Matière à Fiction

.11 Une Dernière fois

(2023-09-11, François Houste)

À cette heure-là, il le savait, il n’y aurait personne dans la maison. Mais par prudence, il avait quand même préféré se glisser par la porte du jardin, celle qui donnait directement sur la cuisine.

À peine entré, c’est l’odeur qu’il avait remarquée. Un parfum chaud, sucré, fruité. Celui d’une tarte aux fruits qui refroidissait doucement au milieu de la grande table. La même odeur que quand il était petit, trente-cinq ans auparavant. La recette n‘avait pas changé, pas plus que le décor. C’étaient les mêmes meubles que dans son souvenir. Les mêmes cadres accrochés au mur, les mêmes photos glissées entre le bois et le verre du vaisselier, les mêmes objets suspendus à la crédence, au-dessus de la cuisinière. Jusqu’aux dessins aimantés sur la porte du réfrigérateur. La cuisine était la même, comme s’il avait quitté la maison la veille.

Il parcourait la pièce des yeux. Chaque objet faisait remonter des souvenirs. La corbeille de fruits évoquait les goûters, au retour de l’école, pour lesquels sa mère insistait : un fruit chaque jour, et surtout pas de cochonneries industrielles ! Le rouleau à pâtisserie posé dans l’égouttoir à vaisselle : les moments partagés, préparer la quiche du samedi soir, quand c’était lui qui étalait la pâte à même le plan de travail. Il avait quoi alors ? Six ans ? Guère plus. Sur le frigo, la radio qui était allumée en permanence et passait des musiques sur lesquelles la famille dansait, pour s’amuser parfois. Dans un coin de la pièce, à côté de la porte, il y avait même encore ses grosses chaussures d’hiver, celles qu’il mettait pour aller jouer dans la neige, le dernier hiver avant que tout ne se précipite. Il y avait longtemps déjà.

Il n’avait pas bien compris alors ce qui se passait. Lui, il suivait l’école comme à l’ordinaire. Les adultes eux, semblaient juste plus tendus, plus anxieux qu’auparavant. Il continuait à jouer dans le jardin, faire des bonhommes de neige, construire des murailles et s’inventer des ennemis. Et un jour, ces ennemis étaient devenus réels.

Son père lui avait expliqué que c’était la guerre. Il n’avait que six ans. Il avait seulement compris que des méchants, des ennemis, en voulaient aux habitants du pays, aux familles comme la sienne. Pourquoi ? Mystère. Alors Papa devait s’en aller, pour défendre les familles, les enfants, les mamans. C’était une histoire compliquée. Mais il reviendrait quand il n’y aurait plus de danger. C’était certain. C’était promis. Lui, il fallait qu’il reste avec Maman. Il ne craignait rien.

Son père était parti, comme il l’avait dit. Mais contrairement à ce qu’il avait promis, il n’était jamais revenu. Il ne l’avait jamais revu.

La vie avait continué avec Maman. L’école encore, avec quelques copains en moins. Les jeux dans le jardin. Les tartes aux fruits du dimanche. Et les dessins qu’il faisait tout spécialement pour sa mère, et qu’elle accrochait sur le frigo. Jusqu’au moment où il avait fallu qu’il parte, quitter la maison. Maman lui avait expliqué ça simplement : l’école allait fermer, alors pour se faire de nouveaux copains et continuer à apprendre des choses, il fallait qu’il parte à la campagne, dans une autre école. Pas très loin de l’endroit où ils étaient allés en vacances l’année précédente. Il y serait bien, une chouette famille s’occuperait de lui. Et puis Maman viendrait le rejoindre bientôt. Dans quelques semaines tout au plus. Elle avait encore des choses à faire ici, mais promis elle le rejoindrait.

Il avait pleuré évidemment sur ce quai de gare. On ne quitte pas sa Maman sans larmes. Mais au fond de lui, il était confiant. Elle avait promis qu’elle le rejoindrait. Il fallait qu’il soit grand, fort, comme son Papa. Il fallait juste qu’il attende. C’était tout…

Un bruit de pas le sortit de sa rêverie. Dans la cuisine déserte, il chercha un endroit où se cacher. Ils se glissa dans le cellier en prenant soin de laisser la porte légèrement entrebâillée, pour mieux observer la cuisine. Une jeune femme y entra.

Elle avait la trentaine, blonde, plutôt mince. Elle était habillée comme dans ces vieux films qu’on voyait à la télévision, avant cette guerre. Un T-shirt ample, un simple jean, plutôt large... une tenue de tous les jours.

Elle n’avait pas changé. Comme dans son souvenir. L’air peut-être un peu plus grave, plus préoccupé. Les traits un peu fatigués, mais la même légèreté dans les pas, dans les gestes. La même grâce. L’exacte copie de cette photo qu’il tenait toujours dans son portefeuille, qu’il emmenait à chacune de ses missions. Lui, de l’autre côté de la porte, l’œil fixé sur cette silhouette féminine, était paralysé.

Elle rangeait quelques courses et ouvrit la porte du cellier.

Lui ne bougea pas.

Elle eut un mouvement de recul en le découvrant. Mais pas un cri. Qui êtes-vous ? Que faîtes-vous là ?. Des questions directes qui démontraient une grande assurance. Elle le détailla. Son expression, son uniforme, son allure. Répondez !. Lui n’osait toujours pas bouger. J’étais venu chercher un abri, la porte était ouverte… commença-t-il à bafouiller. C’était idiot comme réponse, il le savait. S’abriter de quoi ? Le front était à des centaines de kilomètres de là. Son uniforme ne correspondait à rien de ce qu’elle pouvait connaître.

