Matière à Fiction

.22 Vingt-Sept

(2023-10-25, François Houste)

Il attendait dans l’obscurité de la chambre d’hôtel.

En y entrant, tard ce soir-là, elle l’avait immédiatement reconnu. Sa silhouette sombre se découpait sur les lumières de la ville, de l’autre côté de la fenêtre. Une ville qui ne dormait jamais, où la nuit n’avait pas sa place. Le jour, le soleil éclatant éblouissait les étudiants, les surfeurs… les acteurs qui faisaient de Los Angeles la capitale mondiale du showbiz. Et après son coucher, des milliers de néons et de lampadaires éclairaient une autre faune. Faite de jeunesse, de drogue, de mélodies… une faune qui avait rejoint le Pacifique pour la musique. Avant tout le reste.

Surprise, elle n’avait pas immédiatement refermé la porte.

C’est lui qui avait parlé en premier.

— Alors ? Cet enregistrement ?

Elle était restée debout pour lui répondre. Juste le temps de lancer son manteau en fausse fourrure sur le lit. Elle n’avait pas allumé la lumière.

— Bien. Oui… Bien.

— Tu les a encore tous ensorcelés, j’en suis certain.

— Peut-être. Je ne sais pas.

Elle parlait lentement. Comme écrasée de fatigue. Elle fixait cette silhouette, cherchait à deviner un visage. Le deviner, lui. Elle ne voulait pas allumer. Elle ne voulait pas voir son interlocuteur. Ça aurait été trop… réel. Trop vrai. Dans l’obscurité, il ne pouvait être qu’une apparition.

Elle rompit ce silence épais qui menaçait de s’installer.

— En vrai, je n’ai même pas chanté ce soir. Pas eu l’envie. Le courage. J’en sais rien. – Une pause le temps d’un regard vers l’endroit où se trouvait l’inconnu – C’est le dernier soir ? C’est ça ?

— Tu le sais bien.

Elle se dirigea vers le lit. Attrapa son manteau à tâtons et sortit de l’une de ses poches un paquet de cigarettes. Des Marlboro. Des cigarettes de mec. La lumière d’une allumette éclaira un instant ses yeux bruns. Ils avaient l’air plus fatigués encore que d’habitude. Au bout du rouleau. Sans qu’on sache si la cause de cette fatigue, c’était la soirée qu’elle venait de passer, ou les excès de sa vie en général. Ou encore cette rencontre fortuite dans cette chambre d’hôtel.

— Espérance de vie : vingt-sept ans, c’est ça ?

L’homme sourit dans l’obscurité. Ils avaient tous cette habitude de sa projeter dans leur personnage jusqu’à la fin. Son rôle à lui, c’était de les ramener à la réalité.

— Tu n’as pas vingt-sept ans. Tu le sais bien.

Elle ne répondit rien.

— Tu as sept ans.

— Comme Jimi ?

— Oui, comme Jimi.

La fumée de la cigarette piquait les narines de l’homme. Il n’avait jamais vraiment supporté la fumée. Mais cette fois, au moins, ce n’était que du tabac.

— Raconte-moi pour Jimi, l’interrogea-t-elle. C’était toi ?

L’homme savait bien que c’était le moment de faire des confidences. De raconter quelques anecdotes sans importance. Elle n’en répéterait rien, et cela faisait passer la pilule.

— Il n’y a pas grand-chose à dire à propos de Jimi. Ça s’est passé très vite. Il n’a pas fait d’histoire. Il n’a quasiment rien dit. Il savait que cela devait arriver. Que c’était dans l’ordre des choses.

— Jimi a toujours été très raisonnable.

— … Oui… très.

Qualifier de raisonnable un type qui foutait le feu à ses guitares, qui prenait drogue sur drogue et qui, au petit matin du dernier jour de Woodstock avait fait résonner un Star-Spangled Banner électrique devant toute la jeunesse américaine ? Raisonnable ? Vraiment.

Oui, en un sens Jimi avait été raisonnable. Il n’avait jamais cherché à fuir sa condition, contrairement à elle. Jimi savait que ces quelques années passées entre les pubs enfumés d’Angleterre et le soleil couchant de Californie n’étaient qu’une passade. Un rêve. Et que tous les rêves ont une fin.

Jimi n’avait pas fait d’histoire. Il n’avait jamais réellement perdu de vue la réalité, lui.

Pour elle, c’était différent. Elle avait tenté de fuir, de devenir autre chose. Elle avait été plus loin que les autres.

— C’est court, sept ans.

Elle ne parlait pas particulièrement à cet homme qui n’avait pas quitté le fauteuil. Elle se parlait à elle-même. Pourtant il lui répondit.

