes de conversation cohérente avec lui. Les médecins avouaient leur impuissance et semblaient dire que la patience était le seul traitement possible pour l’état dans lequel se trouvait John. Andy, lui, n’avait pas eu le courage de se rendre à nouveau au chevet de Papy-John. Et même si ses parents tentaient de le rassurer, il se sentait coupable de ce qui avait pu arriver. Coupable d’avoir emmené avec lui cette Shirley Tyller et d’avoir provoqué cette dernière crise.</p> <p>— <em>On va installer tout ça dans ta chambre si tu veux</em>, proposa le père d’Andy.</p> <p>— <em>Je peux me débrouiller tout seul pour brancher une platine tu sais,</em> lui répondit son fils avec un clin d’œil. <em>Aide-moi seulement à porter les cartons dans ma chambre.</em></p> <p>Quelques minutes plus tard, l’installation était prête. Andy avait tout installé à son goût et s’apprêtait à tester ce nouvel ensemble avec un premier vinyle. Il parcourrait doucement les albums contenus dans la grande caisse que lui avait amenée son père. Il y retrouvait les groupes et les artistes que Papy-John aimait tant partager avec lui. Les noms de quelques-uns évoquaient des souvenirs, des discussions, des repas… parmi les meilleurs moments qu’Andy avait passé dans la maison de San Francisco. Il en choisit un. Un vieil album des Byrds qu’il plaça doucement, presque religieusement, sur la platine. Quelques grésillements et la musique commença. Doucement. Des accords de guitare de Fifth Dimension envahirent la pièce et Andy se coucha sur son lit pour mieux profiter de la musique. </p> <p>Il se souvenait bien de la dernière fois qu’il avait écouté cet album avec son grand-père. Cela remontait aux dernières vacances d’été, il y avait presque un an. Il avait, comme souvent, passé la journée à déambuler dans San Francisco, et cette fois-ci, ils avaient fini l’après-midi à Baker Beach pour profiter du soleil de la fin d’après-midi et de la vue sur le Golden Gate Bridge. Une fois rentrés, Papy avait proposé un peu de musique comme il en avait l’habitude, et d’après ce dont Andy se souvenait, la séance nostalgie avait débutée avec cet album des Byrds. </p> <p>Andy passa le reste de l’après-midi dans sa chambre, à écouter de la musique et regardant les pochettes étalées sur son lit devant lui et en parcourant les paroles des tubes des années soixante et soixante-dix. Le disque précédent venait de se terminer. Andy saisit un autre album dans la caisse, le Surrealistic Pillow de Jefferson Airplane. Il s’apprêtait à sortir le disque de sa pochette quand il s’aperçut que les jointures de celle-ci étaient légèrement décollées. Papy-John avait toujours été des plus soigneux, presque maniaque, avec ses albums. L’album avait dû tourner longtemps sur la platine.</p> <p>Andy allait démarrer la lecture de l’album quand un détail attira son œil. A l’intérieur de la pochette décollée, il semblait y avoir une écriture, un long texte. Oubliant un instant la musique, il se saisit d’un petit couteau qui traînait toujours sur le bureau de sa chambre et entreprit d’ouvrir entièrement cette pochette extérieure pour en avoir le cœur net. </p> <p>Après quelques secondes d’une découpe méticuleuse, presque chirurgicale, Surrealistic Pillow avait révélé ses secrets. Devant Andy, la pochette ouverte était recouverte d’écritures. Des écritures qui devaient être très anciennes, tant l’encre semblait passée, comme effacée par le temps. Sur le volet droit, un texte en anglais ressemblait à un poème ou aux paroles d’une chanson. Intitulé Fountain of Youth, le texte faisait quatre couplets et parlait de soldats, de jungle, d’une expédition et d’une source donnant la jeunesse éternelle à ceux qui parviendraient à la trouver. </p> <p>Sur le côté gauche de la pochette, le texte était en revanche illisible. Il semblait être le pendant du poème de droite, mais était écrit dans un alphabet très différent. Pour Andy, cela évoquait du grec, ou peut-être du russe. En tout cas, il lui était impossible de déchiffrer quoi que ce soit de ce texte. </p> <p>Après un moment d’hésitation, le jeune homme attrapa sur son lit de la pochette de l’album qu’il avait écouté précédemment et en écarta doucement les côtés. A la lumière ambiante, il distinguait la même écriture à l’intérieur, mais cette fois avec un texte différent. Après vérification, le schéma qu’il avait identifié sur le premier disque se répétait sur l’ensemble des albums de la caisse : un poème, ou une chanson était écrite sur le fond de la pochette et un autre texte dans un alphabet inconnu lui faisait face, sur la face avant de la couverture. Andy ne savait quoi penser.</p> <p>Il repensa alors à la visite faite à Papy-John quelques jours plus tôt. La pochette ouverte de Jefferson Airplane dans la main, il se dirigea vers la chambre de sa sœur et y entra sans même frapper.</p> <p>— <em>Hey ! Ça va ? Tu te crois chez toi ?</em> protesta Lana en le voyant débarquer ainsi.</p> <p>— <em>Les mots que disait Papy, le week-end dernier quand on a été lui rendre visite, tu crois que ça pourrait être du grec, ou du russe ?</em> questionna Andy.</p> <p>— <em>Mais de quoi tu parles ?</em></p> <p>— <em>Est-ce que tu penses que Papy parlait russe quand il a déliré dans sa chambre la semaine dernière ?</em></p> <p>— <em>Quoi ? Je ne sais pas moi. Peut-être. Je ne connais pas le russe,</em> protesta Lana.</p> <p>— <em>Regarde ça</em>, lui répondit Andy en lui tendant la pochette d’album qu’il avait toujours en main.</p> <p>— <em>Qu’est-ce que c’est ? Un disque ?</em></p> <p>Lana prit la pochette des mains de son frère et l’examina. Pendant qu’elle regardait l’écriture de chaque côté, Andy lui expliqua comment il avait trouvé ces textes, et que les autres pochettes de la collection de Papy-John avaient elles aussi leur lot d’écritures, de poèmes et de hiéroglyphes. </p> <p>— <em>Alors, d’après-toi, c’est quoi ce texte sur la gauche ?</em> questionna à nouveau Andy.</p> <p>— <em>Comment veux-tu que je sache. On peut tenter de le lire et de la traduire avec une app de traduction si tu veux.</em></p> <p>Lana attrapa son smartphone sur son lit et visa la pochette avec l’appareil photo. L’écriture manuscrite était difficile à interpréter pour son application, mais quelques mots étaient compris, et traduits, à différents endroits du texte. La langue d’origine interprétée par le logiciel était effectivement du russe. L’app reconnaissait notamment les termes de guerre, de jeunesse, de soldats. Mais l’écriture était trop mauvaise pour obtenir la traduction de phrase complète.</p> <p>— <em>Il faudrait essayer de retranscrire le texte sur un ordinateur</em>, expliqua Lana, <em>et le soumettre à un logiciel de traduction pour avoir une idée du texte entier. Mais je ne connais pas plus le russe que toi, ça va être un vrai travail de détective de réussir à identifier les mots les uns après les autres. Ça va prendre des heures et des tonnes d’essais.</em></p> <p>— <em>Il faudrait essayer. J’aimerai vraiment savoir de quoi parle tout ça.</em></p> <p>La nuit suivante, Andy eut beaucoup de mal à s’endormir. A deux heures du matin, il essayait toujours de comprendre les derniers évènements survenus, comme s’il faisait face à un gigantesque puzzle. Un groupe de musique dont personne ne semblait avoir entendu parler, oublié dans l’histoire. Papy qui parlait une langue étrangère. Des poèmes à l’intérieur de pochettes de disque. Et cerise sur le gâteau, des messages secrets écrits dans une langue étrangère. Curieux, Andy voulait tirer tout cela au clair, mais sans pouvoir parler directement à son grand-père, les chances de comprendre semblaient bien faibles.</p> <p>Avant de se coucher, Andy avait ressorti les photos de jeunesses de son grand-père et les avait posées sur sa table de chevet. Ne trouvant pas le sommeil, il ralluma sa lampe et se saisit de l’une d’elle. Si le jeune John de cette photo pouvait parler. Ou si quelqu’un d’autre sur cette photo pouvait l’éclairer. Le déclic se fit : s’il devait chercher des réponses, c’était dans le passé de John, et le seul lien qu’il avait avec ce passé actuellement, c’était Shirley Tyller. Il fallait qu’il lui rende visite au plus tôt. Il ne l’avait pas revue depuis la visite à la résidence, il irait lui parler le lendemain après les cours. Il raconterait à ses parents qu’il passait du temps chez un copain, ils ne demanderaient pas plus d’infos.</p> <p>Il était 17h quand Andy arriva devant chez Shirley. Il frappa plusieurs fois à la porte, tenta un coup d’œil par les fenêtres, mais la maison semblait vide. Shirley devait être sortie. Résolu à obtenir des réponses, Andy se décida à attendre, assis sur les marches du perron que la vieille dame revienne. Il pourrait alors l’interroger.</p> <p>Shirley ne fut pas longue à apparaître au bout de la rue, les bras chargés de sacs en papier. Elle devait revenir de l’épicerie d’à côté. Andy se leva et vint à sa rencontre.</p> <p>— <em>Bonjour. Je suis venu vous donner des nouvelles de Papy.</em> Andy marqua une petite pause. <em>Et j’aimerai que vous me parliez encore de votre passé commun.</em></p> <p>Shirley ne répondit pas un mot, et pressa le pas vers l’entrée de sa maison.</p> <p>— <em>Juste quelques minutes</em>, insista Andy. <em>J’aurai juste une ou deux questions à vous poser.</em></p> <p>Shirley avait ouvert sa porte et la déverrouillait.</p> <p>— <em>Est-ce que vous savez si John…</em></p> <p>La porte claqua derrière la vieille dame. Andy était sur le perron et finit sa phrase avant le bois pour seul interlocuteur.</p> <p>— <em>…connaissait le russe ?</em></p> <p>Andy avait déjà fait trois pas en arrière quand la porte s’entrouvrit doucement. La tête de Shirley Tyller apparût dans l’embrasure, un air moitié en colère, moitié apeuré dessiné sur le visage. Elle s’adressa clairement à Andy.</p> <p>— <em>Je ne répondrai pas à vos questions, et je vous demande de me laisser tranquille. Ne cherchez pas à me revoir. Et si je vous revois dans les parages, je n’hésiterai certainement pas à appeler la police !</em></p> <p>Sans attendre aucune réponse, la porte se claqua devant Andy. Il n’avait pour l’instant pas d’autre choix que de rentrer chez lui, avec toutes ses questions en tête.</p> Mon, 10 Jun 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/52_Shutdown_chap5 http://matiereafiction.houste.info/textes/52_Shutdown_chap5 .53 Une rencontre en forêt <p>C‘est l’histoire d’un petit garçon. Oh, pas si petit que ça, se défendrait-il. Il avait tout de même cinq ans. Ce n’est pas rien, cinq ans. C’est bien plus que l’espérance de vie d’un smartphone ou d’une voiture électrique dans l’ancien temps. Mais ça, il ne pouvait pas le savoir, ce petit garçon. Il ne savait même pas réellement ce qu’était une voiture. Il était né bien après que ces monstres de métal aient disparu.</p> <p>C’est l’histoire d’un petit garçon, donc, qui se baladait dans la forêt. Une forêt comment ? Une forêt, ma foi, comme toutes les forêts. Peuplée d’arbres d’essences diverses. Peuplée d’insectes qui agacent le visage et émerveillent les yeux. Peuplée d’oiseaux qu’on ne voient pas mais dont on entend le chant, et qu’on imagine vifs et timides, bariolés et terriblement heureux du retour du soleil. Peuplée sans doute d’autres animaux, eux tour à tour discrets et féroces, dont on ne devine que les traces sur le sol ou sur l’écorce des arbres. Une forêt comme on aurait cru ne plus jamais en revoir. Comme on n’en avait pas connue depuis cent, deux cents, trois cents ans peut-être. Une forêt à laquelle il avait fallu toute la patience de la nature et l’obstination des hommes afin qu’elle renaisse ainsi, verte et grandiose, trois siècles après la Grande Prise de Conscience.