Matière à Fiction

.29 Un Noël tout automatique

(2023-12-27, François Houste)

1.

C’était l’hiver, à quelques jours de Noël. Attablé dans l’auberge du village, Tobias était d’humeur ronchonne. Sa journée de travail terminée, il avait pris l’habitude de rejoindre son ami Phileas pour partager un petit verre de vin chaud, avant de rentrer chez lui. Et en sirotant sa boisson, Tobias se plaignait.

« Tu te rends compte ? Aujourd’hui il a fallu commencer l’élagage des arbres dans les parcs publics du village. Et c’est à moi, un lutin, qu’on demande de faire ce type de travail ? Sérieusement ?

— Sois déjà bien content d’avoir retrouvé un travail, lui répondit Phileas, ce n’est pas le cas de tout le monde. Nous deux, nous avons eu de la chance : toi tu es jardinier, moi je peux occuper mes journées à la pâtisserie du village. Il y en a d’autres qui ne savent toujours pas quoi faire de leurs journées. »

Tobias regarda pensivement le fond de son verre. « Après tout, c’est vrai, pensait-il. Je me plains, mais j’aurais pu tomber sur bien pire comme occupation. »

« Et toi, demanda-t-il à son compagnon, comment sont tes journées ?

— Oh, je ne me plains pas. Travailler à la boulangerie, confectionner des biscuits et faire cuire des gâteaux, il y a plus fatiguant. C’est vrai que je commence très tôt tous les matins… mais au moins je suis au chaud, et puis, je peux me servir de temps en temps dans le stock. »

Phileas fit un petit clin d’œil à son ami en avouant cela.

« Non, ce qui me manque vraiment, continua-t-il, c’est de travailler le bois. Tu sais bien, ce que j’ai toujours aimé c’est le maniement des outils, l’odeur du bois. Construire de mes mains de nouveaux objets, les assembler, les peindre… C’est vraiment pour ce genre de boulot que je suis fait ! La pâtisserie, c’est sympa. Mais je suis moins heureux qu’avant. »

Phileas, à son tour, regarda le fond de son verre et poussa un soupir. S’il n’était pas vraiment à plaindre, il n’était pas heureux non plus.

Interrompant le silence, la porte de l’auberge s’ouvrit en grinçant. Un troisième lutin entra dans l’auberge et secoua ses bottes pleines de neige sur le paillasson de l’entrée. Il s’approcha de la table où s’étaient installés Phileas et Tobias.

« Je peux m’asseoir avec vous ? demanda le nouvel arrivant.

— Pas de problème Ladislas. Installe-toi et commande-toi un verre. Tu nous raconteras ta journée ! », lui répondit Tobias d’une voix lasse.  

2.

« Vous savez, il n’y a pas grand-chose à raconter, commença Ladislas après avoir commandé son vin chaud. Cette journée a ressemblé à toutes les précédentes : s’occuper des rennes, les nettoyer, leur donner à manger… comme d’habitude, s’assurer qu’ils soient en bonne santé et prêts pour le grand jour ! »

Tobias et Phileas écoutaient sans rien dire, le nez dans leur verre. Sans relever la tête, Phileas demanda :

« Et pour le reste du travail, comment se débrouille le Vieux ?

— Le Vieux ? Il semble ne jamais avoir été aussi heureux. Il se lève tard, fait le tour de la fabrique en sifflotant… J’ai bien l’impression que depuis qu’il a lancé l’automatisation de tout l’atelier, il n’a jamais été aussi détendu. En même temps, je le comprends. »

Ladislas expliqua rapidement à ses amis comment fonctionnait désormais l’atelier du Père Noël. Les courriers des enfants étaient d’abord analysés par un super-ordinateur qui déchiffrait les différentes écritures, comprenait toutes les langues et dressait la liste de tous les jouets commandés. L’ordinateur pilotait ensuite l’atelier : là, des machines automatiques travaillaient le bois, le métal, le tissus, pour fabriquer à très grande vitesse des cubes de construction, des poupées ou de modèles réduits de voiture. Ces jouets, tous identiques, passaient ensuite dans l’atelier d’emballage où une autre machine s’occupait d’imprimer des kilomètres de papier-cadeau, de le découper et d’en faire de jolis paquets. Enfin, des petits robots récupéraient ces paquets, les étiquetaient et les rangeaient soigneusement dans un grand entrepôt. Un code-barres permettait de reconnaître chaque cadeau, et de savoir rapidement à qui il était destiné. Impossible de se tromper de cadeau lors de la distribution à venir : le super-ordinateur contrôlait tout et il était, d’après ce qu’on disait, infaillible !