— Cela dépend ce que tu en fait. En sept ans, on peut changer le monde. Toi, en sept ans, tu as changé une partie du monde.

— Tu parles !

— Dis-moi que tu n’as pas changé la vie de ceux avec qui tu étais ce soir ? Tu ne l’as pas fait seule, mais tu as changé le regard qu’ils ont tous sur le monde, sur la vie, sur la société…

— C’est pour ça ? C’est pour ça que j’étais-là, parmi eux ? Comme les autres ?

Une nouvelle bouffée de cigarette

— C’est pour ça que vous m’avez créée.

L’homme connaissait ces questions. C’était un bon signe. Un début d’acceptation. Cela serait peut-être plus facile que prévu.

— Peut-être. Personnellement, je n’étais pas là au début du programme. Tu le sais. Cela ne fait que quatre ans que je vous suis. Je ne sais que ce qu’on m’a dit.

Elle s’assit enfin sur le bord du lit. Attrapa de nouveau son manteau et s’alluma une nouvelle cigarette. Ses yeux semblaient moins fatigués. Plus las peut-être.

— Raconte-moi quand même.

Le tutoiement était venu naturellement.

L’homme sortit de la poche de son veston un feuille dactylographiée pliée en quatre. Il lut, machinalement :

— Modèle JJ7010. Fabriqué à Port Arthur, Texas. Première mise en service à San Francisco début 1963…

Elle l’interrompit.

— Non. Raconte vraiment. Je m’en fous des dates. Je veux savoir pourquoi.

L’homme changea de position dans le fauteuil. Il décroisa les jambes et posa ses coudes sur ses genoux, se penchant en avant. Comme s’il allait raconter une histoire.

— Vous êtes une expérience. Une sorte d’expérience sociale. Technologique et sociale. L’idée était de savoir si un petit groupe d’individus pouvait changer une société dans son entier. Bousculer l’opinion publique. Propager une idée. Des idées.

Assise, elle écoutait cette histoire qu’au fond d’elle-même, elle connaissait déjà par cœur. Elle avait simplement besoin qu’on la fasse rejaillir, qu’on lui rappelle ce qu’elle était et pourquoi elle était là.

Cela faisait partie du process. Elle le savait.

— Vous êtes cinq. Ou plutôt vous étiez cinq. Des machines. Des robots, mais bien plus évolués que ce qu’on met d’habitude derrière ce mot. Bien plus évolués que tout ce que la presse, ou même Hollywood pourrait imaginer.

Un soupir. L’homme débitait un laïus appris par cœur, auquel il ajoutait parfois quelques fantaisies.

— Même Kubrick n’aurait pas pu vous rêver. Tu as vu 2001 ?

— Non, j’ai évité, répondit-elle.

— Pas grave. Ça n’a plus d’importance. Vous étiez cinq donc. Sortis de laboratoires ultra-secrets, avec l’apparence la plus humaine qu’on puisse jamais imaginer pour une machine. Et avec chacun une sorte de… de…

— De personnalité ?

— Ouais, si tu veux. Des paramétrages différents en tout cas, des façons de réagir programmées de manières différentes. Des goûts. Des affinités.

L’homme marqua une pause et sortit une petite fiasque de sa poche. Il y avait tant à raconter. Un petit coup de bourbon lui ferait du bien pour reprendre.

Toujours sur le lit, elle tendit la main vers lui. Il lui passa la fiasque pour qu’elle en prit une rasade également. Il la regarda faire. C’était peut-être ce qui l’épatait le plus dans toute cette histoire, la capacité de ces machines à assimiler les mêmes saloperies que les humains. En grande quantité. À ressembler aux humains jusque dans les excès.

— Au départ, les scientifiques qui vous ont conçus ne savait pas trop comment tout ça allait tourner. Il y a une différence entre faire des expériences en labo, et lâcher un robot au milieu du chaos du monde, au milieu des signaux et des interactions d’une société folle comme la nôtre. Ça semblait un peu dingue de vous laisser partir comme ça. Alors on a décidé que vous auriez une petite armée d’anges gardiens. Des gens au courant du programme, qui ne vous lâcheraient pas d’une semelle…

— Et nous liquideraient au bout d’un moment…

Un silence gêné pour toute réponse. L’homme reprit son histoire comme si elle n’avait rien dit. Elle avait toujours la fiasque en main et rebut une gorgée de mauvais bourbon avant de se laisser tomber, dos sur le lit.

— On vous a lâchés. Ici et en Angleterre. Avec une seule… instruction. Interagir avec le monde qui vous entoure, vous en inspirer, communiquer, y échanger. Et pourquoi pas le faire… changer. Influencer la jeunesse. Vous étiez tous les cinq programmés pour ça. Communiquer. On vous a observés sans relâche. Quelque fois, on vous a guidé. D’autres, on vous a modifié parce que vous preniez ce qui nous semblait une mauvaise voie. Mais étrangement, vous avez tous peu à peu choisi le même destin, la même façon d’exister.