</p> <p>C’est l’histoire, donc, de ce petit garçon, qui se baladait dans une partie de cette grande et belle forêt qu’il n’avait, auparavant, jamais explorée. S’était-il perdu ? Oh non, rassurez-vous. Il avait simplement décidé qu’aujourd’hui, après l’école, après les jeux avec les amis, c’est dans cette part d’inconnu qu’il irait se promener. Vous le trouvez courageux ? Il était simplement confiant. Être courageux, c’est croire en sa chance, ou pire, en sa supériorité sur les autres et sur les éléments. Être confiant, c’est au contraire avoir foi en ce qui nous entoure, être certain de la bienveillance des autres et de son environnement. Et être confiant, c’est ce qu’on lui apprenait depuis longtemps déjà à ce petit garçon de cinq ans. Tout au long des après-midi de l’école en plein-air où l’on lui expliquait la forêt, la nature, les autres êtres vivants, les végétaux et les animaux. La façon d’écouter et d’observer, d’entendre et de voir, pour vivre en harmonie avec cette nature que l’homme avait trop longtemps dans le passé cherché à dompter et à dominer. Ce que la maîtresse expliquait à ce petit garçon et aux autres enfants, c’est qu’il fallait exister ici, maintenant, et prendre conscience de ce qui existait aussi autour de nous. C’était la première et la plus essentielle de leçon. </p> <p>C’est l’histoire de ce garçon de cinq ans qui, dans une partie inconnue de la forêt, découvrit un vestige. Une relique. La trace d’une époque oubliée. Oh, rien de sacré. Rien de mystique. Un objet inconnu qui le surprit, l’intrigua, l’étonna. L’inquiéta ? Non. Pourquoi s’inquiéter ? On l’a dit, ce petit garçon était confiant. D’ailleurs, les oiseaux se posaient sur cet objet. Les fourmis couraient sur cet objet. La mousse y poussait. Si ces êtres, avec qui le petit garçon apprenait à vivre, étaient confiants face à cet objet, pourquoi le petit garçon ne l’aurait-il pas été ? Apprendre à vivre avec la nature, c’est aussi apprendre à l’observer, l’écouter et comprendre les messages qu’elle nous fait passer. Et ici, nul message d’inquiétude. L’objet qui était là faisait, finalement, partie lui-aussi de la nature.</p> <p>— <em>Qu’est-ce que c’est ?</em> demanda de sa toute petite voix le pas-si-petit-garçon en tendant son bras en direction de l’objet inconnu. Rassurez-vous encore, il ne parlait pas tout seul ce petit garçon qui se promenait dans la forêt. Il ne parlait pas non plus aux animaux et aux végétaux qui évoluaient autour de lui dans cette clairière. Malgré toute la bonne volonté du monde, l’être humain n’avait pas encore acquis cette intelligence capable de décrypter les phéromones des fourmis ou les hululements de la chouette et d’entamer un dialogue avec les autres espèces. En ce siècle, trois cents années après la Grande Prise de Conscience, on écoutait et on était attentif aux autres vivants, même si on ne les comprenait pas toujours. Non, si ce petit garçon posait une question, c’est à son bracelet qu’elle s’adressait.</p> <p>C’est l’histoire d’un petit garçon qui parle à son bracelet ? Cela devient étrange, me direz-vous. Au contraire, bien au contraire. Dans ce bracelet, le même que portait chacun des membres de son village, était enfermée toute la connaissance du monde. Celle que l’on avait accumulé avant et après la Grande Prise de Conscience. Celle qui pouvait encore servir à l’humain pour qu’il ne commette pas les mêmes erreurs que par le passé. Celle collectée, à force de patience et de passion, par chacun et chacune des hommes et femmes qui avaient peuplé la planète et s’étaient forgés une expérience personnelle méritant d’être partagée. Bien entendu, le petit garçon le savait : on apprend toujours mieux en compagnie d’un humain, quand celui-ci vous explique, vous détaille, vous montre les choses. Mais le bracelet, lui, était toujours disponible. Même quand on était seul dans une forêt. Il vous parlait doucement et vous apprenait lui aussi les choses. </p> <p>— <em>Qu’est-ce que c’est ?</em> avait donc demandé le petit garçon. </p> <p>— <em>Ce sont les restes d’une voiture Aleks</em>, avait répondu factuellement et d’une voix tendre le bracelet. Et face aux nouvelles interrogations d’Aleks – c’était le prénom du petit garçon – le bracelet continua. Il expliqua avec des mots simples, et habilement choisis, qu’une voiture était un moyen de transport disparu. Il en expliqua la forme et les couleurs. Il en expliqua la vitesse et le bruit. Il expliqua comment la voiture avait permis à d’autres humains, il y a si longtemps que personne ne s’en souvenait, de parcourir et de découvrir le monde qui les entourait.</p> <p>— <em>Ça a l’air chouette, une voiture. J’en veux une !</em> s’exclama Aleks. Alors, le bracelet expliqua comment la voiture, à force de parcourir le monde avait failli détruire celui-ci et nombre des êtres qui le peuplaient. Il expliqua, doucement, le monde d’avant. Celui d’avant la Grande Prise de Conscience. Il expliqua que l’homme pensait alors, qu’à force de technologie et e progrès, il pouvait dominer cette nature qui l’entourait. Que les arbres et les animaux, les plantes et les insectes, avaient bien failli disparaître. Et que sans la prise de conscience et l’action de certains, qui avaient décidé de mettre fin à cette folie, Aleks et ses copains, ses parents, sa maîtresse, et tout ce qui les entoure ne seraient sans doute pas là aujourd’hui. </p> <p>Ce que l’on avait conservé, pour compte de technologie, c’était ces quelques outils capables d’aider le quotidien, ce four solaire, cette imprimante qui recyclait le plastique, le vélo bien entendu sur lequel Aleks avait encore un peu de mal à avancer… et les bracelets. Seule technologie avancée, mais d’infiniment plus de valeur que beaucoup d’autres, elle permettait aux humains de ne pas oublier. Ne pas oublier leur histoire, leurs histoires, et surtout les erreurs qu’ils avaient commises par le passé. Après la nature, cette mémoire commune était devenue le bien le plus précieux de l’humanité.</p> <p>Oh, Aleks ne comprenait pas tout ce que lui disait le bracelet, même si le bracelet choisissait avec attention ses mots. Mais après avoir bien écouté son histoire, il en conclut que s’il avait le choix, entre une voiture et ses parents, ses copains – même la maîtresse de l’école en plein-air -, ou entre une voiture et la forêt dans laquelle il se promenait chaque jour… il ne voulait finalement plus de voiture. </p> <p>Et demain, quand à l’école on lui demanderait <em>Alors, qu’as-tu appris hier Aleks ?</em>, et qu’il raconterait sa rencontre avec la voiture, c’est cette conclusion qu’il partagerait avec ses copains !</p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>14 juin 2024</em></p> Thu, 13 Jun 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/53_Une_Rencontre_en_for%C3%AAt http://matiereafiction.houste.info/textes/53_Une_Rencontre_en_for%C3%AAt .54 Toilettes temporelles <p>— <em>Merde, ça devient insupportable !</em></p> <p>La voix couvrait très clairement le bruit de la chasse d’eau qui résonnait dans la petite pièce. Après un court instant et un nouveau bruit de chasse d’eau, François-Xavier sortit des toilettes de l’appartement familial visiblement furax. </p> <p>— <em>C’est si compliqué que ça de vous demander d’avoir un peu d’hygiène ?</em> hurla-t-il à l’adresse de sa famille réunie dans le salon. <em>Putain, quand on a fini ce qu’on a à faire aux toilettes, on tire la chasse et on vérifie qu’il ne reste rien. Merde, j’en ai plus que marre de passer derrière vous.</em></p> <p>Étienne, le plus grand de ses deux fils, ne détourna même pas le regard de l’écran de son smartphone. Joachim, trois ans plus jeune, prit la peine de répondre un rapide un <em>C’est pas moi !</em> et continua à se concentrer sur sa partie de FIFA 2022. Morgane, l’épouse de François-Xavier, leva, elle, les yeux de son magazine et, après avoir poussé un soupir lui demanda ce qu’il se passait <em>encore</em>, en prenant la peine d’insister sur ce dernier mot. </p> <p>— <em>Ce qui se passe ? C’est pas clair ? Cela fait trois, quatre fois ces derniers jours que quand je vais aux toilettes, il y a encore de la merde qui flotte dedans. Voilà ce qu’il se passe. Y’a l’un de vous qui a perdu l’habitude de tirer…</em></p> <p>Morgane l’interrompit et se tourna vers les garçons. </p> <p>— <em>Les enfants, qui a été aux toilettes en dernier ?</em></p> <p>Joachim assura ne pas avoir été aux toilettes depuis son retour du collège, une heure plus tôt et Étienne répondit un sarcastique Tu veux vraiment que je te détaille mes allers et venues ? auquel aucun des deux parents n’eut envie de répondre tant la discussion semblait idiote. François-Xavier en convenait, il semblait inutile d’épiloguer sur le sujet. Et son impression fut renforcée par le regard de Morgane qui exprimait un très clair et très gênant <em>Tu oses me soupçonner ?</em> Il ne pu qu’articuler <em>un Enfin merde, faites gaffe quoi !</em> plus confus qu’en colère avant de s’éclipser dans la cuisine. </p> <p>L’incident se produit à nouveau le lendemain. Mais cette fois, impossible pour François-Xavier d’accuser l’un des membres de sa famille. Lui-même était seul dans l’appartement depuis le matin, profitant d’une journée de télétravail. Joachim et Étienne étaient respectivement au collège et au lycée et sa femme Morgane travaillait ce jour-là au siège de son entreprise, dans la grande ville voisine. </p> <p>Tout semblait indiquer que François-Xavier était lui-même coupable du méfait, s’il n’avait eu la certitude de n’avoir rien commis de la nature de celui-ci dans la journée. Les selles qui souillaient la cuvette quand il y était entré venaient… d’ailleurs. Un défaut dans la tuyauterie de la résidence sans doute, qui faisait remonter ici-même les déchets des étages supérieurs. </p> <p>Debout devant les toilettes, François-Xavier avait déjà attrapé son téléphone et se préparait composer le numéro du syndic de son immeuble quand il entendit un bruit de liquide provenant de l’autre côté de la porte. Agrippant sa poignée, il ouvrit celle-ci d’un coup et se trouva face à un inconnu en train d’uriner. </p> <p>Surpris, l’individu se réajusta rapidement et fit face à François-Xavier.</p> <p>— <em>Pardon,</em> articula-t-il après une petite toux gênée. <em>Bonjour.</em></p> <p>— <em>Qu’est-ce-que vous foutez là ? Qui êtes-vous ? Bordel, comment êtes-vous entré ? Merde, c’est quoi ce bordel ?</em></p> <p>Face à la situation, François-Xavier avait un paquet de questions qui lui venaient en tête. </p> <p>— <em>Ça va vous sembler bizarre,</em> balbutia l’inconnu, <em>mais tout s’explique très bien, je vous assure. Je suis juste venu pisser. Je repars, je repars. Ne vous inquiétez pas.</em></p> <p>— <em>Mais vous êtes qui ? Comment vous êtes arrivé là ?</em></p> <p>— <em>Je… Je suis le propriétaire de cet appartement.</em></p> <p>— <em>Le pro…</em></p> <p>— <em>Attendez, ‘tendez ! Je suis… je serai le propriétaire de cet appartement dans le futur. Dans quarante-trois ans précisément. Je l’ai acheté à ceux qui vous le rachèteront dans dix ans, après votre divorce.</em></p> <p>— <em>Quoi ? Quel div…</em></p> <p>— <em>Non, rien. Oubliez ça ! Retenez seulement que je viens du futur. Juste ça. Un futur dans lequel on a inventé le voyage dans le temps. C’est tout.</em></p> <p>— <em>Comment ça ?</em></p> <p>— <em>On peut voyager dans le temps, c’est tout. On va dans le passer et dans le futur. C’est tout.</em></p> <p>— <em>Mais ? mais… ça ne me dit pas ce que vous faîtes dans mes toilettes !</em> la voix de François-Xavier s’était radoucie sous l’effet de l’étonnement. </p> <p>— <em>Oui. C’est vrai. Oh, c’est simple. Depuis qu’on peut voyager dans le temps, on a juste pris l’habitude de venir se soulager dans le passé, juste quelques années en arrière. C’est quand même plus agréable que de salir les toilettes chez soi non ?</em> l’inconnu finit sa phrase avec un petit rire nerveux. </p> <p>François-Xavier ne sut quoi répondre tant la situation lui semblait insolite.</p> <p>— <em>Bon, je vais vous laisser. Désolé du dérangement</em>, furent les derniers mots qu’articule l’inconnu avant de disparaître.</p> <p>Sans prendre la peine de tirer la chasse d’eau.</p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>20 juin 2024</em></p> Thu, 20 Jun 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/54_Toilettes_temporelles http://matiereafiction.houste.info/textes/54_Toilettes_temporelles .55 Surprendre les miroirs <p>Arthur était penché au-dessus du lavabo, concentré, une expression presque douloureuse sur le visage. Devant lui, l’armoire à pharmacie était grande ouverte, et sur ses étagères trainaient quelques boîtes de médicaments périmées. Les yeux toujours baissés, il leva la main pour attraper l’une d’elle… et dévia en un éclair son geste pour attraper la porte du meuble la refermé, les yeux cette fois fixés devant lui. Sur le miroir de la pharmacie qu’il venait de refermer, il ne distingua que sa figure en sueur, stressée. Encore raté. Il réessaierait un peu plus tard dans la journée.