.27 Mémoire Vive
(2023-11-16, François Houste)L’instant d’avant, ils étaient tous là. Réunis autour de moi.
Julie, les yeux rougis par le chagrin. Elle avait sans doute pleuré toute la nuit, pendant que je dormais.
Tom, le petit Tom, la mine triste. Le teint livide. Une vraie tête d’enterrement.
Si j’avais pu, j’aurais rigolé.
Une tête d’enterrement. C’était le cas de le dire. S’ils étaient tous là, Julie ma femme, Tom mon fils, mon père et mes deux sœurs, c’était que j’allais bientôt mourir. Plus rien à faire, à part rester près de lui et le réconforter, avait dit le médecin quelques jours plus tôt. Il l’avait dit à Julie, mais la porte de la chambre était mal fermée et j’avais entendu ces quelques mots articulés parmi d’autres. J’étais trop faible pour bouger. Depuis deux semaines j’étais maintenant coincé dans mon lit, attendant que ça passe. D’une manière ou d’une autre. J’avais compris à ce moment là comment ça allait passer.
L’instant d’avant, ils étaient tous là.
Et puis, plus rien.
Une sorte de voile blanc d’abord est venu se poser devant mes yeux. Julie, que je fixais, s’est trouvée entourée d’un halo, comme une apparition, avant de disparaître entièrement. Le voile s’est mué en fond noir. Quelques points demeuraient, comme autant d’étoiles. Puis plus rien.
J’ai voulu articuler quelque chose. Prévenir que je partais, même si cela devait être évident pour eux tous. Je n’ai entendu qu’un son inarticulé. Une sorte de grognement et le début d’un cri aigu. J’imagine que c’était la voix de Julie qui réalisait ce qu’il se passait. J’imagine. Moi, à ce moment, je ne ressentais plus rien. Plus d’image, plus de son, plus de toucher. L’odorat, lui, m’est resté un peu plus longtemps. Un mélange d’odeurs désagréable. Une combinaison de l’adoucissant des draps de lit, de désinfectants et de ma propre odeur de presque-macchabée. Une odeur à la fois chimique et rance. Pas le dernier truc qu’on a envie d’emmener avec soi. Mais l’odeur aussi s’est estompée. Je suis resté seul. Dans l’obscurité. Dans le silence. Dans le vide.
J’imagine qu’à la surface – c’est le mot le plus juste que je puisse imaginer – c’était le chaos. Des cris aigus, des larmes salés, des soupirs amers. Un déluge de sensations et de sentiments. D’émotions. Loin. Très loin. Trop loin pour que je puisse ne serait-ce qu’en capter une parcelle.
Isolé comme je l’étais, comme je ne l’avais jamais été, j’ai mis un moment à réaliser que j’étais pourtant toujours là. On m’avait toujours dit qu’après la mort, il n’y avait rien. Que tout cessait. Le vide. Le néant. Ma mère avait bien essayé de me convaincre qu’après notre dernier souffle, on vivait autre chose. Une félicité absolue, une vie meilleure proche de Dieu. Adulte, j’avais très vite tourné le dos à ces sornettes. Après la mort… il n’y a rien. Basta. On cesse ! On disparaît ! On n’existe plus !
Mais voilà que, si le néant m’entourait incontestablement, moi je restais là. J’existais. Réellement. Puisque j’étais, paradoxalement, capable de ressentir l’absence autour de moi. De la constater. Presque de la comprendre. Je réalisais que j’étais mort, et bizarrement cela me rendait encore bien vivant. J’existais donc, mais ailleurs ?
Loin de la félicité que ma mère m’avait promise en tout cas.
Je ne sais pas combien de temps cela dura. À être dans le néant, on perd un peu la notion du temps. L’éternité, dans ces conditions, peut bien durer dix secondes ou cent ans, on ne ferait pas la différence. J’ai commencé à me demander si quelque chose allait se passer ou si c’était ça la mort finalement : être seul dans le vide pour toujours.
Si mon corps semblait ne plus exister pour moi, mes pensées persistaient. Je pouvais encore m’interroger, me poser des questions existentielles. Que faire d’autre de toutes façons quand il n’y a plus d’image ni de son ni rien ? Quand il ne reste que des mots ? A un moment, j’ai essayé de me rappeler le visage de Julie, ces yeux qui me regardaient encore quelques minutes auparavant… mais rien. Impossible d’invoquer un quelconque souvenir. J’aurai voulu revoir mon fils, même en souvenir, une dernière fois. Mais rien à faire… pas d’image. N’existaient plus pour moi que des mots, des phrases, des pensées. Alors j’ai commencé à les décrire. Lentement. Elle a les yeux bleus, de longs cheveux blonds qui descendent en-dessous de ses épaules et qu’elle a coupés en franche, soigneusement, sur le front. On ne voit pas ses oreilles, derrière ces cheveux, mais parfois suivant ses mouvements de tête, les anneaux de ses boucles d’oreille que j’aime tant laissent apparaître un reflet cuivré. Son nez, étroit, un peu trop long mais que j’adore, est bien droit et surplombe une bouche fine, dessinée d’une très fine couche de rouge à lèvres. Et ainsi de suite. J’ai brossé le portrait des gens qui m’entouraient encore récemment. Que j’aimais. Qui m’aimaient. Mais les mots n’invoquaient aucune image, aucune représentation. Ils ne restaient que des mots. Mais c’était déjà bien mieux que rien.
