Matière à Fiction

.03 L'Odeur du sable

(2023-08-21, François Houste)

La première chose qui le frappa en descendant du train, ce furent les odeurs. Lui qui s’était imaginé qu’il ne sentirait, de toute sa vie, plus jamais rien d’autre que l’odeur âcre des fours et de la fumée, il fut étonné de la façon dont les odeurs du bord de mer emplissaient à nouveau ses narines et semblaient occuper jusqu’aux moindres replis de son cerveau. Déboussolé, il dût même s’arrêter un instant à peine franchie la grande porte vitrée de la gare. Il eut à peine le temps de faire un pas de côté, pour ne pas être bousculé par le flot des passagers qui comme lui descendaient du train en provenance de la capitale ce vendredi soir.

En titubant, ivre de souvenirs, il chercha un banc pour s’asseoir, le temps de reprendre son souffle. Il n’était pas revenu dans cette station prisée de la cote depuis ses huit ans. Une éternité. Et pourtant, les odeurs n’avaient pas changé, il en était certain. C’était le même mélange d’iode, de sel, de sable chauffé par le soleil. Un parfum où se mêlaient aussi des senteurs de fritures, de sucre, de sueur. Un cocktail qui, il le sentait, était celui dans lequel ses sens avaient baigné chaque été pendant son enfance. C’était l’odeur de son enfance.

A chaque respiration, des souvenirs lui revenaient en mémoire. Il n’avait pas nul besoin de revoir les lieux, tous ces endroits qui lui étaient familiers, pour se remémorer les instants passés en famille ici même, dans cette station balnéaire. Assis sur le banc, juste devant la gare, il gardait les yeux fermés. Et pourtant, des images occupaient déjà toute sa tête.

La mer. Des effluves marines, riches d’iode et de sel, dominaient toutes les autres senteurs. Il se revoyait petit garçon, courant vers les vagues dans ce maillot de bain bleu marine que tous les enfants portaient alors. Devant lui, à quelques mètres, son père le devançait et s’élançait déjà dans l’écume. De l’eau jusqu’aux hanches, son père se retournait en criant, les mains en porte-voix : « Viens vite, elle est bonne ! ». Lui accélérait sa course, jusqu’à ce qu’une vague plus grande que les autres ne le submerge et ne le renverse. Couché sur le sable, bousculé par le ressac, il riait à gorge déployée tandis que son père le rejoignait et s’allongeait lui aussi dans l’eau. La vague suivante les trouvait tous deux en train de s’éclabousser mutuellement et de rire de l’été.

Un léger coup de vent. Une odeur de sable, timidement chauffé par le soleil du nord. Moins forte que celle de la mer, mais bel et bien présente. Les images, derrière ses yeux toujours fermés, se brouillèrent et changèrent. C’était sa mère qu’il voyait désormais devant lui. En maillot de bain elle aussi, ce maillot de bain deux pièce, cintré, qui était alors à la mode. Elle était allongée sur une large serviette à quelques pas de lui, et feuilletait une revue de mode pendant que lui-même s’était mis en tête de construire le plus grand château de la plage. Il remplissait seau après seau, tassait le sable et alignait tours et murailles les unes après les autres. Ce château, il s’en souvenait maintenant, il ne l’avait jamais fini. L’heure de goûter avait sonné avant qu’il ne termine cette formidable forteresse, dont la marée haute avait finalement eu raison.

L’heure du goûter. Cachée derrière les odeurs marines, ce dernier souvenir lui fit distinguer une petite senteur sucrée. La pâtisserie, située en face de la gare, était peut-être toujours là, malgré les ravages de ces dernières années. C’est peut-être de là que venait ce nouveau parfum. Il n’ouvrit pas les yeux pour s’en assurer. Pour l’instant, le souvenir lui suffisait. Ce qu’il voyait à présent c’était sa grand-mère. Elle sortait de cette boulangerie, habillée comme toujours avec élégance, son grand chapeau déroulant une large ombre sur son visage. Elle tenait à la main une petite boîte contenant les friandises que lui-même et sa petite sœur attendaient avec impatience. Le passage à la pâtisserie avec grand-mère était une tradition des vacances. Ils iraient tous trois s’asseoir sur un banc, face à la mer, le temps du goûter.

Tous ces souvenirs joyeux s’effacèrent en un éclair, en même temps que le sifflet d’un train qui quittait la gare retentit juste derrière lui. Il se rappela alors les horreurs qui avaient suivi ce dernier été à la mer. La guerre, l’invasion, la peur du lendemain. Puis les étoiles jaunes et ce train au même sifflet qui avait emmené toute sa famille vers la mort un matin d’hiver.

De tous ceux qui avait passé ce dernier été avec lui, ses grands-parents, ses parents, sa sœur, il était le seul à être revenu. Les autres étaient parti dans cette odeur de fumée qui depuis plus d’un an maintenant ne semblait plus vouloir quitter ses narines.

Il ouvrit les yeux. Devant ses yeux, seules quelques maisons étaient encore debout. La pâtisserie n’en faisait pas partie. Il pensa enfin, abandonnant un instant ses souvenirs, et se dit que s’il était à nouveau capable de sentir les odeurs de la mer, il pourrait peut-être aussi réapprendre à vivre. Il se leva doucement du banc et marcha, la tête haute, vers le front de mer. Après tout, il n’avait que quinze ans.