Matière à Fiction

.07 Le Happening du siècle

(2023-08-31, François Houste)

Oubliée au fond d'un tiroir pendant quarante ans, perdue dans le foutoir sans nom d'un brocanteur à la suite d'un héritage tumultueux, cette photo anonyme de New-York aurait pu rester anonyme encore longtemps... Si elle n'avait pas été ramassée avec quelques milliers d'autres artefacts par les Collecteurs.

Les Collecteurs ? Des travailleurs à la petite semaine, pauvres et précaires pour la plupart, chargés de récupérer, en masse, tout ce que l'esprit humain avait pu produire de textes, d'images, de photos, de vidéos... Tout ça afin d'alimenter, encore, les modèles génératifs de l'intelligence artificielle. La vieille théorie tenait toujours, malgré les dégradations de performance des algorithmes : pour que les programmes informatiques puissent réellement rivaliser en intelligence, en créativité, en sensibilité avec l'esprit humain, il fallait simplement les nourrir de plus d'exemples. Toujours plus d'informations. C'était simpliste, certes. Mais les ingénieurs y croyaient toujours.

Alors, quand l'IA eut fini de croquer le dernier octet du Web et le dernier champ de ses bases de données, on commença à chercher d'autres sources d'informations pour elle. On rassembla les ressources non-encore numérisées des bibliothèques. Et on lança une folle campagne de gavage avec ce patrimoine. Puis, on fit appel à la contribution des particuliers : lettres d'amour et photos de famille, souvenir de vacances et journaux intimes, films de mariage et cahiers de scrapbooking, dessins d'enfant aussi... On chercha partout, tous les documents imprimés ou physiques qu'avait pu produire l'esprit humain. On en nourrissait à longueur de journées l'intelligence générative centrale pour que ses créations soient encore plus humaines.

Les Collecteurs naquirent à cette période. Fouillant les greniers et cambriolant à l'occasion les appartements des personnes âgées. Vidant les archives des sociétés ayant déposé le bilan. Chinant parfois dans des coins improbables du pays. À la recherche de documents que l'IA n'avait pas encore ingérés. Ils étaient rémunérés quelques centimes pour chaque kilo de papier. C'était toujours mieux que de livrer des repas aux ingénieurs.

La photo avait été récupéré par Yassim qui avait fait des Catskills son territoire de chasse. Au cours d'une virée, à la recherche de nouveaux artefacts, il avait trouvé une ferme qui semblait abandonnée. La porte n'en était pas fermée. Personne ne semblait y vivre. Il avait fouillé la cuisine en premier, pour y trouver un peu de nourriture. Le séjour et la chambre en quête de documents. La récolte avait été maigre. Dépité, il s'était dirigé vers la grange et, après en avoir ouvert les portes, se serait bien imaginé dans la caverne d'Ali Baba si seulement la référence avait évoqué quelque chose pour lui. Là, il y avait des dizaines et des dizaines de carton empilés, chacun débordant de livres et de papiers divers, de carnets et de photos, parfois de cassettes audios et de vieilles pellicules. Les livres n'avaient aucune valeur, cela faisait longtemps que la littérature officielle, éditée, avait été assimilée par les algorithmes. Mais tout le reste pouvait se négocier. Yassim avait gardé pour lui le secret de ce repère et avait doucement revendu les documents qu'il contenait. Petit lot par petit lot, pour ne pas attirer l'attention.

La photo avait fait partie du quatrième voyage, avec divers albums et une quinzaine de carnets de note. Le tout avait été déposé au Data Center n°3, dans la banlieue nord de New York. Yassim ne s'était pas attardé sur leur contenu. Il s'en foutait, seule la vente comptait. David, le technicien qui fut chargé de numériser le lot et d'en alimenter l'intelligence artificielle, ne s'en soucia pas plus. Cela aurait de toutes façons ralenti sa cadence de travail.

Le seul à remarquer le contenu de la photo, ce fut l'algorithme lui-même. Ses traitements préalables consistaient non seulement à interpréter le sens de chaque image, mais également à y reconnaître les éléments caractéristiques d'un lieu, ou le visage d'une personne qu'il avait déjà en base de données. L'algorithme enrichit donc les métadonnées de la photo avec le lieu de prise de vue (un café oublié depuis longtemps de New-York), une année approximative de prise de vue (1980) et les noms des personnes qu'il y avait reconnu. Dave Coolidge, voyageur de commerce dont le nom n’évoquait rien pour personne mais dont les portraits avaient été partagé par ses enfants sur Facebook au début des années 2010. Lynda Chase, une comédienne de troisième zone dont l'algorithme avait déjà trouvé le visage sur une coupure de presse de 1978. Les deux étaient souriants en premier plan de la photo. L'algorithme reconnu également parmi les clients du café, mais plus loin sur la photo, le visage de Yoko Ono, déjà présente plusieurs fois dans sa base de données, et de Mark David Chapman, lui moins récurent dans ses références, mais existant également.

Ce fut le 8 décembre 2030 que ces informations furent exploitées pour la première fois. Alors qu'un adolescent de Long Island interrogeait l'intelligence sur la mort de John Lennon pour un devoir au collège, l'intelligence artificielle lui révéla le plus naturellement du monde que l’assassinat de l’ex-Beatles avait été entièrement organisé par Yoko Ono elle-même, avec la complicité de Mark David Chapman, dans l’unique but de réaliser ce qui s’est avéré le plus grand happening du XXe siècle.