.31 Effacement
(2024-01-01, François Houste)— Ok, mais qu’est-ce que tu vas faire ? Effacer ta mémoire ?
Sa copine avait dit ça à moitié en rigolant. Mais en y réfléchissant bien, Mélisande devait bien admettre que c’était bien une possibilité. La technique existait. L’effacement de la mémoire était un acte radical, certes, mais avait le mérite de clore le sujet une fois pour toute. Après tout, pourquoi pas ?
C’était la suite logique de cette démarche de… non, pas de deuil… cette démarche d’oubli qu’elle avait entamée. Son point final en quelques sortes.
Tout cela avait commencé il y a quelques années déjà, quand les premières accusations avaient été rendues publiques. Rien de bien nouveau, les rumeurs courraient depuis longtemps. X étaient un génie. Soit. Mais c’était également un porc et un gougeât fini. Au sein du public, on louait son sens de l’image, de la mise en scène, sa capacité à transformer l’histoire la plus banale en un déchaînement d’émotions. Son habileté à transporter son audience d’un éclat de rire au jaillissement d’une larme en quelques plans soigneusement travaillés. Son talent. Son génie. Il n’y avait pas réellement d’autres mots. Mais dans le petit milieu du cinéma, chacun savait l’homme détestable. Son ego démesuré – à hauteur de son génie disait d’ailleurs ses zélateurs. Mais aussi sa façon de traiter n’importe quel subalterne comme la pire des merdes, et surtout ses comportements de vieux macho lubrique et vicieux avec ses actrices principales.
Les rumeurs sortaient parfois du petit milieu, et s’étalait alors dans la presse.
Très jeune, Mélisande, elle, aurait aussi aimé faire du cinéma. Pas être actrice. Être comme X derrière la caméra et façonner des histoires. Mais elle n’en avait jamais réellement eu l’opportunité. À vrai dire, elle n’était pas née dans le bon milieu pour ça, et n’avait jamais vraiment eu l’audace de ses rêves. Alors, elle restait seulement une passionnée, s’achetant chaque mois les revues spécialisées que la buraliste de la petite ville lui mettait de côté. Se rendant dès que possible au multiplex de la métropole voisine pour se faire deux ou trois séances de suite. Veillant tard à chaque diffusion télévisée d’un classique qu’elle n’avait jamais vu. Ou qu’elle avait déjà vu dix fois. Peu importait. Vivant, respirant, transpirant pour le cinéma.
X avait été une des révélations de la fin de son adolescence. Comme beaucoup de spectateurs et de spectatrices, elle n’avait pas été insensible à son génie. Avant de voir, un soir où ses parents étaient sortis peu importe où, cette comédie romantique intimiste, seule sur le grand canapé du salon familial, elle ignorait qu’autant de sentiments pouvaient passer par l’étroite lucarne d’une télévision. Elle avait été bouleversée. Réellement. Intimement. Elle aurait dû l’enregistrer, ce film. Elle en garda le regret pendant des mois, jusqu’à qu’une autre chaîne le diffuse et qu’elle profite de cette aubaine pour programmer le magnétoscope familial. Entre temps, elle avait commencé à visionner les autres œuvres de celui qui était devenu son réalisateur-star.
C’était le génie – elle-même utilisait ce mot – dont elle saoulait ses copines le lendemain d’une nuit de binge-watching. On n’utilisait pas ce mot à l’époque, mais c’était déjà ça. Elle enchaînait trois DVD trouvés au vidéoclub qui venait d’ouvrir et arrivait le lendemain, au lycée pro, avec des cernes dignes d’un film d’épouvante. Et un sourire sorti d’une comédie romantique. Elle était vraiment mordue.
C’est à ce moment, pendant son BTS, que les rumeurs ont commencé à enfler. Elles suintaient dans les journaux people ou à scandales. Ceux-là même que Mélisande ne lisait pas. Elle était au-dessus de ces colportages et des ragots. C’est l’art, avec des guillemets, qui l’intéressait.