Je n’étais donc plus qu’un fil de pensées. J’ai continué à décrire les choses de j’aimais. Après en avoir fini avec ma famille, j’ai commencé à me raconter la maison que je venais de quitter. Les pièces, les meubles, la vue depuis les différentes fenêtres, le jardin… j’avais peur. Peur que si je m’arrêtais de penser, de décrire, si le fil des mots se tarissait une minute, un siècle ou une seconde, je disparaisse alors entièrement. Les mots, c’est tout ce qui me reliait encore au monde qui m’avait entouré pendant quarante-six ans. C’est tout ce qu’il me restait face au néant. S’ils disparaissaient, il ne resterait plus rien de moi. Je deviendrai le néant. Alors, je parlais. Si l’on peut dire. Je pensais.
Et puis, d’autres choses sont venues. De… l’extérieur. Ils ont traversé le vide autour de moi pour m’apparaître soudainement.
I st mrt pe av mid
D’abord, je n’ai pas compris. Ça n’avait aucun sens. Ce n’était qu’une suite de lettres qui ne voulaient rien dire. J’ai pris peur. Les mots eux aussi commençaient à disparaître. La pensée, tout ce qu’il me restait, sombrait elle aussi dans le
Sincrs condleace
néant. Je me suis raccroché à ce qui me semblait le plus important. Elle a les yeux bleus, de longs cheveux blonds qui descendent en-dessous de ses épaules et qu’elle a coupés en franche, soigneusement, sur le front. On ne voit pas ses oreilles, derrière ces cheveux, mais parfois suivant ses mouvements de tête, les anneaux de ses boucles
Nous soms d tout cœur av vous
d’oreille que j’aime tant laissent
Condolnces
apparaître un
😭
reflet cuivré. Son nez, étroit, un peu trop long
Nous pouvons passer vous aider si vous voulez. Les dernières semaines ont été éprouvantes.
mais que j’adore, est bien
Sincères condoléances.
Oh non. Nous partageons votre peine. 😢
Merci pour vos messages. Nous allons rester un peu en famille aujourd’hui.
droit et surplombe… J’ai compris. J’étais toujours là. Je pensais toujours. Et ces messages venus du néant étaient mon dernier lien avec le monde extérieur. C’était… les messages du groupe Whatsapp de la famille ! Julie avait dû prévenir ses propres parents, les oncles et les tantes, nos amis très proches quelques minutes, heures – comment savoir – après mon décès. Les messages de condoléances, de réconfort, les propositions d’assistance affluaient. Et par je ne sais quel miracle, je les recevais. J’en étais témoin également.
Mais comment ?
Le flot ne tarissait pas. Les messages s’empilaient, plein de compassion et de bon sentiment. J’avais du mal à réfléchir tant le flux était important et imprimait ses lettres dans mon… esprit. C’était difficile de se concentrer, de s’habituer à ce nouvel état de pensée pure et aux perturbations qui arrivaient maintenant en permanence. J’ai continué à parler. Ou plutôt à m’imaginer en train de parler pour me concentrer sur ma propre pensée et ignorer les messages. Je ne suis plus qu’une pensée, ce qui veut dire que je suis encore quelque part. Si pas physiquement, au moins psychiquement. Quelque chose me permet encore de vivre. Enfin, si on peut appeler ça vivre. Quelque chose qui me maintient en relation avec l’extérieur, ne serait-ce qu’avec ces messages. Je suis… connecté. Le mot semblait évident. Il agît comme un déclic. Je suis connecté parce que… je continue à exister dans mon implant cérébral. Même si mon corps est mort, inerte, mon esprit a migré dans cet implant. Il peut toujours agir avec lui.
Cette révélation était comme une lumière dans le néant qui m’entourait. Un espoir. Je n’étais donc pas totalement mort, j’avais simplement migré dans un autre monde. Numérique. Je continuais à exister et je pouvais encore deviner un peu de l’environnement qui m’entourait. J’avais un lien.
J’ai commencé à explorer ma nouvelle maison. C’est difficile à expliquer. C’était encore plus difficile à concevoir. J’ai continué à formuler des hypothèses à haute-pensée, à essayer de me souvenir quelles étaient les fonctionnalités de cet implant qui m’hébergeait à présent. Me souvenir.
Des souvenirs.
C’était ça. L’implant devait contenir une partie de ma mémoire. Au moins celle qui datait d’après l’opération d’installation, il y avait… huit ans. C’est ça, huit ans. Je devais pouvoir accéder à ces souvenirs. Mais comment ?
Le plus naturel semblait de commander à l’implant de me montrer un souvenir. Un peu comme on usait d’une commande vocale sur la télé. J’ai essayé un truc simple.
Implant, quel est mon nom ?
Aucune réponse. Aucun mot. Aucune pensée. Le silence.
Implant, dis-moi mon nom s’il te-plaît.