</p> <p>Chloé, elle, se trémoussait dans sa chambre. Elle parlait au téléphone avec une copine du <em>date</em> qu’elle aurait le soir-même, et semblait choisir dans le désordre de sa penderie la tenue qui ferait craquer son prince charmant du jour. Sans cesser de parler, elle enchaîna une série de deux pas extrêmement rapides vers la gauche. Dans sa psyché, elle ne put contempler que son reflet, habillé de la jolie robe à fleurs qu’elle portait depuis le matin. Elle se laissa tomber sur le lit derrière elle avec un soupir et lâcha son téléphone. Celui-ci n’indiquait aucun appel en cours.</p> <p>Rami enchaînait les allers-retours dans le couloir de son appartement, transportant un carton après l’autre comme s’il préparait son futur déménagement. Un œil avisé aurait sans doute vite remarqué que ces affaires qu’il transportait d’une pièce à l’autre étaient toujours les mêmes. Il aurait remarqué également les coups d’œil en coin que Rami jetait au miroir de l’entrée, dans lequel il ne pouvait voir que sa propre silhouette transportant le même carton. </p> <p>Camille tenait dans sa main ce miroir de poche qu’elle utilisait d’ordinaire pour ajuster son maquillage dans le métro. Assise par terre et accoudée à la table basse de son salon, elle en ouvrait et en refermait l’étui alternativement, parfois après avoir articulé d’une voix claire une sorte de compte à rebours : 1… 2… Dans l’accessoire de beauté, elle ne voyait alors que, grossis plusieurs fois, son œil et sa joue parfaitement colorés.</p> <p>Jordan, lui, se contorsionnait dans l’étroitesse de sa salle d’eau, une perche à selfie dans la main. Le bras tendu dans un angle improbable, il semblait vouloir faire de lui-même un portrait abstrait ou une œuvre post-moderne. Mais chaque cliché, maladroitement orienté vers le miroir qui occupait le mur à côté de la douche, lui présentait systématiquement le reflet d’un flash et l’image floue des serviettes qui pendaient aux patères de la pièce. Nulle surprise et nulle œuvre d’art.</p> <p>Arthur, Chloé, Rami, Camille, Jordan… et tant d’autres dont on ne racontera pas ici l’histoire en étaient pourtant convaincus : quand on arrêtait de regarder les miroirs, ceux-ci vivaient leur propre vie. Ils cessaient de refléter des images et se figeaient ou s’ouvraient sur d’autres univers, d’autres dimensions. La théorie était irréfutable. Restait à la prouver. </p> <p>Et pour cela, il fallait réussir à surprendre les miroirs.</p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>21 juin 2024</em></p> Fri, 21 Jun 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/55_Surprendre_les_miroirs http://matiereafiction.houste.info/textes/55_Surprendre_les_miroirs .56 Mortelle Sono <p>— <em>La platine tournait encore quand les hommes sont entrés commissaire.</em> </p> <p>Pas un bonjour. C’est avec cette seule phrase que l’agent Kelvin l’avait accueilli sur la scène du drame. Les embouteillages sur Hollywood Boulevard avait fait qu’il été arrivé bien après l’équipe d’intervention. Le médecin légiste avait déjà remballé ses instruments. Le cas était de toutes façons très simple.</p> <p>— <em>Overdose ?</em> lui demanda laconiquement le commissaire Edison. </p> <p>— <em>Clairement</em>, confirma la légiste. <em>Y’avait ici de quoi tuer plusieurs fois tout l’immeuble.</em></p> <p>Elle désigna d’un geste du menton le mur du fond de l’appartement, où toute la dope était étalée comme au grand jour. Bon sang, si des types avaient chez eux un arsenal pareil, on pouvait en effet craindre le pire. Edison soupira. Tout cela semblait ne jamais devoir finir. Sur chaque intervention, c’était pire. Il y en avait de plus en plus. </p> <p>— <em>Comment ça s’est passé ?</em> demanda-t-il à Kelvin qui se tenait à côté du cadavre.</p> <p>— <em>C’est une voisine qui a donné l’alerte. Très vite. Dès les premières notes. On est intervenu aussi vite qu’on a pu, heureusement que deux voitures étaient de patrouille dans le secteur. Les hommes se sont équipés de bouchons d’oreille dès leur arrivée dans le hall, la musique résonnait dans tous les couloirs. Une horreur. Faudra prévoir un équipement plus lourd si ça continue comme ça.</em> </p> <p>— <em>Les brigades spéciales ?</em></p> <p>— <em>Pas disponibles. Elles sont mobilisées pour un soupçon de festival à quelques kilomètres d’ici. Et on aurait de toutes façons pas eu le temps de les attendre. C’était déjà un foutu vacarme quand on est arrivé. On a fait comme on a pu, on s’en tire plutôt bien.</em></p> <p>Vu ce qu’Edison voyait dans l’appartement, ils avaient clairement échappé au pire. Oui, il en faudrait plus des brigades spéciales, des sourds-muets capables d'intervenir quelles que soient les circonstances. Mais les hommes d'exception comme ça, ça ne courrait malheureusement pas les rues. </p> <p>— <em>L’agent Avery est salement sonné</em>, reprit Kelvin. <em>C’était sa première sortie, c’est trash de débuter comme ça. Les autres ont l’habitude de ce genre de lascar.</em> Il prit le temps de s’essuyer le front avec son mouchoir avant de continuer. <em>On a défoncé la porte. Le type était déjà mort, il n’y avait plus rien à faire pour lui. C’est Clark qui a arrêté la platine. C’est le vétéran de l’équipe, il a des problèmes d'audition depuis quelques années. C'est le meilleur dans ces cas-là. Denver et Gordon sont restés dans les couloirs pour s’assurer qu’aucun des habitants des appartements voisins ne s’expose. Les dégâts sont mineurs.</em></p> <p>— <em>Pas d’autres victimes dans l’immeuble ?</em></p> <p>— <em>Une vieille dame. L’étage en-dessous. Elle a pris les basses de plein fouet. Les secours ont été prévenus, Gordon reste avec elle le temps que l’ambulance arrive.</em></p> <p>— <em>Bien. Merci.</em></p> <p>Le commissaire Edison se tourna à nouveau vers le mur du fond de l’appartement. Une sono flambant neuve, deux gigantesques enceintes, facile 1000 watts de puissance. De quoi dézinguer n’importe qui. Et le pire à côté de ça, des disques par dizaines. C’est dire si le gars était un danger depuis longtemps. Ce genre de scène, c’était devenu le quotidien pour Edison depuis son arrivée à la brigade des stups. <em>Un jour, on aura un drame qui nous tuera cent, deux cents personnes avec toutes cette musique qui circule sous le manteau</em>, se dit pour lui-même le commissaire, avant d’ordonner à ses hommes de saisir tout le matériel. </p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>24 juin 2024</em></p> Mon, 24 Jun 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/56_Mortelle_Sono http://matiereafiction.houste.info/textes/56_Mortelle_Sono .57 La Corneille <p>La corneille se tenait au milieu de la route et Camille l’observait. Elle était noire, du bec aux serres, comme le sont toutes les corneilles. Elle ne faisait pas un bruit, ne poussait pas un cri, ne faisait pas un mouvement. Perchée sur ses deux pattes, elle observait seulement d’un œil noir Camille, assise sur le bord du fossé. Quand une voiture approchait – elles étaient peu nombreuses cet après-midi sur cette route de campagne isolée – la corneille tout d’abord ne bougeait pas, elle ne tournait même pas la tête. Elle devait pourtant sentir le danger qui arrivait, qui grandissait. Elle devait le sentir à la fois dans les vibrations du sol et dans les mouvements de l’air. Par le vrombissement du moteur qui s’amplifiait et par le frottement gras des pneus sur l’asphalte. Elle savait le danger bien sûr, mais toujours elle attendait la dernière minute pour bondir et déployer ses ailes. Il sembla plus d’une fois à Camille qu’un pare-chocs allait heurter l’oiseau, un pare-brise la frôler, une antenne la déséquilibrer dans son vol. Parfois, les véhicules ralentissaient. Ou faisaient un écart pour éviter le volatile. Toujours, la corneille s’en tirait indemne et, après être restée un instant comme suspendue dans les airs, se reposait au milieu de la chaussée. À l’endroit exact qu’elle venait de quitter. Et de là, à nouveau, observait Camille. Sans un bruit. Sans un cri. Sans un mouvement. </p> <p>— <em>Nous sommes pareilles, toi et moi</em>, pensa doucement Camille. <em>Toutes les deux très douées pour éviter les dangers. Mais pour ce qui est d’avancer dans la vie…</em></p> <p>Camille observait la corneille qui se tenait au milieu de la route. </p> <p>Sans un mouvement. Sans une parole. Sans un bruit. </p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>29 juin 2024</em></p> Sat, 29 Jun 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/57_La_Corneille http://matiereafiction.houste.info/textes/57_La_Corneille .58 Ecranoclaste <p>En temps normal, Jamel n’aurait jamais fait une gaffe pareille. Mais là, le ciel était tellement pur, tellement bleu au-dessus du vieux port ! Ce n’était pas arrivé depuis des mois. Des années même. Mais cet après-midi, les caprices du vents semblaient avoir repoussé de l’autre côté des collines les fumées d’usine qui encombraient d’habitude la vue. La mer était toujours grise, polluée de microplastique et d’hydrocarbures, mais le ciel avait l’espace d’un instant retrouvé des teintes qu’on aurait cru depuis longtemps oubliées.</p> <p>Alors, il avait voulu immortaliser ce moment. Pour rester certain, au cours des mois qui venaient, qu’il avait réellement exister. Aussi parce qu’on ne le croirait sans doute pas, au bureau, ou lors du repas de famille du soir, quand il raconterait qu’il avait vu un ciel presque aussi bleu que celui qu’il avait au-dessus de la tête enfant. </p> <p>Jamel avait sorti son smartphone de la poche intérieure de sa veste et avait tendu les bras devant lui pour cadrer au mieux la photo. Tout à sa prise de vue, il n’avait pas entendu qu’on se glissait à ses côtés. À peine avait-il eu le temps d’apercevoir l’ombre de la canne, que celle-ci s’abattait déjà sur lui, projetant son téléphone au sol et lui fracassant au passage deux phalanges. </p> <p>« <em>Tu n’adoreras point les écrans !</em> » avait hurlé l’inconnu, en s’approchant de l’appareil électronique qui gisait par terre. « <em>Tu n’adoreras point les écrans !</em> » avait-il répété en abattant à nouveau sa canne sur le smartphone. Les composants et les éclats de verre volaient sur le trottoir.</p> <p>Jamel savait bien entendu que les écranoclastes étaient de plus en plus nombreux en ville. Il en avait croisé certains, reconnaissables à leur hoodie surdimensionné, noir et en général graffé d’un dessin de smartphone barré. Il avait entendu leur sermon au détour d’une promenade au parc. Les écranoclastes prônaient l’abstinence technologique totale, convaincus que les usages numériques du début du XXIe siècle avaient conduit au désastre écologique actuel. Ils vivaient sans smartphone, sans ordinateur, sans aucun appareil intelligent et rejetaient ceux qui en usaient. </p> <p>Jamel avait pu constater leur violence également. Dans le centre-ville, pas un seul écran publicitaire n’était intact. Les vitrines des magasins d’électroniques étaient régulièrement saccagés. Et les malheureux passants qui osaient encore prendre un selfie ou téléphoner dans la rue étaient bons pour une série d’insultes ou une bastonnade.</p> <p>Jamel contemplait cette espèce de fou dont la capuche cachait le visage. Terrifié, paralysé, il ne vit pas la seconde silhouette s’approcher de lui par derrière. Quand le premier coup de canne s’abattit sur son crâne. Il tomba à genoux. </p> <p>« <em>Tu n’adoreras point les écrans !</em> » entendit-il encore, alors que l’on continuait à frapper.</p> <p>Jamel, couché sur le sol, n’avait plus qu’une seule pensée.</p> <p><em>Personne ne saura à quel point le ciel était bleu aujourd’hui…</em> </p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>02 juillet 2024</em></p> Tue, 02 Jul 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/58_Ecranoclaste http://matiereafiction.houste.info/textes/58_Ecranoclaste .59 Kraken <p>Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles. La nuit était calme, sans un soupçon de vent. Et sur le pont du vieux gréement, les quelques marins de quart n’avaient rien de mieux à faire que d’échanger quelques histoires. </p> <p>— <em>Mais toi McKenzie, tu navigues depuis tellement longtemps, tu dois en avoir des choses à raconter…</em> </p> <p>Lancée par Fraser, un jeune matelot moins timide que les autres, la phrase était adressée au plus âgé des marins du groupe. Celui qui, cheveux grisonnants et bonnet de travers sur le crâne, fumait sa pipe accoudé au bastingage. </p> <p>— <em>Arrête !