— Mais quand même, t’as pas lu dans les journaux ? Il paraît qu’il a essayé de la violer pendant le dernier tournage. Que c’est pour ça que le film a pris du retard. Que l’actrice principale s’est barrée.
— Oh, ils déforment tout tu sais dans tes torchons. C’est elle qui doit faire un caprice de star. Et puis, oh, chaque génie a sa part d’ombre, rétorquait alors Mélisande. Qu’importe les conditions de tournage, le prochain film la ferait fondre. Trembler. Frémir. Glissez-ici la liste des émotions que vous souhaitez.
Elle était une fan inconditionnelle. In-con-di-tion-nelle
Elle était alors un peu aveugle, elle devait bien l’admettre aujourd’hui.
Le doute est venu après la sortie du film en question. Elle l’avait vu au cinéma, le soir-même de sa sortie. Et elle devait bien reconnaître qu’il n’avait pas suscité en elle ce torrent d’émotions qu’elle en avait espéré. Pourtant les critiques étaient élogieuses, les autres spectateurs dithyrambiques et les chiffres des entrées de ce premier jour atteignaient des sommets. À en croire tout le petit monde du cinéma, c’était l’Oscar assuré.
C’était peut-être dans la tête de Mélisande que les choses avaient changé. Peut-être.
Deux jours avant la sortie, elle avait entendu à la radio que la première actrice principale du film, celle qui s’était enfuie en plein tournage et avait dû être remplacée au dernier moment, avait porté plainte pour viol. Confirmant les rumeurs dont sa copine avait parlé quelques mois plus tôt. Mélisande avait beau se dire que ce n’était qu’une plainte, que tout ça devait être exagéré, que ça n’enlevait rien à l’incommensurable talent de X… mais cette histoire laissait dans sa tête de fan un petit goût amer. Un léger dérangement. C’est cela qui avait teinté d’aigreur son visionnage de ce nouveau chef-d’œuvre. La magie n’avait pas réellement opéré ce soir-là.
Ce moment féérique, celui où les lumières s’éteignent dans la grande salle et où la réalité disparaît pour céder la place à un imaginaire fabuleux, Mélisande ne l’avait pas vécu. C’était la première fois. Elle en avait vu des navets pourtant, mais au moment où la salle s’obscurcissait, elle s’était toujours laissé bercer pas la Magie du cinéma – avec un très grand M. Elle oubliait tout. Ses peines de cœur, les mauvaises nouvelles, la maladie de son père. Pour user de clichés démodés, le cinéma était bel et bien pour elle ce monde imaginaire sur lequel sa réalité n’avait pas prise. Oui, le pays d’Oz si vous voulez.
Du moins, jusqu’ici.
Un peu avant cette séance, quelque chose semblait s’être brisé. Comme si la gigantesque toile blanche qui s’étendait devant elle dans la salle faisait finalement partie de la réalité, de la vraie vie. Ces histoires de viol dont on accusait le "génie", elles se mêlaient pour elle à l’histoire du couple que l’on voyait à l’écran. Elle ne pouvait s’empêchait de penser à ce que la première actrice, la victime présumée, aurait fait de ce sublime premier rôle. Elle transposait les quelques violences qui parsemaient l’histoire dans le monde réel. Et elle transposait surtout toute la violence du monde réel dans le film. Elle se rendit compte qu’à un moment, au deux-tiers du film environs, elle avait perdu le fil de l’intrigue. Et que ce qu’elle voyait l’écœurait. Elle sorti de la salle avant la fin de la séance. C’était la première fois de sa vie.
Les jours suivants furent étranges pour Mélisande. Elle qui ne regardait jamais aucune chaine d’informations, écoutait peu la radio, ne lisait que les magazines spécialisés, alla jusqu’à risquer une overdose d’actualités. Elle restait comme connectée au monde pour ne rien manquer de l’Affaire. Il faut dire que celle-ci s’accélérait. À la plainte en cours s’étaient ajoutés les témoignages d’autres actrices, elles aussi harcelées, malmenées, violentées par X. D’autres langues se déliaient également. Des techniciens avouant ne pouvoir garder le silence plus longtemps. Tous les espaces publics bruissaient de rumeurs et d’accusations.
