Matière à Fiction

.12 La Découverte

(2023-09-15, François Houste)

Il faut imaginer la surprise qu’a ressenti le premier homme qui a voyagé dans le temps. Car, comme toutes les grandes découvertes, celle du voyage dans le temps n’avait absolument rien d’intentionnel.

Ce premier homme, c’est Stuart Harris, un scientifique anglais tout ce qu’il y a de sérieux, sobre, très british en somme. Si vous imaginiez que le voyage dans le temps avait été inventé par une sorte de Doc Emmett Brown ou de Dr Henry Jekyll, vous avez tout faux. Stuart Harris était un scientifique en blouse blanche tout ce qu’il y a de classique, entouré de quelques assistants, et bien plus préoccupé par ses publications dans les revues scientifiques que par je ne sais quelle invention un peu folles.

L’expérience qui a mené à la découverte du voyage a eu lieu en 2048. Je vous l’ai déjà dit, à l’époque le gouvernement mondial avait mis la main sur les principaux laboratoires de recherche privés en Europe et dans les deux Amériques. Il y finançait, grâce à la taxation des surplus et des industries polluantes, des recherches sur les technologies de pointe permettant la lutte contre le réchauffement climatique et la pollution. En 2048, l’idée était de pouvoir intervenir le plus rapidement possible en cas d’accident écologique. Depuis cinq ans déjà, on avait créé des BIE – des Brigades d’Intervention Ecologique – que les quelques opposants restants avaient vite qualifiées de « Chemises Vertes » en référence à l’histoire politique du XXe siècle. Et vous l’aurez sans doute deviné, pour que ces Brigades puissent intervenir le plus rapidement possible sur le lieu d’un écocide, Harris et son équipe travaillaient d’arrache-pied sur un premier concept de téléportation.

L’idée était ainsi de pouvoir envoyer des hommes armés et équipés au quatre coins du monde dès qu’une alerte était levée. En un claquement de doigts, on pourrait suspendre, en empêcher, un déversement de produit toxique, limiter l’impact d’une marée noire, etc. Bien entendu, l’idée de la téléportation n’avait rien de nouveau en 2048. Elle existait depuis les séries télé du milieu du XXe siècle, et les premières expérimentations à l’échelle moléculaire avaient eu lieu dans les années 2010. Mais Stuart Harris et son équipe étaient, de l’avis de toute la communauté scientifique, les plus à même de résoudre cette délicate équation. Et de fait, le 17 avril 2048, ils étaient prêts pour une toute première expérience sur l’être humain.

L’expérience menée ce jour-là n’avait rien de grandiose. Stuart Harris, et la dizaine de collègues et d’assistants qui l’entouraient, allaient tester le premier modèle de téléporteur à taille humaine, une sorte de rond métallique de trois mètres de diamètre, disposé à même le sol du laboratoire et bardé de capteurs, de voyants lumineux et de câbles. A l’autre bout du laboratoire, à peine à dix mètres de là, un autre engin du même genre devait servir de base de réception, d’atterrissage. Vous l'avez deviné : lors de cette première expérimentation humaine, Harris devait parcourir ces dix mètres instantanément. Rien de spectaculaire.

A 10h12, la machine est mise en route par Conrad McEvoy, le premier assistant d’Harris. Séquence d’initialisation lancée, il est 10h12. déclare-t-il. La machine a besoin de chauffer, un peu comme un vieux moteur diesel, si vous voyez ce qu’est un moteur diesel… on a banni ceux-ci depuis longtemps à cause de leur impact environnemental. A 10h30, Stuart Harris se positionne sur la machine de départ. Il est habillé de cette blouse blanche qui ne le quittait jamais au travail. La téléportation ne nécessitait a priori pas de combinaison particulière. A 10h31, après un décompte, le levier de téléportation est actionné et Harris disparaît de la base de départ dans un halo lumineux bleu décrit comme assez éblouissant par les témoins de l’expérience. La suite, c’est Harris lui-même qui la raconte.

