Matière à Fiction

.23 Boîte à Rires

(2023-11-05, François Houste)

On l’avait installée sur le mur de la mairie, dans le cœur du village. Là où les habitants étaient le plus susceptible de passer lors de leur promenade du dimanche. Le système était basique : la Boîte à Rires fonctionnait comme ces Boîtes à Livres qu’on voyait fleurir un peu partout depuis une bonne vingtaine d’années.

Les passants pouvaient simplement y déposer leurs rires. Ceux qui débordaient de leur maison, qu’ils n’arrivaient plus à contenir, ceux qui les encombraient, dont ils disposaient en trop grand nombre... Ils en faisaient ainsi don, gracieusement, et d’autres habitants moins heureux, plus soucieux, dans une mauvaise passe peut-être, pouvaient alors s’en servir. Ceux-ci profitaient gratuitement d’un rire qui ajouterait un peu de joie à leur quotidien, se diffuserait doucement dans leur famille et allégerait temporairement les peines de chacun. Et quand les jours meilleurs arriveraient, ces derniers iraient à leur tour déposer des rires surnuméraires dans la boîte, pour que d’autres les emmènent chez eux.

« Voyez cela comme une économie circulaire de la bonne humeur, comme une nouvelle preuve de cette solidarité qui fait la réputation de notre commune et la fierté de ses habitants, » avait lentement expliqué Madame le Maire lors de l’inauguration de ce nouveau dispositif, dans un discours qui avait fait pousser des soupirs à plus d’un administré. Et se voulant un exemple, après cette longue diatribe, elle avait elle-même sorti un rire de la boîte. Un long rire franc, sonore, décomplexé, qui y avait été déposé le matin-même par l’adjoint aux fêtes du conseil municipal. Un rire qui résonnait et rebondissait sur les façades des quelques vieilles fermes du centre-village. Un rire communicatif qui bien vite se propagea dans le public, d’un bout à l’autre de la place, comme une déferlante de gaîté. Il n’en fallait pas plus pour que le dispositif fût adopté.

Oh, bien sûr, il y eu parfois des ratés, voire des plaintes de la part de quelques habitants aigris. Cette vieille fille réservée et acariâtre qui, curieuse tout de même, avait ouvert la boîte un soir de printemps et s’était emparé un rire gras, plutôt de mauvais goût. Elle en avait été choquée et avait, le lendemain matin, écrit au conseil municipal une lettre sérieuse et sinistre demandant le retrait de la boîte. Une mère de famille également, avait formulé la même demande après qu’un de ses fils en eu retiré un rire équivoque, bourré de sous-entendus, dont il avait pleinement profité avec ses copains mais qu’elle, sa mère, ne jugeait décidément pas de son âge. On mit en place quelques consignes, une affichette sur le côté de la boîte : « Merci de vous assurer que les rires les moins adaptés aux enfants et aux âmes sensibles soient bien déposés sur l’étagère du haut. » Ce qui incitait, plus encore, les enfants à s’en emparer. Mais que voulez-vous…

Mais ces incidents étaient finalement rares.

Et puis… il y eu Michel. Un soir de déprime, il se dirigea va la Boîte à Rires. Sa femme l’avait quitté le matin même, et plus tôt dans le mois son médecin lui avait annoncé qu’il souffrait d’une grave maladie. Ce soir-là, il avait définitivement besoin d’un bon rire. D’un rire qui vous occupe toute la tête, qui vous aide à penser à autre chose, qui vous fatigue, qui vous aide à bien dormir. Un rire simple, d’honnête-homme, peut-être même un rire d’enfant. Un rire tout bête quoi. Il l’avait pioché sur l’étagère du bas et l’avait emmené bien précieusement, l’avait gardé bien au chaud dans ses mains avant de l’ouvrir seul, dans l’intimité de son appartement… C’est l’infirmière de garde, qui lui rendait visite chaque matin, qui retrouva Michel pendu le lendemain. Suspendu à l’une des poutres de sa salle à manger, un rire jaune était gravé sur son visage.

On ne sut jamais qui avait laissé ce rire à portée de tous, bien entendu. Les dons de la Boîte à Rires étaient anonymes. Mais ce drame stoppa d’un coup les échanges de rires. Les habitants gardèrent plus volontiers leur bonne humeur pour eux seuls, ou ne la partageaient plus qu’en petit comité, entre amis ou en famille. La place de la mairie devint plus calme, et les quelques rires qui restaient dans la boîte se flétrirent doucement sans être emportés par personne.

Hier matin, on a donc démonté la Boîte à Rires. Et au moment où on l’a emmenée, il n’y a eu presqu’aucun bruit.

Si ce n’est quelques rires nerveux.


Conches-sur-Gondoire 05 novembre 2023