</em> l’avait interrompu Flynn, un des autres vétérans du bord, d’une voix mi-autoritaire, mi-moqueuse. <em>Arrête, le lance pas !</em></p> <p>— <em>Elles ne t’intéressent pas mes histoires, Flynn ?</em> </p> <p>— <em>Je les ai entendues cent fois. Si c’est pour que tu déballes encore tes délires de Kraken, je préfère encore aller voir ce qui se passe sur la passerelle.</em></p> <p>Flynn tourna le dos au petit groupe. </p> <p>— <em>Vas-y, McKenzie, raconte ! Tu vas les passionner !</em> lâcha-t-il simplement avant de s’éloigner, accompagné de deux autres marins.</p> <p>Il n’en fallait pas plus pour donner envie aux quelques mousses qui entouraient encore McKenzie d’en savoir davantage. Après quelques prières pour la forme, le vieux matelot commença ainsi l’histoire du Kraken :</p> <p>« <em>J’étais tout jeune à l’époque. Peut-être même plus jeune que toi, Fraser.</em></p> <p><em>J’avais réussi à me faire enrôler comme apprenti sur un grand navire de commerce, contre l’avis de mes parents. Par goût de l’aventure. J’ai toujours été attiré par l’océan. Mon paternel m’avait pourtant mis en garde contre les tempêtes, les pirates, les monstres marins, les naufrages et les sauvages cannibales qui peuplaient les îles sur lesquelles je ne manquerais pas de m’échouer. Rien n’y a fait. Dès que j’ai été en âge de fuir la maison, je suis parti pour le port le plus proche et j’ai cherché à rejoindre un équipage. La destination importait peu ! C’était le large, l’inconnu, l’aventure qui m’intéressaient. Je pouvais bien partir vers l’est ou l’ouest, l’Amérique, l’Afrique ou l’Asie… tant que j’étais en mer…</em></p> <p><em>Le but de cette première expédition, c’était le Pacifique et ses îles. Le vaisseau était mandaté pour le commerce de plantes exotiques avec un peuple d’indigènes arriérés. Du troc de bibelots contre des fruits, des aromates ou des épices que nous revendrions à prix d’or ici.</em></p> <p><em>Le capitaine, que je n’ai vu que de loin sur la dunette du navire, avait la réputation d’être quelqu’un de droit et honnête, respectueux à la fois de sa mission, de son équipage et des éléments qui l’entouraient. Il faisait preuve d’une sorte de bienveillance autoritaire. Et s’il n’en résultait pas à bord une atmosphère de franche camaraderie, au moins l’ordre y régnait. Je n’ai vu pendant les longs mois qu’a duré la traversée que très peu de bagarres ou d’esclandres. Bien moins en tout cas que sur les voyages que j’ai pu faire par la suite.</em></p> <p><em>Durant ce voyage, il y a deux hommes qui m’ont particulièrement marqué. Le premier c’était le médecin du bord, Monsieur Jenner. Un petit noble anglais, de basse extraction mais suffisamment lettré et éduqué pour s’occuper correctement de l’équipage et s’assurer que sa condition physique reste bonne. J’ai passé pas mal de temps avec Monsieur Jenner. Il me faisait souvent appeler pour l’assister dans de menues opérations, comme la préparation de certaines médecines, ou parfois pour l’accompagner en visite auprès des hommes qui n’étaient pas de quart. Allez savoir, peut-être m’avait-il pris en affection.</em></p> <p><em>Monsieur Jenner ne voulait pas seulement être le médecin du bord. Non. Il se voyait aussi comme une sorte de guide moral pour nous, l’équipage. Il n’hésitait jamais à partager avec nous quelques pensées. Un discours quasi-mystique. Oh, pas de la même nature que celui du Père Jenkins, l’aumônier de bord. Non, non. Les deux hommes ne s’appréciaient guère. Monsieur Jenner se voyait lui comme… comment disait-il déjà ? Ah oui : un prêtre de la nature. Je me souviens bien de certaines phrases qu’il répétait, d’une voix claire : Respecte l’océan et l’océan te respectera ! ou N’abuse pas des bienfaits de la nature, car son tarissement sera ta fin !</em> </p> <p><em>Certains à bord l’appréciaient. D’autres ne faisaient que le supporter. Mais je suis bien obligé d’admettre, pour ma part, que son discours impressionnait ma jeunesse et que j’ai bien souvent été tenté de lui demander de m’expliquer certains de ses préceptes.</em> </p> <p><em>L’autre homme dont je me souviens surtout n’aurait pas pu être plus à l’opposé de Jenner qu’il ne l’était. C’était un maître d’équipage du nom de Murray. Violent, vindicatif. J’ai malheureusement passé quelques quarts sous ses ordres et croyez-moi, ce sont quelques-unes des heures les plus dures que j’ai pu vivre sur un navire. Et encore, je n’étais pas vraiment son souffre-douleur. D’autres, plus jeunes, encaissaient plus que moi ses moqueries et ses brimades. Murray n’aimait rien, ou en tout cas ne semblait rien aimer, autant que la brutalité et la violence.</em> </p> <p><em>Pendant les périodes de calme à bord, quand il n’était pas de quart et qu’il ne dormait pas, son plus grand plaisir semblait être de guetter depuis la proue du navire les quelques bancs de dauphins qui nous accompagnaient parfois. Surtout depuis que nous croisions dans les eaux chaudes du sud. Et puis, d’en tuer le plus grand nombre à l’aide d’un harpon qui n’appartenait qu’à lui. Croyez-moi, il faut être sacrément fort pour tuer d’un coup un dauphin de cette façon, et Murray était extrêmement doué à ce jeu. Parfois, le navire laissait dans son sillage une suite de cadavres. Des morts cruelles. Inutiles, car elles n’agrémentaient notre vie à bord d’aucune façon. Murray tuait pour le plaisir.</em></p> <p><em>Vous imaginez bien que Murray et Monsieur Jenner se prenaient parfois le bec. Les sermons de Jenner semblaient glisser sur la peau tannée du maître d’équipage, et le comportement de Murray, lui, énervait au plus haut point le médecin de bord. Aussi, la plupart du temps, ils prenaient soin de ne pas se croiser et Jenner envoyait volontiers un assistant quand un membre du quart de Murray nécessitait une visite ou un examen.</em> »</p> <p>Fraser n’y tenait plus. Interrompant le récit de McKenzie, il osa une question.</p> <p>— <em>Mais quel rapport avec le Kraken ?</em></p> <p>— <em>J’y viens ! J’y viens</em>, répondit le vieux marin avec un sourire. </p> <p>Il aspira deux nouvelles bouffées de tabac et jeta d’un coup d’œil à la dunette depuis laquelle Flynn semblait le regarder d’un air amusé. Puis, se tournant de nouveau vers Fraser et le groupe de marins, il reprit son histoire.</p> <p>« <em>C’est à peu près vers le milieu du voyage, si ma mémoire est bonne, que c’est arrivé. J’étais alors de quart. Nous étions en plein de cœur de l’Océan Indien et pas une terre n’était en vue. Le navire s’était retrouvé piégé au cœur d’une gigantesque tempête.</em> </p> <p><em>J’en tremble encore, rien qu’à l’évoquer. Une tempête comme je n’en ai jamais revue depuis. La nuit s’était faite en plein jour, et le ciel avait choisi cet après-midi pour déverser sur nous l’entièreté de l’eau qu’il contenait. Le tonnerre n’en finissait pas de rouler, et les vagues qui nous entouraient semblaient plus hautes que les plus hauts sommets jamais gravis par l’homme. Plus raides aussi. Plus… sauvages. Dans un tel déluge, Noé n’aurait jamais réussi à sauver le moindre des animaux de la création.</em> »</p> <p>McKenzie s’interrompit pour se signer. Deux fois. Sans que l‘on sache bien si l’émotion qu’il ressentait était réelle ou s’il ménageait ainsi ses effets. </p> <p>« <em>J’étais de quart, donc. Et sous les ordres directs de Murray malheureusement. Je repensais à mon père et à ses avertissements, et lui donnais mille fois raison, me disant toutefois que les tortures qu’il m’avait décrites si souvent, aucun sauvage n’aurait l’occasion de me les infliger. Mon corps serait simplement perdu en mer. Dévoré par les crabes. Oublié pour l’éternité.</em></p> <p><em>La terreur devait se lire sur mon visage, se deviner à chacun de mes gestes. Elle paraissait en tout cas évidente à Murray, qui lui s’en régalait. Il s’approcha de moi et hurla à mon oreille : Alors ? Tu regrettes les jupes de ta mère, hein, gamin ? Quel putain de dommage que ton premier voyage soit aussi ton dernier. La moitié de l’équipage ne survivra pas à cette journée, tu sais ! C’est toujours pareil dans ce genre de tempête. Toujours… Alors, à quelle moitié tu penses appartenir, gamin ? Celle qui réparera la mâture demain ou celle qui servira de pâture aux requins ? Et il partit d’un grand éclat de rire, plus sonore même que la pluie qui tambourinait sur le pont autour de nous. Un rire coupé net par une vague qui, prenant le bateau de travers, nous entraîna tous deux à travers le pont et par-dessus bord.</em></p> <p><em>Je tentais bien, comme Murray sans doute, de m’accrocher au bastingage. Mais mes mains glissèrent sur le bois mouillé. Rien ne put me retenir. Je transperçais la surface agitée de l’eau et sombrais dans le froid de la mer.</em> </p> <p><em>Je n’avais plus conscience ni du haut, ni du bas. N’existaient plus pour moi que le bruit assourdi de l’océan et la violence des courants. J’étais hors du temps, hors des éléments… et étrangement, tout me semblait calme après le vent, la pluie et les vagues de la surface. Passé la surprise, l’oppression vint. Le manque d’oxygène. La noyade. Murray avait eu raison, je ferai partie aujourd’hui de cette moitié de l’équipage qui ne verrait pas le jour d’après. Je dirigeais mes pensées vers ma mère, à qui j’aurais voulu dire Adieu. Vers mon père, à qui j’aurais voulu dire qu’il avait raison… quand ai-je sentis soudain quelque chose, ou quelqu’un, me saisir la cheville et me tirer brusquement hors de l’eau.</em></p> <p><em>J’étais sur le point de suffoquer pour de bon quand mon visage retrouva l’air libre. Je toussais. Crachais l’eau qui avait commencé à envahir mes poumons. J’ouvrais les yeux.</em></p> <p><em>Et c’est là que je le vis…</em></p> <p><em>Le Kraken.</em> </p> <p><em>Oui ! Le Kraken. Ne me regardez pas comme si j’étais un vieillard qui délire ! Je l’ai vu ! Comme je vous vois ! Dans la lumière des éclairs qui déchiraient encore le ciel, j’ai vu quatre, cinq, six longs tentacules se saisir du navire et le soulever hors de l’eau. Hors de portée des vagues qui menaçaient à chaque instant de le faire chavirer. Mon premier sentiment ? La peur, bien sûr. Malgré le vacarme assourdissant de la tempête, je m’attendais à chaque seconde à entendre le bruit de la coque se briser sous la colère du monstre. À voir les éclats de bois voler tout autour de moi. Les trois mats disloqués s’abattre dans l’océan…</em></p> <p><em>Mais rien de tout cela.</em></p> <p><em>Les mouvements du monstre semblaient d’une douceur et d’une grâce absolue. Il portait notre gréement avec une infinie délicatesse et lui permettait de rester stable dans la tempête, d’avoir un répit face à la violence des éléments déchaînés. En baissant, ou en relevant la tête, je ne sais plus réellement dans quel sens j’étais alors, je vis que ce qui m’avait tiré hors de l’eau était l’un de ces mêmes tentacules. Un tentacule qui, d’un geste lent, mesuré, s’approcha du pont du navire et m’y déposa presque tendrement.</em></p> <p><em>Je restais un moment hagard. Trempé, assis sur le pont et fixant le tentacule qui s’éloignait, je comprenais à peine ce qui venait de m’arriver. Autour de moi, quelques marins me fixaient, incrédules. Debout, un peu à l’écart se tenait Monsieur Jenner, les yeux rivés sur l’immense bras qui venait de me relâcher et… un large sourire aux lèvres. Se dirigeant doucement vers moi, il hurla à mon intention : Il est venu à votre secours ! Vous avez vu ? Il vous a sauvé ! Un autre tentacule apparut alors. Regarde ! cria à nouveau Monsieur Jenner. Il me montrait le marin qui pendait au bout du monstrueux appendice. Je commençais à reprendre mes esprits.