Matière à Fiction

.18 Troubadour - Avril 1968

(2023-10-06, François Houste)

Avril 1968

Moïse n’avait sans doute pas été plus heureux en découvrant à ses pieds la Terre Promise.

Oh, bien sûr, la métaphore était vieille et bien usée. Mais pour Aaron, en cette fin d’après-midi d’avril, elle était tout simplement vraie. À l’arrière de la vieille Buick rouillée dans laquelle il avait déjà traversé une bonne moitié du pays, il venait de découvrir pour la première fois le panorama sur Los Angeles et les reflets du soleil sur les eaux du Pacifique. Cette vue, elle vallait bien tous les Eden de la Bible. Aaron n’en démordrait pas : elle était là, sa Terre Promise ! C’était ce paysage qui se déroulait devant ses yeux. De quoi justifier tous les Exodes, toutes les traversées du désert. Toutes les fuites.

Mais la comparaison sacrée s’arrêtait là. Contrairement à Moïse, Aaron, lui, était bien décidé à fouler des pieds les trottoirs de la ville, à en arpenter les boulevards, à profiter de chacune des sensations que Los Angeles était prête à lui procurer… à en découvrir chacune des vibrations ! Il le sentait, Aaron vient, enfin, d’arriver chez lui !

— Putain les mecs ! Ça y est, on est arrivés !

C’est Josh, au volant du tacot, qui avait été le premier à briser le silence quasi-religieux de l’habitacle. Des cris de joie, des exclamations, des jurons lui répondirent en chœur, poussés par les trois autres passagers. Seul Aaron restait silencieux, les yeux toujours rivés sur le panorama qui disparaissait à mesure que la voiture descendait les collines. Il scrutait, il repèrait, il imaginait les lieux et les histoires qu’ils recèlaient. Dans sa tête, chaque immeuble devenait une histoire, chaque boutique une aventure potentielle… chaque carrefour une promesse. C’était beau. C’était grand. C’était lumineux.

La Californie, Aaron en avait rêvé depuis longtemps. Et ce qu’il avait sous les yeux, c’était mieux que tout ce qu’il avait pu imaginer.

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La toute première fois qu’Aaron a rêvé de cette West Coast, c’était un soir en sortant du collège. Deux ans auparavant. Une virée chez un pote avant de rentrer à la maison. Enfermés dans une chambre pendant que la mère regardait la télé en fumant, ils avaient sorti un petit électrophone qui traînait d’ordinaire sous le lit, et son copain y avait collé le quarante-cinq tours qu’il venait tout juste de s’acheter. Les guitares avaient sonné. Des accords inconnus, puis des voix qui appelaient à l’unisson Mr Tambourine Man. Aaron ne le savait pas encore réellement, il venait d’être ferré. Ce son, il ne s’en débarrasserait plus jamais.

Une deuxième écoute dans la foulée, parce qu’à la première tout était trop neuf pour réellement comprendre. Des paroles qui ressemblaient à une invitation au voyage, et toujours ces voix qui chantaient comme une seule. Merde, si l’homme-orchestre s’exprimait de cette façon, bien entendu qu’on allait le suivre au petit matin. Jusqu’au bout du monde. Et toute la vie s’il le demandait. Si on pouvait avoir un coup de foudre à quatorze ans, Aaron venait d’en avoir un. Et son premier amour n’était pas une fille de sa classe. C’était le premier single des Byrds.

— Merde ! C’est quoi ce truc ? Remets-le encore une fois ! »

Son pote s’était exécuté. Mr Tambourine Man avait tourné encore une fois, deux fois, trois fois. Plus fort pour profiter de chaque note, du relief de chaque accord. Jusqu’à couvrir le bruit de la série télé à l’étage du dessous, jusqu’à ce que la mère vienne tambouriner à la porte pour réclamer du calme.

L’homme-orchestre était devenu une fixette. Une obsession. Une raison de passer, chaque soir, chez ce pote pour avoir sa dose de guitares, de batterie, de musique, d’évasion. Jusqu’à en devenir lourd, presque addict. Presque à en devenir un sujet de moquerie. Aaron s’en foutait… on est bien au-dessus des mesquineries quand on est amoureux. Même à quatorze ans. Même quand on est amoureux d’un quarante-cinq tours.

Et puis un soir, cela avait été l’éblouissement. Sur la platine, ce n’était plus seulement Mr Tambourine Man qui tournait, c’était un univers entier qui l’entraînait dans sa révolution. On avait dégoté le premier LP du groupe. Aaron ne savait pas trop comment son ami s’était débrouillé. S’il y avait bien une chose qu’il n’y avait pas dans la ville, c’était des disquaires proposant ce genre de musique. Ils auraient été chassés depuis longtemps. Putain de hippies.

Les notes avaient défilé. Plus nombreuses. Plus soudées. Plus folles encore qu’avant. De piste en piste, c’était le même émerveillement, la même surprise. Un rêve qui se prolonge.

