.15 La Mort de Jeff Bezos
(2023-09-28, François Houste)— Merde !
La voix de James Baldwin résonnait dans les couloirs du bâtiment. Plus encore que d’habitude, les jeunes employés du bureau et les quadras en costard s’écartaient devant ce mètre quatre-vingt-quinze de muscles à la démarche enragée. Personne ne souhaitait traîner dans ses pattes. Quand Baldwin était d’une humeur aussi noire, tous savaient que rien ne le détournait de sa destination.
— Merde ! Merde ! Merde !
Son poing rencontra la fontaine à eau. Elle tangua mais ne se renversa pas. Les remous à l’intérieur de la bombonne mettraient quelques minutes à se calmer. Le flic en faction devant le bureau du procureur général s’écarta d’un pas, pour ne pas être la prochaine victime. Baldwin ouvrit la porte d’un geste sec et n’attendit même pas un bonjour.
— Il est mort.
Bobby Lloyd était l’un des procureurs spéciaux de Washington. Il avait à peine relevé la tête.
Assis derrière son grand bureau moderne, il avait entendu Baldwin venir de loin. Mais il était depuis longtemps insensible aux accès de colère de ce premier assistant qu’il côtoyait depuis bientôt vingt ans. Il échangea un regard rapide avec sa secrétaire, présente elle aussi dans le bureau. Regard qu’elle comprit aussitôt. Elle sortit en prenant soin de refermer la porte que Baldwin avait laissée grande ouverte, laissant les deux hommes seuls dans la pièce.
— Quand ? demanda Lloyd, sans plus de fioriture.
— Il y a une quarantaine de minutes, à peu près.
— Comment ?
— On ne sait pas encore. On a dépêché des légistes sur place, pour éviter les remous. Ils doivent m’appeler d’ici dix minutes pour leur premier rapport.
— Merde…
La réaction de Lloyd montrait moins de la colère que de la frustration. Alors que Baldwin se braquait, explosait, quand l’un de ses plans déraillait, Lloyd lui se contenait. Il intériorisait et mettait immédiatement en marche ses cellules grises.
Les implications de cette mort étaient gigantesques. C’était sans doute la pire des choses qui pouvait arriver. Et au plus mauvais moment. Tout ce boulot réduit quasi à néant à deux semaines à peine de la mise en accusation.
— Il n’en reste qu’un seul, commenta Baldwin, juste pour la forme.
Il connaissait aussi bien que son supérieur tous les tenants et les aboutissants du dossier. Cela allait faire trois ans qu’ils bossaient ensemble l’instruction de ce qu’on aurait pu appeler Le Procès du Siècle. Une enquête gigantesque. Des milliers d’heures d’enregistrement, de documents compromettant, des pièces à conviction. Un dossier énorme. Une affaire d’ampleur mondiale, aussi bien politique que médiatique…
— Ouais. Tu le sais comme moi. Si on veut avoir une chance que le procès aille jusqu’au bout en tout cas. Sur nos trois coupables – Lloyd ne prenait guère de pincette avec son vocabulaire quand il était en comité restreint – il n’en reste qu’un seul qu’on puisse présenter au juge. Il va falloir le surveiller de près. C’était vraiment pas le moment. À deux semaines près…
Baldwin savait déjà tout ça.
— Merde ! s’énerva Baldwin.
Son poing gauche était de nouveau serré, blanc aux articulations. S’il y avait eu quelque chose sur lequel se défouler dans le bureau, il l’aurait sans doute déjà fracassé.
Le vibreur de son téléphone coupa net ce nouvel accès de rage. Desserrant le poing, il sortit de sa poche un vieil appareil à clapet et décrocha.
— Baldwin.
Bobby Lloyd n’entendait rien de la conversation, en dehors des Oui et des Mmmh affirmatifs de son assistant. Mais vu sa tête, il se doutait que c’était le coroner de Seattle qui était à l’autre bout de la ligne et qu’il détaillait son tout premier rapport.
James Baldwin raccrocha d’un clac vif, rengaina son téléphone dans la poche extérieure de sa veste et fixa son supérieur dans les yeux.