Les amis de toujours de X, ses défenseurs, ses zélateurs, étaient de sortie également. Prenant la parole dans les journaux, ils assuraient que celui-ci était rustre, frustre, gouailleur, gaulois en quelques termes, mais que les accusations en cours étaient grandement exagérées. On ne l’avait jamais réellement vu aller au-delà de la blague de mauvais goût. Et puis, quoi. On n’avait rien sans rien. Les "génies" avaient bien droit à leur différence non ? Un peu de tolérance, bon sang. Tout ça la révoltait.
— Je ne peux plus.
— Tu ne peux plus quoi ?
— Je ne peux plus voir ses films. Ça me dégoute, tout simplement.
Mélisande en était là. Les témoignages accumulés, les preuves aussi. Et le procès – le premier d’une longue série – qui avait confirmé toutes les accusations formulées depuis des mois. Tout cela emplissait sa tête et revoir ne serait-ce qu’un seul des longs-métrages qu’elle avait auparavant adorés lui provoquait comme des haut-le-cœur. C’en était fini de cette passion qu’elle avait entretenue depuis sa jeunesse. Elle se le jurait, plus jamais elle ne regarderait une seule œuvre liée de près ou de loin à X. Ce n’était pas la seule d’ailleurs à avoir cette réaction.
Oh bien sûr, on lui avait expliqué bien des fois qu’il fallait dissocier l’œuvre de l’artiste. Que regarder, ne serait-ce qu’un film, n’était pas cautionner les actes de cette ordure. S’il y en avait qui le pensait réellement, tant mieux pour eux. S’ils étaient près aux compromis, voire aux compromissions, tant mieux pour eux. Elle, elle vomissait les tièdes comme on dit. Pour sa santé mentale, par respect pour les victimes aussi, elle ne voulait plus rien à faire avec X. Elle éviterait, toujours, volontairement, et autant que possible, d’être exposée à son œuvre. Elle avait jeté les DVD de ses films qu’elle gardait depuis des années. Elle avait jeté les magazines dont il faisait la couverture. Elle avait conservé cette passion du cinéma bien entendu, même si cela lui avait pris un peu de temps de retrouver sereinement l’ambiance envoutante des salles obscures, tant elle s’était sentie trahie. Mais dans cette passion, qu’elle aurait voulu croire intacte, il y avait un trou béant, qu’elle assurait ne jamais vouloir combler à nouveau. Là où sa passion pour l’œuvre de X battait auparavant, il ne resterait que du vide.
Il y restait autre chose pourtant.
Restaient les émotions.
Restaient les souvenirs.
Mais comment combattre ce qui au final faisait partie d’elle ? Elle ne pouvait oublier les émotions que lui avait procurées ces films. Elle ne pouvait pas non plus couper les liens qui se faisaient dans son cerveau quand, au hasard d’une conversation, les dialogues d’un film qu’elle avait vu dix, cent fois, ressurgissait.
Ce n’était pas tout de ne plus voir son œuvre… X était aussi en elle, il était une partie intégrante de ses souvenirs et de sa personnalité. Qu’elle le veuille ou non, sa passion du cinéma s’était construite, son histoire même s’était construite autour de ce "génie" et de son œuvre. Cela elle ne pouvait l’effacer, ça aurait été perdre une part de soi-même.
On ne peut pas effacer totalement quelqu’un de sa tête, cela reviendrait à se perdre également. Non ?
L’idée germa pourtant dans sa tête.
L’intégrité ne réclamait-elle pas d’elle qu’elle aille jusque-là ?
— Ok, mais qu’est-ce que tu vas faire ? Effacer ta mémoire ?
On ne lui avait posé la question sérieusement.
Mais sa réponse fut sans doute l’engagement le plus sérieux qu’elle formula de toute sa jeune vie.
— Oui.
Conches-sur-Gondoire 1er janvier 2024