Mr Tambourine Man, ce n’était que l’entrebâillement d’une porte. Aaron avait mis l’oreille dans quelque chose qui l’absorberait tout entier. Écouter. Découvrir. C’était vite devenu une obsession. Dans la chambre, au-dessus du poste télé et de ses rires enregistrés, ce sont d’autres accords qui se sont succédées. Une déferlante de musique qui entraînait tout dans son ressac. Les Byrds, Jefferson Airplane, The Mamas & The Papas… ils étaient venus par dizaines hanter la chambre. Des dizaines à hurler comme autant de sirènes, bien décidées à attirer ces centaines d’apprentis-marins qui n’avaient pas jamais rien vu de l’océan.

Ces albums, tous plus merveilleux les uns que les autres, venaient d’un grand frère partis en exil quelque part en Californie, loin de ce Sud profond où Aaron et sont pote grandissaient. Un grand frère qui envoyait régulièrement de la musique comme on envoie une bouée de sauvetage à ceux qui sont restés dans la flotte alors qu’on a réussi à gagner la berge. Comme une bouffée d’oxygène pour s’aérer la tête et sortir, ne serait-ce que le temps d’une face d’une atmosphère étouffante. Un souffle. Voilà ce que c’était. Un souffle. Avec les disques venaient également des journaux, des magazines, qui racontaient le foisonnement et la créativité du grand Ouest. Des lignes et des lignes de promesse d’un nouveau monde.

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Deux ans plus tard, gavé de musique, Aaron voyait enfin son rêve se réaliser. Comme toute cette génération nourrie de vinyle et d’accords électriques, il s’était imaginé maintes fois sur les bords du Pacifique. Là où ça se passait vraiment. Simplement parce qu’il fallait y être, vivre le quotidien, faire partie de cette aventure qui, il le sentait, allait changer le monde. La vie était là-bas. L’air était là-bas. L’avenir était là-bas. Et l’avenir, aujourd’hui, il avait la couleur d’un soleil qui commençait à embraser l’horizon.

— On va jusqu’à l’océan ?

Toucher le bord du monde. C’était logique. Avec autant de route derrière soit, le premier réflexe était d’avancer jusqu’à ne plus pouvoir aller plus loin. Toucher la limite. Dans la Buick, les réponses étaient unanimes. Bien sûr : l’océan, les vagues, le point le plus à l’ouest possible pour se prouver que la route était bien terminée.

Mais Aaron, lui, il s’en foutait de l’océan.

— Laissez-moi là les gars.

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Aaron marchait dans la ville, son épais sac sur l’épaule. Pas au hasard, à l’instinct. Il suivait les grands boulevards, se disant que la chance qui lui avait permis d'aborder la Californie allait encore une fois le conduire là il rêvait d’aller. Rien de compliqué. Aaron repèrait, dans les rues, sur les trottoirs, des silhouettes parfois à peine plus vieilles que lui. Des vestes à franges, des jeans un peu larges, des robes aux imprimés fleuris… des tenues qu’il avait vues cent fois, mille fois, dans ces magazines qu’il parcourrait avidement deux ans auparavant. Les uniformes de cette jeunesse libre qu’il brûlait depuis longtemps de rejoindre.

Il savait bien que, dans le soir tombant, les ombres comme lui se regroupaient au même endroit, comme au point d’eau pour les grands fauves. Elles cherchaient leur dose d’évasion, de liberté, de musique. Ce pourquoi lui aussi avait rejoint le soleil couchant californien. Alors Aaron les avait rejoint, confiant.

Un grand boulevard. Bien plus large que ce qu’il était capable d’imaginer. La nuit tombait et les lumières de l’éclairage public s’allumaient, compensant à peine l’éblouissement causé par les phares des voitures qui passaient en trombe sur les six voies. Des cris. On pouvait imaginer les passagers, fenêtres baissées malgré la fraîcheur de la soirée, sans doute déjà alcoolisés et en partance pour une fiesta, un concert. Des groupes se formaient sur les trottoirs. Ça causait. Ça buvait. Parfois, ça chantait, ça grattait une guitare sèche. Ça continuait à marcher, toujours vers l’ouest. Pas de doute, Aaron serait bientôt chez lui. Il suffisait de continuer à les suivre, jusqu’à ce que la majorité ne s’arrête. Qu’un attroupement plus grand que les autres ne se forme, débordant sur le boulevard.

Troubadour.

C'était écrit sur l’enseigne qui dominait la rue, pauvrement éclairée par quelques lampadaires. Il se faufila. S’approcha. Bouscula quelques jeunes hommes avec son sac trop grand pour l’endroit. Quelques pas de plus pour atteindre la porte. Entendre le son qui s’en échappait. Franchir le seuil du club.

Enfin. Aaron est arrivé.