« Bien entendu, continua Ladislas avec un sourire un peu triste, c’est plus triste à la fabrique désormais. Il ne reste que moi et trois autres lutins. Nous nous occupons des rennes. La fabrique semble vide, uniquement occupée par des machines et des robots. Je dois bien admettre que vous me manquez. »

Les trois lutins poussèrent en même temps un grand soupir. Tobias se leva.

« Bon, c’est l’heure de rentrer pour moi. J’ai une grosse journée qui m’attend demain. »

Il quitta l’auberge, suivi peu de temps après par Phileas et Ladislas. Chacun regagna sa maison.  

3.

Trois jours plus tard, quand Tobias franchit le seuil de l’auberge, comme tous les soirs, il fut tout surpris de trouver Ladislas déjà à table.

« Déjà là ? Le Vieux vous a donné une journée de vacances ? plaisanta Tobias en s’asseyant en face de son ami.

— On peut dire ça comme ça. Pour moi, travailler avec les rennes, c’est fini. »

Après un long silence que Tobias n’osa pas interrompre, Ladislas se lança dans quelques explications :

« J’étais en train de nourrir les rennes ce matin, comme d’habitude, avec du foin et quelques friandises, quand j’ai vu débarquer le Père Noël accompagné d’un grand type en costume gris. Ils ont commencé à faire le tour de l’étable en parlant à voix basse. Puis, ils se sont serrés la main et le type est parti dans la cour. Le Vieux s’est approché de moi et m’a dit : Mon petit Ladislas, tu vas pouvoir prendre des congés bien mérités ! Aujourd’hui, nous remplaçons les rennes par des robots. Ils sont plus rapides, ils ne tombent jamais malades, il n’y a pas besoin de leur donner à manger… Avec eux, la distribution des cadeaux sera cent fois plus efficace ! Un vrai progrès ! Je n’ai pas su quoi répondre. Le Père Noël semblait bien décidé. »

Ladislas continua à raconter lentement la suite de sa journée. Hébété, il avait alors récupéré ses quelques affaires qui traînaient dans un coin de l’étable, avant de partir. Il était resté un moment dans la rue, devant la fabrique. Juste assez longtemps pour voir un gros camion s’arrêter et en voir débarquer six faux rennes métalliques flambants neufs. D’après un autre lutin, les vieux rennes du Père Noël devaient être conduits le lendemain dans une jolie ferme dans le nord du pays. Là, ils pourraient passer une retraite paisible.

Tobias se leva d’un coup et frappa du poing sur la table !

« Ça suffit ces bêtises ! cria-t-il. D’abord l’atelier entièrement vidé de ses lutins, ensuite l’ordinateur qui lit le courrier des enfants, et maintenant les rennes. Ce n’est pas ça, l’esprit de Noël ! Je vais allez lui dire deux mots au Vieux, il va voir ce que j’en pense de son progrès ! »

Furieux, il remit son bonnet sur son crâne et sortit de l’auberge. Il faillit au passage bousculer Phileas qui venait de finir sa journée de travail.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda ce-dernier.

— Je crois que Tobias veut avoir une petite conversation avec le Père Noël, lui répondit Ladislas. Nous ferions mieux de le suivre. »

Et tout deux sortirent dans la rue.  

4.

Les trois lutins n’avaient pas encore atteint la grille de la fabrique qu’ils entendaient déjà la voix grave du Père Noël retentir dans la cour. Tobias se retourna et fit signe à ses deux amis de ne pas faire de bruit. Sur la pointe des pieds, ils s’approchèrent de la porte du grand bureau, là où le Père Noël passait d’habitude le plus clair de son temps et Tobias l’entrouvrit doucement.