Elle l’interrompit.

— Qui sont les quatre autres ?

— Je ne peux pas te le dire.

— Il y avait Jimi, ça je l’ai deviné.

L’homme hocha la tête. Une approbation silencieuse, dans la pénombre de la chambre.

— Qui d’autre ? Les autres sont-ils encore vivants ?

— Je ne peux pas te le dire.

— Allons. D’ici une heure j’aurai disparu. Tu peux bien me confier un dernier secret.

— Je ne peux pas te le dire.

— Merde !

Elle se leva, criant. Sa cigarette était tombée, elle l’écrasa d’un coup de pied sec sur la moquette de la chambre. Elle poussa un soupir.

— Merde. J’ai le droit à rien ? Avant de partir. Rien du tout ?

— Tu as le droit de connaître la vérité qui te concerne directement. Rien d’autre. Rassieds-toi maintenant. Et écoute-moi. Le ton de l’homme s’était fait plus sec. Plus directif. Comme une instruction qu’on donnerait à une machine.

— Toi, on t’a lâchée à San Francisco, début 1963. On se disait que c’était un endroit où quelque chose pouvait se passer. Il y avait là des gens, qui venaient d’ailleurs, qui avaient commencé à propager des idées. Comme un début de mouvement. C’était un endroit qui avait besoin d’un catalyseur. Et ce catalyseur, ça pouvait être toi.

— Et ça n’a pas marché.

— Non, ça n’a pas marché. On t’a lâché trop tôt. Dans un endroit trop bouillonnant. Trop de données à assimiler. Trop d’inconnues. Tu n’étais pas prête. San Francisco n’était pas prête non plus de toute façon. On t’a perdu en quelques sortes. Défectuosités multiples. On t’a rapatrié bien vite pour compléter ta programmation. Tu es restée quelques mois avec tes créateurs, un peu plus d’un an en fait. Ils t’ont consolidé et retapé une mémoire. Et puis, on a renouvelé l’expérience. Pour les autres, ça n’avait pas été aussi difficile, alors on s’est dit que pour toi, cette fois, ça devrait fonctionner aussi.

Il marqua une nouvelle pause, se recala dans le fauteuil. Elle compléta.

— Je suis revenue à San Francisco. Je m’en souviens, tu m’as accompagnée. On a pris le temps de faire la route.

— Oui. C’est à ce moment-là que j’ai rejoint le programme pour être avec toi. On y a été progressivement. Petit à petit. Des interactions par petits lots. Des humains, mais un peu à la fois. C’est pour ça qu’on a pris du temps avant d’arriver en Californie. Pour que tu t’habitues. Que tu ne paniques pas. Que tu ne satures pas. Pas comme la première fois. Tu étais mieux.

Elle ne répondit pas. Elle avait déjà repris une nouvelle cigarette et attendait, allongée sur le lit, la suite. L’homme continua.

— On s’est dit que tu t’en sortirais mieux avec un groupe autour de toi. Une bande de jeunes proches, avec des intérêts communs. Et ça a plutôt bien fonctionné.

Elle chuchota.

— Big Brother…

— Oui. Big Brother and the Holding Company. Marrant qu’ils aient choisi ce nom. S’ils avaient su. Nous vous avons observé. Suivi partout. Nous n’avons jamais perdu ta trace. J’étais là quand tu as commencé à tenter tes premiers enregistrements. J’étais dans le public à Monterrey, quand la foule à commencer à crier quand tu apparaissais sur scène.

— « Janis ! Janis ! » imita-t-elle, d’une voix faible, toujours couchée sur le lit.

— Nous t’avons même suivi de plus près à partir de ce moment. Nous avons surveillé les groupes que tu fréquentais, auxquels tu as prêté ta voix. Nous étions là à Woodstock.

Elle soupira.

— Quel désastre…

Lui rigola à moitié.

— Oui. Ça n’allait pas fort cette nuit-là. Va savoir ce que ton programme avait compris ou interprété de tout ce chaos. Mais on était là. On t’a suivi là aussi et on t’a récupéré à la fin du concert. De petits réglages, de petits changements pour que tu gères mieux la suite. Mais c’est resté… comment dire ? Compliqué.

Il se tourna vers elle. Regarda ses yeux.

— Qu’est-ce que tu voulais Janis ? Qu’est-ce que tu pensais ? Qu’est-ce que tu cherchais exactement ?