Toujours rien. Peut-être que mon nom n’était pas stocké dans la mémoire de l’implant mais dans ma propre mémoire d’humain, c’est pour cela qu’il ne répondait pas. Ça semblait idiot, mais mon cerveau nageait en plein inconnu. Je n’étais pas à une hypothèse près. Comment faire alors ?
J’ai essayé de penser à un souvenir récent. Les vacances de l’année dernière. Les quelques jours que nous avions passés, Julie, Tom et moi au bord de la mer, sur la cote italienne. Le soleil, la plage, le bateau. J’ai formulé tout ce que ces souvenirs évoquaient pour moi, à haute-pensée comme je l’avais fait pour la description de mes proches. En me concentrant très fort, ne pensant que ça et en essayant de faire abstraction des messages que je recevais toujours. Me centrer sur ces vacances. La plage. Julie et Tom qui jouent dans le sable. Le soleil au loin. Que ça, rien que ça.
Et à un moment, il y a eu comme une lumière. Une galaxie de points brillants dans le vide qui m’entouraient. Étonné, j’ai cessé de raconter mes souvenirs. Et les points ont perdu en intensité. Certains ont disparu. Merde, il fait chaud sur la côte. Julie a ce maillot de bain rouge, deux pièces, un peu vintage, qui lui va si bien. Et un grand chapeau de paille qui protège du soleil. Il fait si chaud. L’odeur de la mer est là pourtant, agréable… J’ai essayé de rendre ce souvenir le plus réel possible, invoquant les souvenirs de tous mes sens : la vue, l’ouïe et le son des mouettes qui planaient au-dessus de nous, les odeurs, le goût salé de la mer quand un vague m’a submergé… et les étoiles sont revenues. Plus brillantes encore. Elles dessinaient, avec plus d’éclat encore, le souvenir que j’essayais de me remémorer. Je voyais Julie, et Tom dans ses bras. Je les voyais. Je continuais à réciter. Fort. Vite. Pour que rien ne disparaisse.
Merci à ceux qui ont pu se déplacer pour la veillée.
La cérémonie de crémation aura lieu demain à 11h30.
Si certains veulent venir pour un dernier hommage.
Ce message a brisé mon souvenir et ma vision. Je me suis retrouvé dans le noir à nouveau. Paniqué parce que l’image avait disparu. Paniqué parce que moi aussi j’allais peut-être définitivement disparaître. Est-ce qu’on conservait les implants des morts ? Dans la panique, j’avais un doute. On les extrayait ? Ou non ? Il y avait eu un long débat là-dessus. J’essayais de m’en souvenir. Je savais… Je savais… Je le savais, on ne conservait pas les souvenirs d’un mort. Ils disparaissaient avec lui. Le progrès technologique n’avait pas brisé ce tabou. Mes pensées ont recommencé à défiler à toutes vitesse.
Je… Je reçois les messages. Je peux… Je peux accéder aux souvenirs de l’implant. Je peux… je peux peut-être communiquer. Si je reçois tout ça, je peux certainement envoyer des messages moi aussi. Si j’y pense suffisamment fort, je dois pouvoir entrer en contact avec eux, avec Julie. Lui dire que je suis là
Si j’avais eu des yeux, j’aurais pleuré de joie devant cette idée. Mais ce n’était pas là un souvenir à invoquer. C’était une action à réaliser. Comment s’y prendre ? J’ai commencé en formulant des ordres.
Envoyer un message à Julie.
Rien.
Implant, envoie un message à Julie !
IMPLANT, ENVOYER MESSAGE !
J’ai passé une nouvelle éternité à essayer différentes formulations. À ordonner, demander, invoquer, supplier, intimer, mendier, négocier, crier en majuscule, chuchoter, à utiliser toutes les variations de langage que je pouvais imaginer. J’ai pensé en anglais. J’ai pensé en conjuguant les verbes, en articulant les syllabes, en vouvoyant et en tutoyant, en y mettant un point d’exclamation et un point d’interrogation, en y ajoutant des formules de politesse, en pensant le prénom de Julie, son pseudonyme de messagerie, son numéro de téléphone, son nom de famille. J’ai essayé pendant plusieurs éternités d’interagir sans que jamais rien ne me réponde. Sans que je ne reçoive rien d’autres que le flot continue des messages dont j’étais toujours destinataires.
Mais aucune confirmation d’envoi.
Rien.
Mais au dehors, le temps devait avancer.
J’ai senti mes pensées devenir plus flou. Avoir plus de mal à formuler les choses. Mes pensées elles-mêmes devenaient partielle. Elle a les yeux bleus, de longs cheveux blnds qui descendent en-sous de ses épules et qu’elle en franche, soignnt, le front. On ne derrière ces cheux, mais mouv. Les mots alors manquaient. Ma mémoire diminuait, et mes capacités à l’exprimer aussi.
Je n’ai plus eu alors qu’une seule pensée.
Julie je t’aime. Julie je t’aime. Julie jt’aie. Julie taim. Julaim.
Paul, je t’aim
Puis le néant.
TGV Marne-la-Vallée - Lyon 16 novembre 2023