Quand il rouvre les yeux – par réflexe, il les avait fermé le temps du compte à rebours – Harris est convaincu que l’expérience est un échec. Il n’a pas quitté la base de départ. Il est toujours planté là, à dix mètres de l'endroit où il aurait dû "atterrir". Il descend de la base et s’apprête à adresser la parole à l’un des assistants, le plus proche de lui, quand il constate sur le panneau de commande de la machine qu’aucun de ses voyants n’est allumé. Il s’approche du pupitre de commande derrière lequel se tient Conrad McEvoy, et surplombant son épaule droite lui demande « Qu’est qui s’est passé ? Un court-circuit ? » et au moment où Harris entame sa question, McEvoy se fige. La main du scientifique qui l’instant d’avant se dirigeait vers l’un des boutons de la console reste immobile, comme en suspens. Cela ne dure qu’un très court instant, en fait le temps qu’Harris pose sa question, mais la pause est très nette. Dès que Stuart Harris a terminé sa phrase, le mouvement reprend et la main de McEvoy presse le bouton. La voix de l’assistant retentit dans la salle de laboratoire : _« Séquence d’initialisation lancée, il est 10h12.

Harris est surpris, bien entendu. Par réflexe, il se tourne vers la porte d’entrée du labo pour regarder l’horloge qui la surplombe. 10h12. Il regarde sa propre montre par acquis de conscience. Celle-ci indique 10h31, l’heure exacte à laquelle il a été projeté dans le Temps par l’expérience. S’il ne comprend pas vraiment comment tout cela est arrivé, Stuart Harris vient de réaliser qu’il est sans doute le premier homme à voyager dans le temps.

Il revit ainsi les dix-neuf minutes qui ont précédé le test de téléportation, à quelques menus détails près. Tout d’abord, à sa très grande surprise, en observant la scène autour de lui, il réalise qu’il n’est pas présent. Pour, les scientifiques et assistants qui ont préparé l’expérience avec lui répètent exactement les mêmes gestes qu’ils ont effectués quelques minutes auparavant. Vers 10h17, heure du passé, McEvoy tourne la tête vers la gauche et questionne dans le vide Professeur, pendant que l’initialisation se termine, vous voulez qu’on vérifie les paramètres une dernière fois ?. La première fois que Harris avait entendu cette question, elle lui était directement adressée. Il se tenait à gauche de l’assistant et avait fermement décliné la proposition, sûr et certain de la configuration saisie dans la machine. Cette fois, McEvoy semble parler dans le vide, et pourtant quelques secondes plus tard, il acquiesce comme s’il avait entendu une réponse. Seulement Harris ne voit pas son interlocuteur. Le Stuart Harris du passé a été comme effacé de sa vision, même si les autres personnes semblent toujours interagir avec lui.

Ensuite, à chaque tentative que fait Stuart Harris pour dialoguer effectivement avec un membre de son équipe, il constate que ceux-ci se figent, ou au contraire qu’ils accélérent leurs mouvements jusqu’à devenir en quelques sortes... flous. Malgré ses efforts répétés, il ne peut interagir avec aucune des personnes présentes dans le laboratoire. De même, ses efforts pour manipuler la machine de téléportation, en appuyant sur un bouton ou en actionnant un levier, restent vains. Les commandes sont pour lui comme grippées, figées, dures comme de la pierre, même si l’un de ses collègues a actionné l’une d’entre elles auparavant. Harris ne peut simplement rien faire.

Après plusieurs minutes, Harris constate que son environnement se floute et qu’autour de lui, tout commence à se dérouler en accéléré, comme une vidéo qu’on regarderait en vitesse x5 ou x10. Jusqu’à ce que chacun de ses collègues ne reprenne un rythme normal et ne fixe, étonné, les yeux sur lui. Stuart Harris est alors revenu à la droite de McEvoy, derrière le panneau de commande.

Pour tous les scientifiques présents, l’expérience est un demi-succès. La téléportation a bel et bien réussi puisqu’Harris a quitté la base de départ et s’est retrouvé, quasi-instantanément au côté de Conrad McEvoy derrière le panneau de commande. Seule la définition de la zone d’atterrissage, la cible, reste à affiner. Harris est encore à quatre mètres de la base cible imaginée.

Pour Stuart Harris, l’expérience initiale est entièrement ratée. Mais elle vient d’ouvrir la voie à un domaine d’expérimentation infiniment plus vaste !