Le Père Noël était bien là et semblait énervé, le visage comme rougi par la colère. Il faisait de grands moulinets avec ses bras en parlant. En face de lui, un grand monsieur en costume gris écoutait, impassible.

« Mais, ce n’est pas possible ! hurlait le Père Noël. Votre système tout automatique devait tout gérer, de la lecture des lettres des enfants au guidage à distance des rennes. Il ne peut pas tomber en panne à quarante-huit heures de la distribution des cadeaux. C’est une catastrophe ! Il faut vite trouver le problème et réparer tout ça, sinon Noël est fichu !

— Je comprends bien que c’est embêtant, répondit calmement l’homme en gris. Nos systèmes sont infaillibles à plus de 98% et aucun de nos clients précédents ne s’est jamais plaint d’une telle panne. Je vais devoir appeler mon directeur et voir s’il peut faire venir un réparateur jeudi matin.

— Jeudi matin ! Mais la distribution doit avoir lieu dans la nuit de mardi à mercredi, je ne peux pas attendre aussi longtemps. »

Le Père Noël se laissa tomber sur sa chaise. Le monsieur en gris, toujours aussi calme, se dirigea vers la porte principale en disant qu’il ferait le maximum et qu’il rappellerait très vite. Ça ne pouvait être qu’une toute petite panne, il en était certain…

Tobias, Phileas et Ladislas n’eurent que quelques secondes pour se cacher derrière un petit tas de bois avant que l’homme en costume n’ouvrit la porte. Une fois dans la cour de la fabrique, persuadé d’être à l’abri des oreilles indiscrètes, celui-ci sortit un téléphone portable de sa poche.

« Tout se passe comme prévu M Grinch… Oui, l’atelier est entièrement robotisé… et en panne bien entendu… La distribution des cadeaux n’aura pas lieu cette année, c’est réglé… Joyeux No… je veux dire Affreux Noël à vous, M Grinch. »

Il raccrocha, rangea son téléphone et se dirigea vers la grande grille, à l’autre bout de la cour.  

5.

Tobias n’en croyait pas ses oreilles. Depuis le début, il n’avait pas aimé cette histoire d’automatisation de l’atelier. Mais il était loin de se douter que tout cela était une manœuvre du Grinch pour, une fois de plus, tenter de gâcher la plus belle fête de l’année. Il fallait agir et vite.

« Phileas, Ladislas, allez vite voir le Vieux, tentez de savoir exactement ce qu’il se passe, chuchota-t-il. Je m’occupe de ce type ! »

Pendant que ses amis entraient dans le grand bureau, Tobias s’approcha du sapin qui décorait la cour de la fabrique et en arracha rapidement une guirlande. Puis, il courut vers l’homme en gris et, utilisant la guirlande comme un lasso, le fit tomber dans la neige. Tobias, depuis qu’il travaillait comme jardinier, n’avait rien perdu de sa force ni de son adresse. En quelques minutes, l’homme fut ligoté et le lutin s’accroupit face à lui pour l’interroger :

« Qu’est-ce que le Grinch a encore imaginé pour gâcher Noël ?

— C’est un plan très simple, lui répondit l’homme en costume gris. Si le Père Noël n’a plus aucun moyen de savoir à quel enfant est destiné tel ou tel cadeau, et s’il n’a plus de moyen de se déplacer, tous les enfants seront terriblement déçus. Et alors, ils perdront leur foi en Noël. »

Tobias fulmina.

« Dîtes-moi comment redémarrer tout cela, sinon…

— Redémarrer ? Mais il n’y a rien à redémarrer. Ce n’est pas une panne : j’ai simplement effacé toutes les listes de cadeau qui étaient présentes dans l’ordinateur. Il n’y a rien à faire. »

L’homme en gris ricanait, allongé dans la neige. Tobias se dit qu’il avait perdu assez de temps comme ça. Il se releva et se dirigea vers le bureau. Ladislas et Phileas étaient débout, aux côtés du Père Noël, et essayaient encore de comprendre ce qui avait bien pu se passer. Le Père Noël, lui, se tenait la tête dans les mains et répétait simplement : « C’est fini, il n’y aura pas de Noël cette année. »

Balayant le bureau du regard, Tobias eut soudain une idée.  

