Matière à Fiction

.28 Artefact et Attrapes

(2023-12-04, François Houste)

Quand Marco franchit la porte du labo, il fut accueilli comme le messie. Et avant-même qu’il ait eu le temps de poser son sac par terre, il était déjà assailli de questions.

Alors ? Alors ? Qu’est-ce que tu as trouvé cette fois ?

Minute. Minute ! Je vais vous montrer. Laissez-moi reprendre mon souffle.

Des scientifiques en blouse blanche tournaient autour de lui comme des mites autour d’une ampoule. Et Marco, lui, ne désirait qu’un peu de calme. Voilà plus de trois semaines qu’il était parti à la recherche de nouveaux artefacts. Trois semaines qu’il avait passé à visiter des villages abandonnés, des fermes en ruine, des vieux pavillons pour dénicher… du nouveau, de l’inconnu, de l’inédit.

C’était son boulot, sa mission : il était chasseur d’inédit en quelques sortes. Dans cette société où les quelques milliers d’êtres humains restant sur Terre étaient gouvernés par une intelligence artificielle toute puissante, le rôle de Marco était de trouver de quoi alimenter ce puissant cerveau central.

L’équipe de scientifiques qui avait conçu ce système voilà plus de cinquante ans l’avait expliqué dès le départ : plus on donnera de matière à l’Intelligence, plus elle deviendra… intelligente et plus elle gouvernera le monde avec sagesse.

Alors on avait commencé par verser dans sa mémoire les archives qui avaient survécu au cataclysme. Et les peintures des plus grands artistes, celles qu’on avait protégé dans des bunkers quand les risques de destruction s’étaient faits plus pressant. Les pièces de théâtres et les poèmes des auteurs les plus fins, conservés dans les coffres forts de la bibliothèque centrale. Les grands textes scientifiques. Les pensées des plus grands philosophes. Les films d’auteurs les plus primés… Mais même chargée de la plus grande culture du monde, l’Intelligence hésitait encore, commettait des erreurs de jugement.

Elle manque de données ! s’écriaient alors les scientifiques en blouse blanche.

Alors, on alla chercher des contenus un peu moins, comment dire, prestigieux. Loin des fonds bien gardés des institutions, on commença à fouiller dans les ruines des villes, on explora les vitrines éventrées des librairies et les rayons effondrés des supermarchés. On y trouva de vieux DVD, des séries et des films séries B. Quelques polars, des romans de gare et des bluettes sentimentales. Ici ou là, des histoires pour enfants et parfois des bandes dessinées. Riche de cette diversité, l’Intelligence aurait dû mieux appréhender la psyché humaine, comprendre son quotidien et ses attentes terrestres, à défaut de ses grandes aspirations. Mais là encore… elle se trompait et admettait même parfois ne pas avoir de réponse aux questions qu’on lui posait.

Elle manque de données ! s’écriaient alors les scientifiques en blouse blanche.

Alors, on fouilla plus loin et l’on forma des personnes comme Marco. Des chasseurs chargés de fouiller les décombres des immeubles, des maisons, des fermes… aussi loin qu’ils le pouvaient et d’en amener de l’inédit, de nouveaux contenus inédits dont l’Intelligence se nourrirait. Et des chasseurs repartaient en mission pour trouver de nouveaux artefacts : des photos de vacances, des journaux intimes de jeune fille, des lettres de réclamation aux impôts, des ordonnances de médecin-généraliste, jusqu’à quelques magazines coquins qui trainaient encore dans les vestiges des chambres d’adolescent. Toute production humaine était bonne à prendre pour alimenter l’Intelligence. Les ingénieurs se saisissaient bien vite de ces nouvelles trouvailles et tentaient d’en rassasier leur créature.

Elle manque de données ! s’écriaient alors les scientifiques en blouse blanche.

Alors Marco repartit chasser, encore une fois. Il était parti loin cette fois. Plus longtemps que d’habitude. Il avait remonté le fleuve presque asséché et traversé les villages désertés et fouillés depuis longtemps. Il avait traversé la forêt dans laquelle les cabanes ne contenaient plus aucun écrit. Il avait gravi le haut plateau et l’avait traversé jusqu’à ce qu’il trouve cette ferme isolée. Une ferme qu’il n’avait jamais vue auparavant. Elle était déserte bien entendu. Il y était entré.

Les pièces étaient quasiment vides. Une table, deux chaises, beaucoup de poussière. Et un lourd buffet en bois dans le tiroir duquel il avait trouvé un petit bout de papier plié en quatre. Sans en vérifier le contenu, il avait bien vite mis cet artefact dans son sac et avait fouillé, en vain, le reste de la maison… Épuisé, il s’était remis en route pour le laboratoire avec le maigre résultat de sa chasse. Cette feuille, c’était sa seule trouvaille.

Vous savez, je ne suis pas certain qu’on retrouve de sitôt quelque chose de nouveaux, expliqua-t-il en le tendant aux scientifiques. C’est déjà un miracle que j’ai trouvé ça.

Les hommes en blouse blanche se saisirent du fragment de papier avec d’infinies précautions, conscients cette fois de peut-être tenir entre les mains le dernier artefact inédit sur Terre, et l’insérèrent dans la machine. L’Intelligence analysa l’ancienne écriture et en absorba les données.

Et après quelques secondes qui parurent à tous interminables… elle fit résonner dans le laboratoire un rire fabuleux.

Intrigués, les scientifiques en blouse blanche récupérèrent le petit bout de papier, et tous penchés sur lui en découvrirent le contenu : MERDE À CELUI QUI LE LIRA !


Conches-sur-Gondoire 4 décembre 2023