Elle mit du temps à répondre. Pourtant, sa programmation aurait dû rendre tout cela instantané, évident. À croire que la question sortait vraiment de ses automatismes. Elle articula doucement, comme si les phrases se construisaient au fur et à mesure de sa réflexion, un mot en entraînant un autre, que rien n’était défini ou résolu.

— Je… Je voulais être comme eux. Plus humaine. Humaine tout court. Ne pas savoir. Ne pas prévoir. Improviser. Tout ça avait l’air tellement facile, évident pour eux. Aucun de ceux qui étaient là ne se souciait des conséquences de ses actes, de ses paroles. Tous ceux que j’ai croisés, presque tous, ne vivaient qu’au jour le jour. Profitant. Léger. Sans savoir de quoi serait fait demain.

Une bouffée de cigarette, encore.

— Moi, à chaque fois, je voyais tout clairement. Mes actes n’étaient que les paramètres d’une équation. Leurs actes aussi. Les conséquences étaient limpides, visibles, prévisibles. Pour moi, tout se mesurait, se jaugeait, se calculait. Tout avait de l’importance. C’est terrible d’être la seule à voir l’importance des choses, et d’être poussé à agir quand même. Parce que c’est ça que vous avez mis dans mon crâne, une seule règle immuable : ne jamais s’arrêter ! Toujours agir, interagir, parler, chanter, danser, peu importe. Toujours choisir.

Elle criait presque. Sa voix résonnait dans la chambre vide et encore obscure.

— Il y a de rares fois où rien n’avait d’importance. Quand j’étais seule… mais ça ne dirait jamais assez longtemps. Vous seriez de toutes façons venus me déloger si j’avais décidé de m’isoler complètement…

— Tu n’es pas la seule à avoir voulu ça. T’isoler. Ne plus interagir avec le monde. On l’a constaté chez d’autres.

— Brian ? J’en ai entendu parler. Lui aussi faisait partie de l’expérience ?

— Je ne répondrai pas à cette question.

Niant avec sa voix, il avait hoché la tête pour confirmer l’hypothèse. Elle reprit la parole.

— Et puis quand il y avait trop de paramètres, trop de gens, trop de conséquences… ou plus rien n’avait d’importance face au chaos. Woodstock c’était ça. Je n’avais plus d’importance face à l’ampleur de l’évènement. Plus rien n’avait d’importance. C’est pour ça que ça a déraillé. Parce que je n’ai pas été conçue pour affronter ça. Tout ça, c’est trop lourd.

Le silence s’était de nouveau installé dans la pièce. Le temps que la tension retombe, et que ces aveux disparaissent.

— Tu n’es pas comme nous Janis. Tu n’es pas, tu ne peux pas être humaine.

— Je sais.

Ils marquèrent une pause dans leur conversation. Elle n’avait qu’une seule question.

— Pourquoi maintenant ?

Qu’est qu’il pouvait répondre ? Il n’avait pas vraiment de réponse à ça. Maintenant, un peu plus tôt ou un peu plus tard… ça n’aurait rien changé. Peut-être parce que la mission avait échoué ? Ou trop bien réussie. Elle n’était après tout qu’un des éléments d’une expérience. Son arrivée dans ce monde, tout comme sa disparition. Tout ça, c’était arbitraire.

Il tenta tout de même une réponse, la plus sincère qu’il put trouver.

— Parce que l’expérience touche à sa fin. Parce que le monde a réellement commencé à changer, sans doute un peu grâce à vous. Pas forcément de la façon dont eux, là-haut l’avaient espéré. Mais il a changé. Quelque part, ça a marché.

Il marqua une légère pause.

— Mais surtout parce qu’aujourd’hui, il n’y a plus vraiment de place pour vous ici.

— Je pourrais continuer à chanter. À donner des concerts ?

— Tu pourrais Janis. Tu pourrais. Mais le monde ne t’écouterait plus. Les foules cherchent autre chose. Et d’autres ont pris la relève pour leur proposer ce qu’elles attendent. Et toi-même, tu le sais, tu ne supporterais plus bien longtemps tout ça. L’expérience est finie.

— Il n’y a rien à faire alors ?

— Plus rien. Ce soir, c’était ton dernier soir Janis. Tu as eu une belle vie, même si elle n’a duré que sept ans. Tu as accompli plus de choses que ce que beaucoup d’humains pourraient faire dans leur vie. Il est temps de partir Janis.

L’homme se leva et s’approcha du lit. Se penchant sur le corps qui y était étendu, il passa la main derrière son cou. Un endroit précis. Une petite pression. D’un simple geste, il désactiva celle qui avait été l’idole d’une génération.

Il quitta la chambre.

Il en restait deux encore à surveiller. Et le moment venu, eux aussi, il faudrait les désactiver.

Jim.

Et Mick.