Le temps qu’il réponde, elle avait reculé doucement à travers la cuisine, sans le quitter des yeux. Se heurtant à la grande table sur laquelle la tarte refroidissait encore, elle en avait fait le tour, toujours à reculons, et s’était dirigée vers le tiroir à droite de l’évier. Elle l’avait fouillé rapidement, à l’aveugle, et en avait sorti un grand couteau. Elle ne semblait toujours pas avoir peur. Sortez de là, doucement. Il avança de quelques pas, les mains levées. Un abri contre quoi ? Qu’est-ce que vous fuyez ?

Que répondre ? S’enfoncer dans une histoire absurde ou raconter la vérité ? Aucune des options ne serait crédible pour elle. Alors autant raconter la vérité.

Je voulais te revoir Maman. Il marqua une pause, pour voir sa réaction. Son visage à elle n’exprimait que de la détermination, comme si elle n’avait pas entendu. Alors il continua.

Je voulais te revoir, c’est tout. Cela faisait tellement longtemps pour moi. Trente-cinq ans, depuis que tu m’as laissé sur ce quai de gare. Que tu m’as envoyé loin d’ici.

Ses yeux à elle perdait de leur fermeté. Elle ne comprenait pas.

Je sais, pour toi c’était avant hier. Il y avait des rumeurs d’attaque. Les enfants ont été évacués. C’était pour ma sécurité, je sais… Tu m’as accompagné jusqu’au train. J’ai pleuré et tu m’as promis que tu me rejoindrais bientôt. Avant que je ne monte dans le train, tu m’as donné une part de tarte aux pommes, emballée dans un papier rouge. Pour le voyage… Quand je suis revenu ici, tout m’est revenu en tête. Plein de détails, comme tout droit sortis des souvenirs de mon enfance. Des choses que j’avais oublié. Comme ce dessin que je t’avais fait avant de partir. Celui-là. Il désignait d’un geste lent le haut du frigo. Le livre que j’avais oublié sur la table avant de partir. On était si pressé, tu avais peur que je manque le train. J’imagine que tu l’as rangé dans ma chambre. Si seulement j’avais plus de temps de t’expliquer…

En racontant ces souvenirs, machinalement, il avait fait un pas en avant. N’avancez pas ! lui dit-elle. La voix était moins ferme. Ses yeux exprimaient de l’incompréhension. Elle ne comprenait pas vraiment ce qu’il racontait. Comment il pouvait connaître ces détails.

Je suis Edward. Ton fils. Il continuait à parler, mais il savait bien qu’elle ne pouvait pas vraiment le comprendre. Pour toi, j’ai six ans. Mais pour moi, de nombreuses choses se sont passées. La guerre s’est prolongée. Elle s’est étendue à de nouveaux pays. Des armes terrifiantes ont été inventées. Des massacres effroyables ont été commis. Des villes entières ont été rasées… j’ai survécu, grâce à toi. J’avais quinze ans quand j’ai rejoint l’armée. Comme j’étais doué en sciences, je ne me suis pas battu, j’ai travaillé avec des scientifiques pour découvrir de nouvelles armes, d’autres moyens de détruire les ennemis.

Elle ne comprenait rien, mais le laissait parler. Il ne faut jamais interrompre les fous. Lui avait seulement besoin de parler. Il avait besoin qu’elle sache avant… avant que ça n’arrive.

J’ai travaillé sur des projets terribles. Des armes capables d’annihiler des armées entières. J’ai cherché des moyens de transporter des troupes à la vitesse de la lumière. Et un jour, nous avons fait une grande découverte. Un fantasme. Le voyage dans le temps.

Elle le regardait toujours, le couteau serré fermement dans sa main. Il délirait. Il n’avait pas l’air si dangereux, il délirait simplement. S’il avait voulu l’attaquer, il l’aurait certainement déjà fait. Il fallait simplement l’écouter jusqu’au bout. Le laisser se calmer.

Nous pouvions retourner à l’époque de notre choix. Les généraux pouvaient envoyer des troupes dans le passé pour déjouer des plans ennemis. Avertir les dirigeants des erreurs qu’ils allaient commettre. Le potentiel était fabuleux. Nous avions enfin un moyen de gagner la guerre. Il marqua une pause, regarda autour de lui avant de la fixer, elle, dans les yeux. Mais tout cela ne m’intéressait pas. Moi, je n’imaginais qu’une seule chose. Je voulais simplement te revoir une fois. J’avais six ans quand je t’ai quitté sur ce quai de gare. Alors, j’ai utilisé notre invention, et je suis revenu ici. J’ai voyagé dans le temps moi aussi, trente-cinq ans en arrière. Pour te voir une dernière fois avant… avant que cette ville ne soit bombardée et que tu ne disparaisses.

Il voyait bien à son regard qu’elle ne le croyait pas. Qu’elle ne comprenait pas. Tout ce qu’il racontait était trop incroyable, trop curieux, trop idiot pour elle. Elle devait juste le prendre pour un fou.

Le sifflement se fit entendre. De plus en plus fort. La bombe serait là quand quelques secondes et détruirait tout. Il aurait tant voulu la serrer dans ses bras, avant que tout n’explose. C’est la dernière occasion. Il s’approcha à nouveau d’elle.

Maman…

Elle baissa doucement le bras. Une lueur apparut dans ses yeux. Elle lâcha le couteau et au moment où la lame toucha le carrelage, tout disparu dans un éclair blanc. Avant qu’il n’ait eu le temps de l’enlacer.