6.

« Ladislas, viens ici ! cria Tobias. Les rennes sont toujours à l’étable n’est-ce pas ? Eh bien, tu vas aller prendre l’un d’eux et tu vas faire le tour du village pour rameuter tous les lutins que tu croiseras. A l’heure qu’il est, ils sont soit chez eux, soit à l’auberge. Ramènes-en le plus que tu peux, on a du travail pour eux ! »

Sans poser de question, Ladislas obéit. Il sortit en courant du bureau et on entendit vite les sabots de l’un des rennes résonner dans la cour. Tobias se tourna alors vers Phileas.

« Toi, tu viens avec moi ! »

Tobias emmena Phileas dans l’atelier. Il lui désigna une très grosse pile de papiers abandonnée dans un coin de la pièce.

« Ça, ce doit être l’ensemble des lettres reçues par le Père Noël. Tu vas commencer à les lire et à les trier, le temps que les autres lutins viennent t’aider. Moi, je fonce dans l’entrepôt et je commence à déballer chacun des cadeaux pour voir à quoi ils ressemblent.

— Quoi, tu veux reconstituer toutes les listes des enfants à la main ? lui demanda incrédule Phileas. Mais je te rappelle qu’on a moins de deux jours avant la distribution. On ne va jamais y arriver !

— Démarre tout de suite, c’est la seule solution qu’on a ! Les copains vont venir nous aider, et cette fois-ci, nous n’avons pas à fabriquer les jouets par nous-mêmes. C’est autant de temps de gagné. »

Tobias disparu dans l’entrepôt tandis que Phileas commençait à lire les premières lettres. Très vite, les autres lutins arrivèrent et la fabrique grouilla d’activité alors que la nuit tombait sur le village.

Dans le grand bureau, le Père Noël s’était endormi dans son fauteuil.  

7.

Le Père Noël venait de quitter la fabrique, tenant fermement en main les rênes de son traineau. Il était souriant et partait confiant assurer sa distribution de cadeaux.

Pendant une journée et deux nuits, tous les lutins avaient travaillé dans la fabrique pour reconstituer chacune des listes de Noël. Sous les ordres de Tobias, ils avaient été une centaine à déballer les cadeaux préparés par l’ordinateur pour en vérifier le contenu. En compagnie de Phileas, ils étaient eux aussi une centaine à lire les lettres des enfants et à retrouver les cadeaux correspondants. Et Ladislas de son côté s’était assuré, avec quelques-uns de ses amis, que les rennes soient prêts pour le grand voyage.

À son réveil, le Père Noël fut surpris de voir l’atelier dans une telle effervescence. Mais comprenant ce qui se passait, et tout heureux de revoir les lutins dans la fabrique, il leur prêta bien vite main forte. Il attela le traîneau, et y chargea les hottes de cadeaux au fur et à mesure que celles-ci se remplissaient. Peu avant la tombée de la nuit, le soir du 24 décembre, l’attelage était prêt à partir.

L’homme au costume gris avait vite été libéré. Les lutins s’étaient rendu compte qu’il ne leur servirait à rien pour sauver Noël. Mais une chose était certaine, il n’aurait pas de cadeau cet année.

Maintenant, tout semblait revenu dans l’ordre. Tobias et Phileas suivirent des yeux le traineau jusqu’à ce que celui-ci disparaisse dans le ciel étoilé. Phileas, se tourna vers son ami :

« Eh ben, dis donc. C’est un sacré boulot qu’on a fait en deux jours. On a bien mérité de se reposer, peut-être même plus que les années précédentes.

— Mais ce n’est pas fini, répondit Tobias. On a encore une chose à faire.

— Quoi donc ? Les cadeaux sont bien partis. Noël est sauvé. Tout est redevenu normal.

— Presque Phileas. Il faut juste qu’on se débarrasse de ce satané ordinateur avant que le Vieux ne revienne ! »

Et d’un pas décidé, Tobias se dirigea vers l’atelier.

FIN