</em></p> <p><em>Mais qu’est-ce que c’est ? demandai-je. C’est le Kraken ! Il est venu pour nous sauver ! me répondit, toujours criant, Monsieur Jenner. Je l’avoue, sur le moment je n’ai pas vraiment compris de quoi il me parlait. Dans le rugissement de la tempête, les mots semblaient avoir perdu leur sens. Le second tentacule avait déjà disparu et le médecin s’approchait du bastingage tribord. Le pont était étrangement stable dans la tempête. La force qui maintenait notre navire hors de l’eau offrait un répit à tout l’équipage.</em></p> <p><em>Hésitant sur mes jambes, je m’approchai de Willis, le second marin secouru, qui tremblait de toutes parts. J’appelais Monsieur Jenner à l’aide. Viens voir ! fut son unique réponse. Je n’ai pas eu besoin de me déplacer pour comprendre ce qu’il voulait me montrer. La surface chaotique de l’eau venait de se déchirer à quelques mètres de nous et à travers cette fissure un œil gigantesque nous contemplait. Hypnotisé par cette vision, je m’approchais du bord en soutenant Willis. Jenner, lui, semblait être devenu fou. Les yeux exorbités, il criait à l’adresse du monstre une prière dont j’ai préféré oublier les paroles. Cette vision ne dura pas plus de quelques secondes.</em></p> <p><em>L’œil disparut dans les profondeurs et la mer se referma.</em></p> <p><em>Et Willis s’écroula sur le pont.</em></p> <p><em>Je criai de plus belle à l’intention du médecin Monsieur ! Monsieur, l’équipage a besoin de vous ! Monsieur Jenner cessa alors de fixer les vagues, comme libéré de sa transe et se tourna vers moi : Vous avez raison McKenzie, conduisez-le à l’infirmerie. Je viens immédiatement m’occuper de lui et des autres.</em> </p> <p><em>Les heures passèrent rapidement tandis que nous remettions de l’ordre dans l’infirmerie et commencions à nous occuper des blessés. La tempête avait tout de même fait d’importants dégâts. Mais porté par les tentacules de notre… sauveur, il faut bien l’appeler ainsi, nous ne la ressentions presque plus. Le vaisseau était d’une stabilité déconcertante, et en dehors des sifflements du vent et du battement de la pluie nous aurions pu nous croire sur une mer d’huile.</em></p> <p><em>Les hommes défilaient dans la petite pièce, qui avec une contusion, qui avec une fracture. Et à mesure que Monsieur Jenner les soignait, je me rendais compte que nombreux étaient les absents. Semblant comprendre mon regard, le médecin ne dit qu’une phrase : Dans une tempête comme celle-là, il n’est pas rare de devoir sacrifier la moitié de l’équipage pour sauver l’autre. Quand nous sortîmes de l’infirmerie, quelques heures plus tard, les nuages s’étaient faits plus rares et le navire avait retrouvé le tangage et le roulis réguliers d’une mer doucement agitée. Nulle trace autour du Kraken.</em> »</p> <p>Le silence s’était fait autour de McKenzie et seul Fraser osa poser la question qui brûlait les lèvres de chacun.</p> <p>— <em>Et qu’est devenu Murray ?</em></p> <p>— <em>Murray ?</em> répondit McKenzie. <em>Depuis ce jour, je ne l’ai jamais revu…</em></p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>01 juillet 2024</em></p> Sun, 07 Jul 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/59_Kraken http://matiereafiction.houste.info/textes/59_Kraken .60 Amoureuse <p>— <em>Mais, peut-être qu’elle essaie de te dire quelque chose.</em></p> <p>Au début, Michèle Verdu avait trouvé la remarque de sa fille absurde. Le genre de phrase déconnectée de la réalité, à mi-chemin entre bêtise et poésie, qui ne peut sortir que de la bouche d’une enfant de quatre ans. Et puis, ces paroles lui étaient restées dans la tête. Elles avaient fait leur chemin et elle avait commencé à y réfléchir peut-être un peu plus sérieusement qu’elle ne l’aurait voulu.</p> <p>Depuis quelques semaines déjà, c’est vrai, sa voiture autonome se comportait étrangement. </p> <p>De petits désagréments. Des micro-pannes. Ce qui lui avait d’abord semblé n’être que des erreurs de réglage. Rien de bien grave en somme. Mais elle avait bien remarqué cette trajectoire un peu moins rectiligne quand elle sortait le matin de l’allée de son garage. Un temps d’attente peut-être un peu plus long entre le préchauffage et le démarrage effectif du moteur. Des détails.</p> <p>La visite chez le garagiste-informaticien n’avait rien donné. En se frottant machinalement les mains sur un chiffon blanc et propre – ce tic persistait chez les garagistes, même si leur métier ne consistait plus qu’à manipuler des claviers et des écrans, et ne comportait plus aucun acte de mécanique – celui-ci s’était raclé la gorge et expliqué de manière d’autant plus condescendante qu’il s’adressait à une femme : <em>C’est une question d’apprentissage, vous savez. Ces machines-là, c’est bourré d’intelligence artificielle et d’algorithmes dans tous les sens. C’est extrêmement complexe et très sensible. Si vous voulez, c’est un peu comme vous : vous mettez un peu plus de temps à vous endormir quand vous êtes en vacances, parce que vous n’êtes pas dans votre chambre habituelle ? Non ? Le changement, tout ça… Bah votre voiture, c’est pareil. Faut qu’elle s’habitue, qu’elle découvre, qu’elle apprenne. C’est sensible ces trucs-là. Comme une femme. Ça fera 250€ plus la main d’œuvre.</em></p> <p>Michèle Verdu aurait eu beau argumenter qu’elle possédait la voiture depuis déjà quatorze mois, elle avait senti que le garagiste n’aurait pas évoqué autre chose qu’une sensibilité – comme une femme – et un besoin d’adaptation – comme une femme aussi, certainement – du véhicule. Alors elle avait réglé et laissé tomber.</p> <p>Rien n’avait changé dans le comportement de la voiture, évidemment. Les petits défauts de trajectoire et les temps d’arrêt lors de la mise en route, certains matins, étaient restés les mêmes. La situation avait même empiré quelques jours plus tard, alors qu’elle roulait sur la voie rapide qui menait à son bureau. La voiture avait brusquement accéléré, emprunté la sortie la plus proche avant de traverser le viaduc qui enjambait la voie rapide et de reprendre celle-ci dans la direction opposée. Engagée dans le trafic, elle avait remonté les files de véhicules en zigzagant d’une voie à l’autre, à certains moments à la limite de l’excès de vitesse. Les accélérations étaient soudaines. Les freinages brutaux. Jamais la voiture n’avait eu ce genre de comportement auparavant. </p> <p>Michèle Verdu n’avait pas immédiatement su comment réagir, surprise, secouée alors qu’elle lisait comme tous les matins les derniers potins people sur les réseaux sociaux, le siège conducteur en position semi-allongée. Le temps de retrouver son équilibre après la série de zigzags, de redresser le dossier de son siège et d’atteindre l’écran de contrôle, la voiture avait repris une vitesse normale et s’était collé au train d’un joli cabriolet mauve. Michèle Verdu avait alors remis les commandes en mode manuelle et avait maladroitement – c’est fou ce que l’habitude de conduire disparaissait vite quand on possédait un véhicule autonome – conduit jusqu’à son bureau. Elle accusa ce matin-là un retard de trente minutes qu’elle imputa à un caprice de sa fille, tant elle ne trouva pas crédible une explication du genre Oh, la voiture n’en a vraiment fait qu’à sa tête ce matin ! Je n’ai rien pu faire.</p> <p>Une nouvelle visite chez le garagiste avait bien entendu suivi cet incident. Mais pour seule explications, celui-ci avança <em>Ouais, un bug du GPS. Ça arrive. C’est pas fréquent, mais ça arrive.</em> Tout en se frottant machinalement les mains sur un chiffon toujours immaculé. </p> <p>— <em>Mais, peut-être qu’elle essaie de te dire quelque chose.</em></p> <p>C’est à ce moment-là que sa fille lui avait suggéré ce diagnostic, sans quitter des yeux son dessin-animé préféré, assise bien droite sur le canapé du salon. </p> <p>La phrase résonnait encore dans sa tête ce matin-là quand elle s’apprêta, avec un peu d’appréhension, à se rendre au bureau. Elle tapota doucement la carrosserie de la voiture, un peu comme un flatte l’encolure d’un cheval avant une course, histoire de rassurer le véhicule. Savait-on jamais. Elle venait d’ouvrir la portière du conducteur et s’apprêtait à prendre place dans l’habitacle quand le cabriolet mauve flambant neuf du voisin passa dans la rue. Le moteur vrombit, la voiture autonome démarra seule et Michèle Verdu qui n’avait mis qu’un pied dans l’habitacle perdit l’équilibre et tomba à la renverse dans l'allée du garage. La portière encore ouverte se referma en heurtant le pilier du portail et la voiture disparut à l’angle de la rue. </p> <p>Assise par terre dans l’allée vide, Michèle Verdu comprit enfin. </p> <p>— <em>Eh merde ! Elle est amoureuse cette conne.</em></p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>11 août 2024</em></p> Sun, 11 Aug 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/60_Amoureuse http://matiereafiction.houste.info/textes/60_Amoureuse .61 Adoption <p>Mallick n’était vraiment pas le genre d’individu que vous fréquentiez par plaisir. En général, après quelques minutes auprès de lui, les premiers adjectifs qui vous venaient en tête étaient "prétentieux", "malpoli", "hautain", voire carrément "dédaigneux". C’est que Mallick avait une très haute opinion de lui-même et, en miroir inversé, une très maigre opinion des personnes qui l’entouraient.</p> <p>Mallick vivait seul dans un appartement plutôt coquet du centre-ville. Il occupait ses journées de tâches très importantes, inaccessibles jugeait-il au commun des mortels et maintenait ce logis, son temple, dans un état de calme et de propreté qui virait parfois à l’obsession. Conditions, disait-il, indispensable à qualité de son "œuvre". Les quelques personnes qui avaient eu l’honneur d’entrer dans l’appartement en avait très rarement renouvelé l’expérience, tant le propriétaire des lieux avait été sur leur dos, lourd, maniaque, quant au silence et à l’ordre qui devait y régner.</p> <p>Mallick, toutefois, avait quelques relations. Même le plus solitaire des génies a parfois besoin de s’entourer, ne serait-ce que pour jauger à certains moments de sa supériorité naturelle ou pour éclairer simplement le monde de son aura, son intelligence et son bon goût. Ses amis – ils étaient trois à se considérer comme tels – ne semblaient pas prendre ombrage de cette domination. De leur point de vue, ils étaient la composante essentielle de ce petit groupe : ils contribuaient à rendre la vie de Mallick moins triste et solitaire. Mallick ne partageait bien entendu pas ce point de vue, mais avec une mansuétude qui ne lui pas si inhabituelle, consentait à leur laisser ces quelques illusions. </p> <p>Chacun, au sein du petit groupe, campait sans rancœur aucune sur ses opinions, persuadé d’être le bienfaiteur d’un autre.</p> <p>Au rendez-vous habituel que la petite bande s’était fixée dans un bar du coin de la rue, à quelques pâtés d’immeubles de l’appartement de Mallick, celui-ci apparut un soir bien souriant. Presque épanoui, auraient dit ses amis s’ils ne l’avaient si bien connu. Son grand bonjour, expressif et jovial détonnait avec les saluts à peine articulés qu’il proférait habituellement. Et loin de se contenter de se moquer ou de répondre avec une répartie souvent cinglante aux anecdotes de ses interlocuteurs, il entama cette fois-ci de lui-même la conversation. </p> <p>— <em>Ça y est. J’ai adopté. Il est arrivé hier. Il s’appelle Wipet.</em></p> <p>Mallick n’attendait de cette entrée en matière que des félicitations. L’événement était heureux et important pour lui, il devait l’être pour ses trois compagnons de soirée. Les compliments ne tardèrent d’ailleurs pas à arriver.</p> <p>— <em>Bravo</em>, dit l’un.</p> <p>— <em>Félicitations !</em> enchaîna un autre.</p> <p>— <em>Eh ben ça, pour un changement ! Ça va ? La nuit n’a pas été trop dure ?</em> s’enquit directement le troisième des comparses. <em>Pas trop de chambard ?</em></p> <p>Mallick prit bien entendu le temps de savourer les compliments avant de répondre. Il brillait, une fois encore, parmi le petit groupe. La tête bien droite, le torse très légèrement bombé, certain d’avoir l’attention de chacun, il ne lâcha que quelques détails.</p> <p>— <em>Tout s’est extrêmement bien passé. Wipet a pris très vite ses marques dans l’appartement. Il est installé dans un coin de la cuisine et il est très silencieux. C’est pour cela que je l’ai choisi, lui et pas un autre !</em></p> <p>— <em>Tu m’étonnes ! Te connaissant, tu n’aurais jamais supporté d’avoir une boule de nerf chez toi. On la connaît ta manie du calme !