— C’est le cœur qui a lâché. Le coroner cherche des causes plus précises, mais ça va demander du temps – Baldwin marqua une pause, le temps d’un soupir – Décidément, Bezos aura toujours eu un coup d’avance sur les autres, aussi bien en affaire que quand on cherche à l’inculper…
Quelque part à Medina, dans la banlieue luxueuse de Seattle, le corps du milliardaire Jeff Bezos était en cours d’autopsie, sans doute par le médecin-légiste le plus expérimenté de l’état de Washington. L’ancien patron d’Amazon, qui avait régné plus de vingt-cinq ans sur un empire commercial titanesque avait fini ses jours dans le luxe, quelques mois seulement après sa retraite officielle. Celui dont le monde entier avait copié les morning routines était mort dans son lit un matin de juillet.
Ça ressemblait à une blague. Dans quelques années, on en ferait sans doute un scénario de film. Quelque chose dans la veine du Citizen Kane d’Orson Welles.
Pourtant, pour Barry Lloyd, tout cela n’avait rien d’une blague. Avec Jeff Bezos, c’était une branche complète de son plus gros dossier judicaire qui disparaissait. Un dossier de Crime contre l’Humanité qu’il avait, lui seul, l’audace de porter à bout de bras malgré les intimidations et les influences politiques.
Oui, l’ex-patron d’Amazon aurait dû répondre, d’ici deux semaines, de Crimes contre l’Humanité, devant un tribunal constitué spécialement pour l’occasion. Rien que ça. Le chef d’accusation qui concernait généralement les chef d’état génocidaire ou généraux adeptes de la torture avait été requis contre le géant du numérique à différents égards. Tout d’abord, pour l’impact qu’avaient ses services numériques sur l’environnement. La consommation électriques de ses datacenters à travers le monde, la production de matériel informatique gourmand en terres rares et l’occupation des sols par des milliers d’entrepôts disséminés partout sur la planète étaient autant de preuve de la contribution d’Amazon à la dégradation du climat terrestre. Et par là, à la disparition de milliers de personnes au cours des catastrophes climatiques qu’avait connu la planète ces dernières années. Canicules, inondations, tempêtes… Si on avait bien creusé, on aurait sans doute pu mettre également la pandémie de 2020 sur le dos du milliardaire de Seattle.
Mais le crime écologique n’était pas le seul. Jeff Bezos avait également été accusé de favoriser la paupérisation d’importantes populations. Le dossier constituait par Lloyd parlait en vrac des magasiniers aux cadences infernales, des livreurs obligés de baisser leurs prix pour se faire concurrence entre eux, des travailleurs du clic forcés de commenter ou valider des images à longueur de journée pour un salaire symbolique... Sans compter l’impact du géant du e-Commerce sur les petits commerces à travers le monde. L’emprise mondiale de l’entreprise de Jeff Bezos n’était plus à prouver, Barry Lloyd était bien décidé à prouver une fois pour toute son impact négatif sur la planète et sa population humaine, même si ces accusations rentraient dans les cases de la justice traditionnelle.
C’est pourquoi, dans un élan d’audace, il avait recouru à la terminologie de Crime contre l’Humanité pour qualifier les actions d’Amazon et les décisions de son grand patron. Une action inédite, mais qu’il pensait pleinement justifiée.
Lloyd sortit de son mutisme :
— La presse est au courant ?
— A priori non. Pas encore. Mais t’imagines bien que si j’ai eu l’info, un de ces fouinards va l’avoir dans pas longtemps également. J’ai quelqu’un dans l’équipe qui guette les réseaux sociaux et les sites de presse en permanence. On saura dans très peu de temps si ça a fuité, et ce qui a fuité. En attendant, j’ai expressément demandé à ce qu’un premier examen approfondi soit effectué dans la propriété de Bezos, pour ne pas déplacer le corps. Faire le moins de bruit possible.
— Bien, répondit Lloyd avec un petit hochement de tête d’approbation.
Son cerveau cherchait déjà les prochaines actions à mener. Le procureur spécial pesait le pour et le contre. Le dossier Bezos n’avait peut-être pas besoin d’être clôturé immédiatement. Sans chercher la condamnation posthume, les éléments rassemblés dans le dossier pouvaient toujours servir à manipuler l’opinion publique.
Dans quelques heures, la presse et les millions de personnes connectées aux réseaux sociaux pleureraient le grand homme qui venait de mourir. Ce pape du capitalisme, cet homme d’affaire visionnaire qui avait révolutionné le commerce. S’ils fuitaient habilement, les quelques éléments à charge pourraient toujours servir à ternir la légende dorée de l’ex dirigeant d’Amazon. Mieux valait garder quelques cartouches, car de toutes façons la bataille qui venait de se terminer faute d’adversaire était loin d’être la dernière.