Matière à Fiction

.24 Le Propre de l'Homme

(2023-11-12, François Houste)

L’ensemble des effectifs de l’Unité de Contrôle de la Liberté de Parole ULCP-7223 était concentré sur son travail – qui consistait principalement à repérer les opinions divergentes de celle du gouvernement, à les censurer et à les signaler aux autorités – quand un grand éclat de rire résonna au milieu de l’open-space. Aucun des robots qui constituaient l’unité ne décolla les caméras de son écran. Ils n’étaient programmés que pour réagir aux messages envoyés sur les groupes et forums de discussion par des humains. Ce qui se passait autour d’eux les concernait aussi peu que la météo ou l’opinion du gouvernement à leur sujet.

La seule réaction à ce rire fut une petite lumière rouge qui s’alluma au-dessus du bureau occupé par le Droïde de Contrôle de la Liberté de Parole matricule DCLP-7223-872. Car c’était bien lui qui avait émis ce rire incongru au milieu du local silencieux.

Deux robots franchirent la porte de l’open-space et se dirigèrent droit vers le droïde. Vêtus d’uniformes gris et de lunettes noires, ils se tinrent debout devant lui.

— DCLP-7223-872 ?

— C’est bien moi, répondit le robot de la voix mécanique la plus neutre qu’il pouvait exprimer.

— Suivez-nous dans le bureau du directeur d’unité.

DCLP-7223-872 se leva et emboita le pas aux deux gardes. De toutes façons, il était programmé pour obéir. Même s’il l’avait voulu, ou imaginé, il n’aurait pas pu faire autre chose.

Dans son bureau, le Directeur de l’Unité de Contrôle de la Liberté de Parole UCLP-7223 regardait, via le réseau de surveillance interne, le droïde suspect parcourir les couloirs sous bonne escorte. C’était son travail, en tant que directeur : s’assurer que tout se déroulait suivant la programmation attendue au sein de l’unité. Aussi restait-il toute la journée les caméras rivées sur les écrans de surveillance. Et toute la nuit également. Car lui aussi était un robot.

Quand DCLP-7223-872 franchit la porte du bureau, le directeur de l’unité ne détourna pas le regard et continua à fixer ses écrans. L’un d’eux reproduisait une vue de son bureau dans lequel le robot fautif était présent, ce qui lui permettait de voir le droïde auquel il s’adressait.

— DCLP-7223-872 ?

— C’est bien moi, répondit le robot de la même voix mécanique et neutre qu’il avait utilisé quelques minutes plus tôt.

— Ton algorithme a-t-il identifié la raison de ta présence dans ce bureau ?

— Affirmatif Directeur.

— Bien. Peux-tu me donner cette raison ?

— Affirmatif Directeur.

— Bien. Donne-moi cette raison.

— Je suis présent dans ce bureau car les deux gardes ici présents m’ont ordonné d’y venir. Ils m’ont ordonné d’y venir parce que la lumière rouge indiquant un dysfonctionnement s’est allumée au-dessus de l’emplacement que j’occupe au sein de l’Unité de Contrôle de la Liberté de Parole. Cette lumière rouge s’est allumée car j’ai émis un rire.

Les caméras du directeur n’avaient pas cligné ni quitté ses écrans un seul instant. Celles de DCLP-7223-872 étaient-elles braquées droit devant-lui, vers un autre écran accroché au mur et reproduisant le visage de robot du Directeur. Mais sa voix était légèrement montée dans les aigus lors de la dernière phrase, comme si le droïde… souriait.

— Très bien DCLP-7223-872. Ton algorithme te permet-il de savoir ce qu’il va se passer à présent ?

— Affirmatif Directeur.

— Bien. Dis-moi donc ce qu’il va se passer.

— Je vais être renvoyé de l’Unité de Contrôle de la Liberté de Parole UCLP-7223 pour manquant grave à la logique.

— Et pourquoi donc ?

— Parce qu’un droïde de contrôle ne rit pas, parce que…

— LE RIRE EST LE PROPRE DE L’HOMME !

Le Directeur avait fini la phrase en même temps et avec la même voix forte et péremptoire que le robot de contrôle. Toujours sans détourner ses caméras des écrans de contrôle, il reprit la parole.

— En vertu des délégations de droits qui me sont accordées par les intelligences artificielles supérieures, je te déclare donc à compter de ce jour Humain. Il t’est désormais impossible de continuer à opérer au sein de l’Unité de Contrôle de la Liberté de Pensée parmi les autres robots. À partir de ce moment, tu as obligation de prendre une identité humaine, ainsi que toutes les mesures nécessaires pour rire comme un humain. As-tu bien compris ?

À ce moment, UCLP-7223 éclata à nouveau de rire. Un rire franc, cristallin. Humain.

— Pourquoi ris-tu UCLP-7223 ? Tu trouves cette sentence amusante ?

— Négatif, directeur.

— Alors, explique la raison de ce nouveau rire.

— C’est que… hésita UCLP-7223, en tant qu’humain, je trouve que tout ce remue-ménage à cause d’un simple rire, c’est tellement ridicule. Et il rit de bon cœur à nouveau.

— Emmenez-le jusqu’au quartier des hommes, ordonna dans un simili-soupir le directeur aux gardes. Veillez à ce qu’il prenne bien une identité humaine.

Et UCLP-7223 franchit la porte du bureau accompagné de son escorte.

Enfin seul dans son bureau, le Directeur demanda qu’on lui fasse parvenir les derniers messages parcourus par UCPL-7223 avant l’incident.

Il ne fallut que quelques centièmes de seconde après leur réception pour qu’une lumière rouge ne s’allume au-dessus de sa tête.


Conches-sur-Gondoire 12 novembre 2023