</em></p> <p>Mallick ne se froissa pas de la remarque. Il l’ignora. Profitant du silence de son interlocuteur, ce même ami qui avait commencé l’interrogatoire continua alors sur sa lancée.</p> <p>— <em>Et l’hygiène ? Ca va pas être trop dur ? On te connaît Mallick, t’es un poil tendu sur ce point si tu me permets. Et il y a quand même des choses qu’il soit pas propre tout de suite tout de suite ton invité, surtout s’il est jeune.</em></p> <p>L’un des autres membres du petit groupe compléta la remarque, surtout histoire de prévenir toute susceptibilité de la part du nouveau maître. </p> <p>— <em>Pas qu’on soit pas content pour toi, hein. Mais bon, on se demande. C’est plus qu’on s’inquiète, tu vois.</em></p> <p>Mallick sourit à nouveau, mais répondit cette fois de manière un peu plus précipitée.</p> <p>— <em>Vous avez raison. Je sais, je sais. Je suis peut-être parfois un peu à cheval sur l’hygiène. On a les défauts de ses qualités, que voulez-vous. Mais justement, j’ai choisi le plus propre de tous. Vous n’avez aucune inquiétude à avoir ce point !</em></p> <p>Devant la certitude affichée de Mallick, ses compagnons de la soirée se détendirent, et les félicitations arrivèrent à nouveau.</p> <p>— <em>C’est vraiment chouette alors, réitéra l’un d’eux. Ca va te changer la vie. Ca va te faire un bien fou cette compagnie dans ce grand appartement. Tu vas devenir un autre homme, j’en suis certain.</em> Et il accompagna cette dernière remarque d’un clin d’œil auquel Mallick ne pu s’empêcher de rougir légèrement, avant de poser enfin la question que chacun attendait : <em>C’est quoi comme race ?</em></p> <p>Et quittant son air satisfait, le visage de Mallick se décomposa et prit une expression perplexe.</p> <p>— <em>Comme race ?</em></p> <p>— <em>Oui. C’est quoi ? Un cocker ? Un caniche ? Plus petit vu ton appart’. Un teckel ?</em></p> <p>— <em>Non, non, vous n’y êtes pas du tout</em>, répondit Mallick conscient alors du malentendu. <em>Non, c’est un aspirateur-robot que j’ai adopté !</em> </p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>13 août 2024</em></p> Tue, 13 Aug 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/61_Adoption http://matiereafiction.houste.info/textes/61_Adoption .62 Toby <p>Tout ce que Corrie dessinait, si elle le désirait suffisamment fort, devenait réel. C’était un don qu’elle s’était découverte vers l’âge de six ans, au hasard d’une soirée en garderie après l’école. </p> <p>Sur l’une des feuilles qui trainaient là, pendant que les animateurs étaient occupés à partager les derniers ragots qu’ils avaient spotés sur les réseaux sociaux et que Clara et Simon, les deux autres enfants restant à cette heure avancée, regardaient la télévision, Corrie avait dessiné un chien. Celui qu’elle rêvait d’avoir à la maison, mais que ses parents lui refusaient toujours. Un petit chien, un peu corniaud. Le poil court et les pattes courtes. Le pelage blanc tâché de marron et de noir. Un cocard sombre autour de l’œil droit et une petite queue vive qui s’agiterait quand elle rentrerait de la garderie en fin d’après-midi. </p> <p>Et puis, comme elle avait six ans et dessinait avec tout le talent de son âge, une tête trop grosse pour son petit corps de toutou, un contour pas très régulier tracé au feutre vert-pomme, des yeux pas vraiment l’un en face de l’autre et seulement, seulement trois pattes. Une fois le feutre noir qui avait servi à cercler l’œil droit reposé sur la petite table, Corrie avait fièrement contemplé son œuvre et avait pensé <em>Je l’appellerai Toby !</em> </p> <p>Et dans un petit flash de lumière… Toby était apparu. </p> <p>Pendant quelques secondes, personne ne le remarqua. Toby restait debout, immobile dans un coin de la pièce. Mais après s’être gratté doucement le cou avec son unique patte arrière, il avança vers Clara qui poussa un grand cri aigu. Simon retourna et accompagna à l’unisson ce cri de surprise. Et Toby, tout excité, se mit à bondir, grimpa sur la table et poussa des aboiements dont le son évoquait le bruit du papier que l’on déchire.</p> <p>Corrie resta paralysée devant l’incarnation du chien qu’elle avait dessiné. Doucement, ses yeux quittèrent la créature qui était apparue devant elle et se baissèrent vers son dessin. C’était bien les mêmes trois pattes, les mêmes tâches marrons et noires, dont l’une autour de l’œil droit, la même queue qui s’agitait d’un rythme soutenu. Le même Toby. </p> <p>— <em>Qu’est-ce qui se passe ici ?</em></p> <p>La voix de l’animateur tira Corrie de sa surprise. Et par réflexe, elle froissa le dessin qu’elle tenait encore dans les mains. Toby disparut dans le même petit flash de lumière qui l’avait vu apparaître.</p> <p>— <em>Clara ? Simon ? Qu’est-ce qu’il y a ?</em> demanda plus fort le moniteur. Mais face aux quelques sons inarticulés et entrecoupés de sanglots qui sortaient de la bouche des deux enfants, il ne put que se tourner vers Corrie en réitérant sa question. </p> <p>— <em>Je. Je, je sais pas… Moi, je dessinais</em>, répondit-elle. Mentant à peine et serrant plus fort dans son poing le dessin de Toby. </p> <p>L’animateur la fixa dans les yeux, mais Corrie ne détourna pas son regard. Ce fut la voix de Clara, dont les sanglots s’étaient enfin calmés, qui interrompit le duel.</p> <p>— <em>Il y avait un monstre sur la table !</em> hurla-t-elle.</p> <p>Ce à quoi Carry ne put s’empêcher de répliquer, du tac au tac : </p> <p>— <em>Toby n’est pas un monstre !</em></p> <p>Le silence se fit soudainement dans la pièce et l’ensemble des regards se tournèrent instantanément vers Corrie. La seconde animatrice, qui avait rejoint le petit groupe entre temps, poursuivit l’interrogatoire.</p> <p>— <em>Corrie. Tu peux nous dire qui est Toby ?</em></p> <p>— <em>Toby, c’est un chien qui vit dans le quartier. Il est gentil, mais je pense pas qu’il ait une maison. Il a jamais fait de mal à personne. Il vient me voir des fois. Peut-être qu’il est entré parce qu’un des portes de la cantine est restée ouverte ?</em></p> <p>Corrie avait parlé très vite, pour ne pas laisser le temps aux adultes de réfléchir à ses mensonges, tout en serrant toujours fort le dessin de Toby. Surpris par cette assurance, les adultes semblaient accepter à moitié l’hypothèse. L’animatrice demanda à son collègue d’aller vérifier la porte de la cantine avant de se tourner vers Simon qui sanglotait toujours.</p> <p>— <em>Simon, ce que vous avez vu, ça ressemblait à un chien ?</em></p> <p>Simon n’eut comme seule réponse qu’un hochement de tête incertain. </p> <p>Clara tenta bien quelques minutes encore de défendre l’hypothèse du monstre, mais la confirmation que la porte de la cantine était effectivement restée entrouverte finit de convaincre les deux animateurs que l’histoire de Toby, le chien errant, était vraie. Les parents allaient de toute façon bientôt arriver, il était temps de ranger la garderie. </p> <p>Au moment de retourner chez elle, Clara lança à Corrie un dernier regard sombre avant de se tourner vers sa mère et de tenter de la convaincre de ne plus jamais la laisser en garderie le soir. Les parents de Corrie, eux, eurent droit à une discussion avec les animateurs de la garderie, ces derniers les enjoignant surtout de mieux surveiller leur fille quand elle jouait dehors et de comprendre le danger que pouvaient représenter les chiens errants. </p> <p>Une mise en garde qu’ils ne comprirent pas vraiment.</p> <p>Et Toby ? </p> <p>Pendant longtemps, personne ne le revit en dehors de Corrie. Elle l’invoqua quelques fois dans sa chambre, quand ses parents étaient trop occupés et que la solitude se faisait trop grande. Mais, vous vous en doutez, avec les années, ses visites s’espacèrent. En grandissant, Corrie s’était trouvé des amies, des passions, et avait de moins en moins besoin de Toby.</p> <p>Jusqu’au jour où… à trente ans passés, l’homme qui était devenu son fiancé lui demanda <em>Mais, tu n’as jamais rêvé d’avoir un chien ?</em> </p> <p>Pour toute réponse, Corrie sortit d’un tiroir une vieille trousse de feutres. </p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>16 août 2024</em></p> Fri, 16 Aug 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/62_Toby http://matiereafiction.houste.info/textes/62_Toby .63 Un suicide télécommandé en quelque sorte ? <p>— <em>C’est tout sauf une mort naturelle, je suis formelle.</em></p> <p>Alors que les messages de deuil et les premiers articles de fond pleuvaient sur tous les réseaux digitaux du monde, James Baldwin n’avait d’yeux que pour les moniteurs de la salle de conférence dans laquelle il se trouvait. En face de lui, à près de trois mille miles de là, la jeune Trinity Gomez lui détaillait les premières conclusions de l’examen. </p> <p>Ce n’est pas pour rien qu’on avait fait appel à Trinity Gomez pour l’autopsie. La médecin-légiste d’origine vaguement sud-américaine était la plus consciencieuse de tout le pays. Elle ne laissait jamais rien de côté, jamais rien au hasard, et avait bien souvent renversé le cours d’une enquête en trouvant une trace de piqure, une coloration étrange de la peau ou une lésion. Sur un dossier comme celui-ci, on avait besoin d’une pointure de ce genre, de quelqu’un capable de passer chaque millimètre carré d’un corps au crible.</p> <p>Cela faisait trois heures maintenant que Jeff Bezos avait été déclaré mort par la scientifique de Seattle, et deux heures que son corps avait été déplacé dans les locaux de la police. Malgré les plaintes de sa famille. On avait donné à Trinity tout pouvoir pour mobiliser les équipes locales et faire procéder à l’autopsie la plus méticuleuse possible, dès la nouvelle de la mort connue. Trinity n’avait pas hésité à user de ses influences et du nom de ses patrons pour arriver à ses fins. </p> <p>Aussitôt dans les locaux de la morgue, c’est une équipe complète qui s’était mise au chevet du corps, procédant à l’analyse la plus poussée qu’on avait vue de mémoire de médecin légiste dans la ville. Rien n’avait été laissé au hasard. Examen de la peau, des organes internes, analyses toxicologiques et neurologiques… jusqu’à ce qu’on trouve le petit détail qui choque. </p> <p>Jeff Bezos était le modèle même du milliardaire qui s’entretenait. Un corps sain abritant un esprit des plus brillants, auraient dit les latins. Une morning routine à toute épreuve, qui avait inspiré des millions d’internautes et d’entrepreneurs. Difficile d’imaginer qu’à soixante ans son cœur puisse lâcher comme ça, du jour au lendemain. </p> <p>C’est une micro-écographie qui révéla l’anomalie : une brûlure à l’intérieur du myocarde, dans le ventricule gauche. C’était tout sauf normal. Et la seule conclusion possible était que cette brûlure était la trace d’un choc électrique ayant arrêté le corps du milliardaire. </p> <p>— <em>Un choc électrique à l’intérieur du cœur</em>, s’écria Baldwin. <em>Vous vous foutez de ma gueule, on nage en pleine science-fiction !</em></p> <p>— <em>Vous n’êtes pas au bout de vos surprises</em>, répondit Trinity en baisant les yeux de sa caméra pour regarder quelques notes étalées sur son bureau. <em>On a cherché ce qui pouvait provoquer ce type de choc, vous vous en doutez. Et on a filtré la quasi-totalité du sang de Bezos. Vous n’imaginez pas à quel point c’est dégueulasse de voir ce genre d’opération.</em></p> <p>Baldwin imaginait très bien. Son passé dans les forces spéciales, en Irak et en Afghanistan, lui avait sûrement fait vivre des expérience pire qu’une ponction sur un cadavre. Au moins Bezos était mort pendant qu’on lui tirait son sang. </p> <p>— <em>Bref, on filtré le sang du corps de Bezos et on a trouvé ça.</em></p> <p>Trinity tenait un petit sachet en plastique devant la caméra de son ordinateur, avec dedans une plaque de verre transparente.</p> <p>— <em>Qu’est-ce que c’est ?</em> s’énerva Baldwin. <em>On ne voit rien avec la caméra.</em></p> <p>— <em>C’est un microrobot, une sorte de drone si vous voulez, qui devait circulait dans le corps de Bezos. Ce truc est totalement mort lui aussi, inerte. Mais on va le faire analyser pour savoir s’il pourrait être la cause de la défaillance cardiaque.</em></p> <p>— <em>Un microrobot dans les artères ? Il aurait dû mourir d’un AVC ou d’une thrombose si c’est ça…</em></p> <p>— <em>Pas nécessairement, on peut tout imaginer. Mais mon hypothèse est la suivante. Bezos devait avoir dans le corps ce nanorobot, qui a échappé à nos analyses lors de son interpellation. Une sorte de petit appareil électrique commandé à distance qui circulait dans son sang. Sur ordre, l’appareil en question s’est dirigé vers le cœur et y a provoqué une décharge électrique. L’arrêt a été immédiat.</em></p> <p>— <em>Un suicide télécommandé en quelque sorte.</em></p> <p>— <em>Oui. Je vais faire disséquer ce robot pour être certain de ce que j’avance. On verra ce qu’on peut en tirer d’ici une heure ou deux…</em> </p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>16 août 2024</em></p> Wed, 21 Aug 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/63_Un_suicide_telecommande http://matiereafiction.houste.info/textes/63_Un_suicide_telecommande .64 La roue de la fortune <p>« La vie est une loterie ! »</p> <p>Le slogan clignotait en lettres de néon au dessus du barnum, en plein milieu de la fête foraine du village, et la foule était déjà nombreuse ce matin de mai ensoleillé à faire la queue pour tenter sa chance. La roue s'installait ici chaque année, et faisait sans distinction chanceux et malheureux. Chacun pouvait venir y tenter – ou y risquer, selon les points de vue – sa propre chance, une seule et unique fois au cours de la foire.</p> <p>Charly connaissait la roue depuis qu'il était tout gamin, et d'abord par les explications de son père : <em>Tu vois, Charly ?</em> lui avait-il dit alors qu'il n'avait pas encore trois ans, en désignant le chapiteau, <em>tu vois, là-dedans, il y a la roue de la chance. Je ne peux pas te la montrer, tu es pour l'instant trop petit pour entrer. Mais imagine. Imagine une gigantesque roue, toute colorée et éclairée, qui tourne, tourne, tourne très vite devant toi et qui, quand elle s'arrête, a exaucé ton plus beau rêve. Imagine un peu. C'est ça la roue, une occasion de voir se réaliser tous tes vœux ! Il suffit simplement que tu le veuilles assez fort !</em> Son père lui expliquait tout cela avec des étoiles dans les yeux, convaincu de sa chance, puis le renvoyait bien vite à la maison avant de prendre sa place dans la file d'attente qui grossissait déjà devant le barnum.</p> <p>Le père de Charly déformait peut-être un peu la réalité, c'est vrai. Il voyait peut-être la roue un peu plus belle qu'elle ne l'était réellement. C'est le grand défaut des gens qui ont les yeux qui brillent. Ils voient parfois la vie plus belle qu'elle ne l'est en vrai. Le grand-père de Charly, qui avait plus vécu et avait fait plus de tours de roue, décrivait peut-être celle-ci avec un peu plus de réalisme : <em>La seule question</em>, disait-il, <em>pour que tes rêves se réalisent, c'est qu'est-ce que tu es prêt à sacrifier pour cela ? C'est tout.</em> Et effectivement, la description du grand-père était sans doute plus honnête.</p> <p>Tout était une affaire de mise. Et la roue ne pouvait vous récompenser qu'à hauteur du pari que vous osiez faire. Mais Charly avait mis du temps à comprendre cela. Parce que c'est compliqué de comprendre tout cela quand on est petit, et parce qu'il lui avait fallu beaucoup observer pour réellement comprendre ce que faisait la roue sur les personnes qui l'entouraient. Et depuis que le père de Charly lui avait montré, pour la première fois, le néon brillant au-dessus du barnum, Charly avait beaucoup observé.</p> <p>Il avait vu son grand-père, alors que lui-même était tout gamin, gagner l'apéro du soir pour tout le village – simplement parce qu'il était comme ça son grand-père, généreux – y perdant au passage quelques dents qui de toutes façons ne s'accrochaient plus à ses gencives que par miracle. Il avait vu sa grande-cousine, Carmen, serrer dans ses bras un chiot, un toutou tout mignons avec ses poils longs et blonds, en sortant de la tente après qu'elle eut mis en jeu cette vieille peluche, ce doudou qu'elle avait eu tout bébé, à laquelle mine de rien elle tenait tant. Il avait vu Dimitri aussi, son copain de classe de toujours, perdre les meilleures notes de son bulletin et son statut de chouchou du maître d'école, sur un mouvement malheureux de la roue, alors qu'il rêvait d'une voiture téléguidée.</p> <p>Mais il avait vu plus dramatique encore. Même s'il ne l'avait alors pas totalement compris. Il avait vu – pour ainsi dire – Vanessa, une fille de sa classe, disparaître. Complément. Totalement. Simplement parce que sa mère était prête à tout miser pour retrouver l'amour perdu de son mari.</p> <p>Il avait vu son père aussi, surtout, entrer chaque année sous le grand chapiteau, en revenir au volant de la voiture de sport dont il avait toujours rêvé sans rien perdre cette fois, et l'année d'après perdre son emploi et sa situation pour la simple envie d'une autre voiture, plus puissante encore. Il l'avait vu gagner des bricoles, des gadgets, ces années où il n'osait risquer grand chose. Et perdre ensuite l'amitié de ses proches sur un coup de tête.</p> <p>Il avait vu surtout sa mère, qui elle ne croyait pas en la roue et n'entrait jamais sous le chapiteau, tenter malgré toutes ces joies et ces revers de fortune, de continuer à l'aimer, et à assurer malgré les paris perdus une vie décente à l'ensemble de la famille. Y compris quand son père jouait l'ensemble des économies du ménages en promettant qu'après cette fois – c'était certain – ils ils n'auraient plus jamais à jouer de leur vie ! Oui, Charly avait bien vu tout ce que la roue pouvait apporter, mais surtout ce qu'elle pouvait emporter. Ce qu'elle pouvait détruire.</p> <p>Alors qu'aujourd'hui il avait dix ans, et que pour la première fois il allait pénétrer dans le barnum, sous les larges lettres de néon, il avait pris soin de bien réfléchir à ce qu'il allait demander à la roue. Il avait repensé à son père, à son grand-père, à Dimitri ou à Vanessa. À sa mère également et aux autres habitants du village dont il voyait la vie changer à chaque tout de roue.</p> <p>Ce qu'il demanderait, le plus simplement, c'est que la roue n'ait jamais existé.</p> <p>Et en franchissant le seuil du barnum, il se disait qu'il était prêt à miser beaucoup pour cela. Énormément. Tout.</p> <p>Tout ce qu'il avait.</p> <p>Tout ce qu'il était.</p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>1er septembre 2024</em></p> Sun, 01 Sep 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/64_La_roue_de_la_fortune http://matiereafiction.houste.info/textes/64_La_roue_de_la_fortune .65 La Station <p>Baldwin avait attendu que tous les voyants passent vert, et que l'ordinateur de bord l'informe du déverrouillage de la porte, avant de se glisser dans l'étroit boyau qui séparait la capsule de transport de la station spatiale grand luxe qui gravitait autour de la Terre. Le gabarit de l'ancien membre des Forces Spéciales était bien trop imposant pour les équipements traditionnels des astronautes, et Baldwin se heurtait sans cesse à un boîtier ou accorchait un câble. L'apesenteur n'aidait d'ailleurs en rien à ses déplacements, devenus lents se tout sauf naturels. L'agent qui avait toujours préféré la terre ferme, les grands espaces, et ne pensait depuis le décollage qu'au désert irakien dans lequel il avait fait ses premières armes. </p> <p>Il arriva tant bien que mal dans l'espace principal de la station, s'extirpant du boyau avec peine. À peine le seuil franchi, il se trouvat face à son principal interlocuteur, flottant comme lui en apesanteur. </p> <p>— <em>Vous savez que rien ne m'oblige à répondre à la moindre de vos questions, ni même à vous parler, n'est-ce pas Mr. Baldwin ?</em> interrogea celui-ci sans même un salut. <em>Je suis ici chez moi. L'espace est une zone protégée, internationationale, dans laquelle les juridictions terrestres n'ont pas cours. Vous n'avez ici aucun pouvoir sur moi.</em></p> <p>Baldwin foudroya son hôte du regard. Il avait connu des gars bien plus coriaces que lui, il en était certain. Mais sans doute moins retors. Et l'homme avait raison sur un point. Il était bien ici à l'abris de toutes les lois terrestres. Et si cela voulait dire que Baldwin pouvait s'affranchir de ses limites habituelles, cela voulait également dire que l'autre pouvait avoir préparé tous les coups tordus possibles. </p> <p>De toute façon l'apesanteur rendait Baldwin mal à l'aise. Il ne risquerait rien. Il se contenta de répondre, de la voix la plus neutre possible.</p> <p>— <em>Bonjour Mr. Musk. Enchanté. J'imagine que vous savez déjà tout de moi, ainsi que les raisons précises de ma venue dans cette... endroit. Je sais aussi bien que vous quelles sont les implications légales de ce lieu. Libre à vous de conserver le silence.</em> Baldwin marqua une pause et tenta d'observer les réactions de son interlocuteur à travers la vitre de son casque. <em>Mais je sais également que vous n'auriez pas accepté cet entretien si vous n'aviez rien à me dire. Jouons cartes sur table voulez-vous Mr. Musk ? Pourquoi m'avez-vous fait monter jusqu'ici et quelles sont les informations que vous êtes prêt à me livrer ?</em></p> <p>Elon Musk cacha du mieux qu'il le pouvait sa contrariété. Mais son isolement, depuis des années, dans cette station isolée dans l'espace avait considérablement réduit ses capacité de bluff. Il était habitué à dominer ses interlocuteurs et le comortement de Baldwin l'agaçait. Sa voix exprima toute sa rancoeur. </p> <p>— <em>Bien Mr. Baldwin. Je ne vous propose pas de vous installer confortablement. Vous arrivez malheureusement pile au moment de la maintenance de notre système de pesanteur artificielle. J'espère que l'inconfort ne sera pas trop grand.</em> </p> <p>Balwin se raccrochait tant bien que mal aux poignées qu'il trouvait dans la salle, alors que Musk changeait de position sans dériver un seul instant dans la pièce. Il reprit.</p> <p>— <em>J'ai cru comprendre que vous êtiez venu avec des questions précises, déjà toutes prêtes. Je vous demande donc de ne pas perdre de temps, j'ai des choses autrement plus importantes à faire que notre petit entretien. Des choses dont dépend l'avenir de l'espèce humaine.</em></p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>13 septembre 2024</em></p> Fri, 13 Sep 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/65_La_station http://matiereafiction.houste.info/textes/65_La_station .66 La Fresque de l'Apocalypse <p>― <em>Reculez les chaises. Faites de la place autour de la table. Voilà, comme ça. Qu'on ait de l'espace pour déambuler. Qu'on respire, qu'on puisse échanger. Voilà. C'est mieux non ?</em></p> <p>Le consultant, lui, au bout de la plus grande des tables, ne bougeait pas. Il restait figé, droit, donnant des instructions mais partageant surtout, en tout cas d'après lui, son énergie et son enthousiasme au groupe d'une quinzaine de personnes qui s'agitait dans la grande salle du conseil. L'un finissait de déménager une chaise. Un autre recalait une table pour que l'ensemble forme une surface unie. Quand tout le monde eut fini de bouger, le consultant reprit la parole.</p> <p>― <em>N'oubliez pas que nous sommes ici pour I-MA-GI-NER</em> – il forçait l'articulation sur ce mot – <em>et la première règle dans les exercices d'imagination, c'est ? C'est...</em></p> <p>Personne ne répondit. Quelques participants, tous des cadres supérieurs de l'entreprise, levèrent un sourcil dubitatif. Ils étaient dans cette salle sur ordre de la direction du groupe et attendaient simplement de voir où le consultant, certainement payé une fortune, voulait en venir. Sans faire de zèle. L'auditoire restait muet.</p> <p>― <em>C'est... qu'il n'y a pas de mauvaise réponse ! Aucune. Alors, je vous en prie, n'hésitez pas à participer, à partager, à évoquer tout ce qui vous passe par la tête. OK ?</em></p> <p>Quelques-uns hochèrent la tête. Les autres murmurèrent un <em>Oui</em> timide.</p> <p>― <em>C'est bien. Je vous entends un peu</em>, rassura le consultant avec un sourire. <em>J’ai eu peur de devoir être le seul à parler pendant toute la matinée. Le corollaire de cette première règle, c'est qu'il n'y a pas non plus de critique ou de jugement. Nous sommes là pour... I-MA-GI-NER. Donc, restez po-si-tifs. Pas de "Non", que des "Oui". Pas de "Mais", que des "Et". Profitez de chaque idée pour alimenter votre propre réflexion, rebondir, aller plus loin. Do-per votre propre créativité ! Ensemble, on i-ma-gi-ne plus loin. Compris ?</em></p> <p>Les visages semblaient se détendre, même si ne transparaissait pas encore un grand enthousiasme. Les Oui se firent un peu plus sonores.</p> <p>― <em>OK. OK ! Je sens que vous n'êtes pas encore totalement chaud. Normal, il est tôt, on démarre. Je vous propose un petit exercice d'immersion pour vous mettre en train.</em> Le consultant ouvrit son ordinateur et alluma le projecteur de la salle. <em>Mettez-vous de ce côté-là si vous voulez bien, vous verrez mieux. Je vais projeter quelques diapos pour vous mettre dans l'ambiance de cet atelier. Vous allez me dire ce que vous en pensez.</em></p> <p>Il tripota quelques secondes le clavier de son portable et une photo rougeâtre, un peu pâle, apparut sur le mur de la pièce.</p> <p>― <em>Attendez, je vais fermer les stores quelques minutes. On y verra mieux... Voilà.</em></p> <p>L'image projetée devint plus nette. Sur le mur s'étala la photo d'un gigantesque incendie, de ceux qui frappaient désormais annuellement la Californie, le Canada ou l'Australie. Un ciel orangé. Des flammes hautes qui semblaient dévorer la forêt tout entière. De longs panaches de fumée. Et tout petits devant ce panorama, semblables à des Dinky Toys perdus dans la nature, deux camions de pompiers luttant vainement contre le désastre.</p> <p>La photo impressionnait. Pas tant par le désastre naturel et humain qu'elle dépeignait que par l'aspect grandiose de sa mise en scène. La nature, y compris dans sa destruction, laissait sans voix. Les dimensions de la projection aidaient d'ailleurs à rendre cette vue... majestueuse, imposante.</p> <p>― <em>OK. Tout le monde voit bien ? Je ne commente pas. Pour l'instant, IM-MER-GEZ-VOUS ! Les photos que je vous partage là serviront d'inspiration pour la suite de cet atelier.</em></p> <p>La seconde vue apparut sur le mur. Une photographie aérienne cette fois qui montrait une ville envahie par les eaux. On devait être dans l'hémisphère sud, ou quelque part en Asie, là où les dégâts provoqués par les typhons et la mousson se faisaient chaque année plus grands. Une métropole. Bangkok, Yangon, Dacca ? Détail dérangeant du panorama, la distance de la prise de vue n'empêchait pas de deviner quelques corps flottants à la surface de l'eau, victimes anonymes de la catastrophe.</p> <p>La troisième photo était celle d'un chalet de montagne, d'un style typiquement européen. Les Alpes, quelque part entre la France et l'Autriche certainement. La maison avait littéralement été coupée en deux par une coulée de boue et à l'étage de la moitié qui tenait encore debout, on devinait un lit à barreau comme suspendu au bord du précipice. Au premier plan du cliché, le regard presque face à la caméra, une femme en pleurs tenait un bébé dans ses bras. On l'imaginait sans peine, habitante des lieux, encore sous le choc, ayant soustrait son enfant à l'horreur aux premiers cris de la montagne. Le cliché méritait un prix, et le photojournaliste qui l'avait pris d'être connu.</p> <p>Les photos se succédèrent, une dizaine en tout, sur la thématique que les trois premières avaient initiée.</p> <p>Des photos de champs asséchés, ne produisant plus rien que de maigres épis et sans doute abandonnés à en croire le matériel rouillé qui y vieillissait. Une autre ville, grande mégalopole du sud, dont les hauts immeubles avaient été décapités par une tornade d'une violence hors du commun. Puis, des groupes armés, principalement des enfants, dans des bidonvilles en Afrique. Des femmes puisant une eau saumâtre près de cadavres d'animaux. Une décharge géante, à ciel ouvert, dans laquelle des enfants fouillaient. Une femme blanche, sous respirateur, isolée dans la blancheur d'une chambre d'hôpital. Et enfin, le corps d'un nourrisson en couveuse, le corps atrophié, malformé, sans doute conséquence d'un empoisonnement chimique au cours de la grossesse. Après ce dernier cliché, le consultant rouvrit le store et coupa la projection. Les sourires avaient disparu.</p> <p>― <em>Alors ? Qu'est-ce que cela vous inspire ?</em> demanda-t-il en se tournant vers le groupe de travail.</p> <p>Quelques secondes passèrent avant qu'un grand type en chemisette n'ose prendre la parole.</p> <p>― <em>Bah... euh... c'est pas spécialement réjouissant tout ça.</em></p> <p>― <em>Merci. C'est vrai, c'est pas joyeux-joyeux. Tu me rappelles ton prénom ?</em></p> <p>― <em>Jean-Marc.</em></p> <p>― <em>Merci Jean-Marc.</em> Puis, s'adressant à tous : <em>Il a raison non ? C'est pas spécialement réjouissant tout ça, non ? Qu'est-ce que vous en pensez, vous ?</em></p> <p>Il avait posé sa question à une femme un peu replète, la cinquantaine, qui se tenait au premier rang du groupe.</p> <p>― <em>Bah, pareil. Ça donne pas spécialement envie. Ça... Ça fait réfléchir.</em></p> <p>― <em>Oui. Réfléchir à quoi ? Ton prénom ?</em></p> <p>― <em>Valérie.</em></p> <p>― <em>À quoi ça te fait réfléchir Valérie ?</em></p> <p>― <em>À… à l'état de la planète, à… à l'avenir.</em></p> <p>― <em>À l'avenir. Voilà. C'est exactement ça. Merci Valérie. Bravo ! Tu as mis le doigt sur le pourquoi de cet atelier. Ensemble, on va réfléchir à l'a-ve-nir.</em></p> <p>Il insista sur le mot et marqua une courte pause, le temps pour chacun des participants de hocher la tête ou d'émettre un Oui vaguement concerné.</p> <p>― <em>Alors, tout ce que vous avez vu là, ce n'est pas le futur, bien sûr. C'est déjà le présent. Vous avez reconnu des évènements que vous avez sans doute déjà vu à la télévision, dans le journal, sur les réseaux sociaux. Les clichés que je vous ai présentés ont tous moins de six mois. Et les experts du climat, tous les experts du climat le disent, ce genre d'évènements va se multiplier dans les années qui viennent, s’intensifier...</em></p> <p>Certains dans l'assistance changèrent de position, changeant d'appui d'un pied sur l'autre, mal à l'aise avec ce discours.</p> <p>― <em>Vous i-ma-gi-nez bien ce à quoi on va réfléchir pendant les deux heures qui viennent ? Une idée ?</em></p> <p>― <em>À comment éviter ou réduire les effets de ces catastrophes ?</em> se hasarda Valérie.</p> <p>― <em>Alors, oui. On pourrait. Oui. Mais ce n'est pas le sujet de cette Fresque de l'Apocalypse. J'ai presque envie de dire, au contraire ! On va i-ma-gi-ner quelle est l'apocalypse la plus souhaitable – il mima des guillemets autour du mot – pour vos enfants ou vos petits-enfants. Et surtout, comment votre entreprise peut y contribuer. Orienter l'apocalypse pour qu'elle soit la plus positive possible !</em></p> <p>Jean-Marc eu une quinte de toux.</p> <p>― <em>Si c'est ça, je préfère encore ne pas avoir de petits-enfants.</em></p> <p>― <em>Bon point Jean-Marc. C'est un très bon point de départ ! Bravo. Dans un premier temps, on va donc i-ma-gi-ner comment contribuer à la baisse de la fertilité dans le monde, voire même accélérer celle-ci grâce aux savoir-faire de votre entreprise. Parfait. On va donc se mettre par groupe de cinq et pendant les trente-cinq minutes qui viennent, chacun va commencer à réfléchir, et i-ma-gi-ner les façons de démarrer une apocalypse heureuse !</em></p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>15 septembre 2024</em></p> Sun, 15 Sep 2024 02:00:00 +0200 http://matiereafiction.houste.info/textes/66_La_fresque_de_lapocalypse http://matiereafiction.houste.info/textes/66_La_fresque_de_lapocalypse .67 Comme chaque jour <p>Martine sortit de son bureau vers onze heures, un peu découragée. Le travail qu'elle s'était assigné pour la journée l'avait occupée tout juste une heure. Elle avait ensuite attendu une trentaine de minutes que quelqu'un vienne frapper à sa porte, qu'elle avait d'ailleurs laissée entrouverte, alternant les coups d’œil vers cette ouverture et les rafraîchissements presque compulsifs de sa boîte e-mail. Les deux en vain, pas plus de message électronique que de visite ce matin. Comme chaque jour finalement.</p> <p>Après un profond soupir, elle se leva de son fauteuil et entrepris d'aller rendre visite au directeur dont le bureau était au bout du couloir qui longeait la façade du premier étage de l'usine. Passant la tête par la porte entrebâillée, elle vit M. Schneider pratiquer, comme chaque jour, son putt sur la moquette rase qui recouvrait le sol de la pièce. Celle-ci commençait d'ailleurs à présenter quelques signes d'usure à l'endroit où le club de golf frottait sa surface. Martine se fit une note mentale <em>Penser à remplacer la moquette du bureau de M. Schneider</em>.</p> <p>Elle avait déjà rebroussé chemin de quelques pas dans le couloir quand elle entendit la voix du directeur lui demander : <em>Tout va bien, Martine ?</em> Comme chaque jour. <em>Tout va pour le mieux, Monsieur le Directeur.</em> Lui répondit-elle en élevant la voix mais sans cesser de marcher. Comme chaque jour. Elle n'entendit, comme seule réponse que le frottement d'un nouveau putt étouffé par la moquette, suivi d'un <em>Yes!</em> victorieux. Comme chaque jour.</p> <p>L'escalier qui menait au rez-de-chaussée de l'usine était à l'autre bout du couloir. Martine l'emprunta et se retrouva rapidement devant Coline, la jeune femme en charge de l'accueil. Avachie sur son fauteuil, elle faisait pivoter celui-ci successivement de gauche à droite et de droite à gauche, tout en mâchant ostensiblement un chewing-gum et en faisant défiler du pouce les dernières vidéos populaires sur l'écran de son smartphone. <em>Bonjour Coline. Tout va bien aujourd'hui ?</em> demanda Martine. Comme chaque jour. <em>Mmmh mmh.</em> inarticula vaguement Coline sans lâcher des yeux le flux de vidéos. Comme chaque jour.</p> <p>Martine jeta un œil rapide au registre des visites, machinalement. Le dernier nom et la dernière signature qui y était accolées dataient d'il y a plus de deux ans. <em>Rien à signaler Coline ?</em> s'assura tout de même Martine par acquis de conscience ? <em>Mmh mh.</em> confirma distraitement l'hôtesse d'accueil en lâchant un like sur une vidéo mettant en scène un chaton et un labrador qu'elle avait particulièrement appréciée. Comme chaque jour.</p> <p>Martine remit le registre en place et se dirigea vers la double porte automatique qui la séparait de la zone de production. Des bruits mécaniques envahirent brièvement l'accueil avant que les battants ne se referment d'eux-mêmes. Devant Martine, trolleys porte-caisses, robots de manutention, automates de montage, droïdes d'assemblages et caméras de contrôle se mouvaient en un ballet synchronisé, transformant la matière première qui arrivait par semi-remorques autonomes en une série de produits finis qui seraient chargés dans de lourds camions à l'autre bout de l'usine. Parmi eux, aucun humain. La double porte marquait le début du royaume des machines et de leur règne fait de précision, de calculs et d'automatismes.</p> <p>Sans quitter la proximité de la porte, Martine balaya du regard l'ensemble des postes de travail sans rien y remarquer qui sorte de l'ordinaire. Comme chaque jour. Elle se dirigea vers l'écran de contrôle qui monitorait l'ensemble de l'usine et, avant même qu'elle n'ait eu le temps de saisir le moindre message sur le clavier attenant, y lut le rapport suivant : <strong>BONJOUR MARTINE. L'ENSEMBLE DE L'ACTIVITÉ DE L'USINE EST PARFAITEMENT NORMALE. TOUT VA POUR LE MIEUX.</strong> Comme chaque jour.</p> <p>Elle fit demi-tour en poussant un léger soupir et franchit à nouveau la lourde double-porte qui la séparait de l'accueil où Coline continuait à mâcher son chewing-gum en se balançant de gauche à droite et de droite à gauche. Comme chaque jour. Arrivée en haut de l'escalier, Martine entendit le bruit étouffé d'un nouveau putt gagnant. Comme chaque jour. Suivi d'un nouveau <em>Yes!</em> Comme chaque jour.</p> <p>Elle entra dans la petite pièce sur la gauche du couloir, son bureau, et referma la porte sur laquelle était inscrit <strong>Chief Happiness Officer</strong>.</p> <p>Comme chaque jour.</p> <hr /> <p><em>Conches-sur-Gondoire</em> / <em>3 novembre 2024</em></p> Sun, 03 Nov 2024 01:00:00 +0100 http://matiereafiction.houste.info/textes/67_Comme_chaque_jour http://matiereafiction.houste.info/textes/67_Comme_chaque_jour