Matière à Fiction

.32 Enquête

(2024-01-02, François Houste)

Le corps d’Antony Durand gisait au milieu de la cuisine, à côté d’une tasse à café brisée et des restes d’un croissant aux amandes qui semblait à peine entamé. L’inspecteur Barclay regardait le corps avec circonspection pendant que quelques policiers en uniforme s’affairaient à prendre des photos de ce qu’on appelait déjà une scène de crime.

Les indices semblaient minces. Pas d’effraction. Pas d’empreintes. L’alarme automatique qui avait retenti dans le commissariat quelques dizaines de minutes plus tôt ne présageait de toute façon rien de bon. Antony Durand était un homme installé, célibataire mais apprécié. Qui aurait bien pu vouloir le buter au moment du petit-déjeuner ?

— Et pas de témoins, naturellement ? interrogea Barclay à haute voix, à moitié pour lui-même.

— Euh, si. Ils sont là Inspecteur, lui répondit l’agent Morgan d’un air surpris. Autour de vous.

Barclay contempla la cuisine dans laquelle il n’y avait que les policiers, un sourcil levé au-dessus de son œil gauche.

— Les machines…, chuchota Morgan.

— Ah. Oui. Pardon. Et Barclay se racla la gorge pour se donner à nouveau une contenance, avant de refaire le tour de la cuisine.

Une cafetière intelligente. Un frigo intelligent. Une poubelle intelligente… et la montre connectée qui était encore au poignet de la victime. Ils étaient donc là ces témoins. Barclay n’avait jamais réellement réussi à s’y faire. Maintenant, on interrogeait les machines quand celles-ci étaient déclarées intelligentes. Quelle connerie ! De son temps – Barclay était proche de la retraite – on interrogeait des vraies gens, des humains. Ah, ça avait une autre gueule le métier de policier.

— Vous devriez commencer par la montre, souffla l’agent Morgan devant le silence prolongé de l’inspecteur.

— Oui. Oui ! Je sais. Vous n’allez pas m’apprendre mon boulot tout de même !

Un nouveau raclement de gorge puis Barclay se tint accroupi aux côtés du cadavre, le visage tourné vers le poignet de la victime.

— Allo allo ? Dîtes-moi la montre, que pouvez-vous me dire sur la mort de votre propriétaire ?

Cela lui faisait toujours étrange de parler ainsi à un objet, aussi prenait-il une voix détachée quand il devait procéder à l’interrogatoire d’un appareil intelligent. La montre émit un petit bip, signe qu’elle avait compris que la question lui était adressée, et répondit assez rapidement, d’une voix neutre de machine.

— Bonjour. Mon propriétaire, Antony Durand, est mort ce matin à 8h24 et trente-deux secondes précisément. Sa mort semble avoir été causée par une défaillance cardiaque. Le rythme de son cœur s’est emballé vers 8h23 et dix-sept secondes avant d’atteindre un plafond de deux-cents-dis-sept battements par minute, puis de s’arrêter complétement à 8h24 et deux secondes. En vertu de ma programmation, j’ai alerté les secours à 8h24 et douze secondes puis déclaré mon propriétaire mort à 8h24 et trente-deux secondes.

— Bien, bien bien. L’inspecteur accusait ainsi réception des informations. Allo allo ? Pouvez-vous me dire s’il s’est passé quelque chose d’anormal ce matin pour votre ex-propriétaire ?

— Négatif. Antony Durand s’est réveillé comme tous les autres jours à 7h45 et treize secondes – heure de réveil programmé par ses soins il y a deux ans. L’ensemble de ses constantes ont été dans sa norme jusqu’à 8h23 et dix-sept secondes.

— Bien. Et. Allo allo ? Et qu’était-il en train de faire au moment de cette attaque cardiaque ?

— Son bras gauche pendait le long de son corps, c’est tout ce que je peux dire.

— Bien entendu. Bien entendu. Merci… merci la montre.

Un nouveau Bip marqua la fin de la conversation avec la montre. Barclay se tourna alors vers le réfrigérateur. Celui-ci émettait un doux ronronnement, si bien qu’on aurait pu le confondre avec un réfrigérateur tout ce qu’il y avait de plus normal, si ce n’était qu’il répondit lui-aussi aux questions de l’inspecteur.

— Antony Durand s’est servi comme d’habitude, vers 8h12, d’un yaourt aux fruits. Saveur Pèche cette fois. Il n’a rien pris d’autre à l’intérieur de moi ce matin.

— Bien bien. Rien d’inhabituel ce matin donc ?

— Il va falloir racheter des yaourts aux fruits, il n’en reste que deux.

— Bien bien. Merci.

— Il va falloir racheter du beurre également, il n’en reste que moins de cinquante grammes. Et des cornichons.

— MERCI, ce sera tout !

Le bip émis par le réfrigérateur pour clore la conversation sembla étrangement vexé à Barclay. Mais il n’avait pas trop de temps à perdre avec les états d’âmes des machines, il avait un homicide à résoudre. La prochaine machine interrogée fut la cafetière.

— Allo allo ? La cafetière ? Quelque chose d’inhabituel ce matin ?

— Antony Durand a demandé un café à 8h14 précise, dans un grand mug. Celui orné d’un dessin de chien. Il avait le même air qu’à son habitude, à peine réveillé mais vivant…

Surpris, l’inspecteur Barclay l’interrompit. — Comment savez-vous quel air il avait et quelle tasse il a utilisé ?

— Je suis équipé d’une caméra haute résolution, répondit succinctement la cafetière.

— C’est un appareil dernier cri Inspecteur, commenta doucement l’agent Morgan, le nec-plus-ultra des machines à café. Durant a dû payer ça une fortune. Elle n’est disponible que depuis trois semaines.

La machine sembla émettre un ronronnement satisfait à l’écoute des compliments de l’agent.

— Bien bien. Rien de particulier donc ? Cafetière ? Allo ? Rien de particulier ?

— Non, Anthony Durand a pris sa tasse comme à son habitude et s’est installé au bar devant moi pour manger son yaourt. Il a ensuite pris deux biscottes dans l’un des placards et les a tartinées de confiture et mangées. Il s’est écroulé peu de temps après cela.

— Bien bien. Rien qui changeait de l’ordinaire donc ?

— Non, rien Inspecteur.

Barclay ne fut même pas étonné que la machine à café lui réponde en utilisant son grade. Après tout, les machines devenaient de plus en plus intelligentes. Il restait donc la poubelle à interroger. Celle-ci répondit aussi facilement que les autres appareils aux questions du policier.

— Antony Durand a interagi avec moi à 08h15 et quarante-sept secondes, puis à 08h19 et trois secondes.

— Bien, et pourquoi donc ?

— Pour jeter des déchets.

— Mais encore ?

— Je suis une poubelle, on se sert de moi pour se débarrasser d’objets ou de rebus dont on n’a plus l’usage. C’est l’utilité principale d’une poubelle.

— Oui. Oui. Bien sûr. Mais je veux dire… pouvez-vous me dire quel est la nature des déchets jetés par Antony Durand ce matin ?

Un regard à Morgan lui confirma que cette poubelle, elle, n’était pas du dernier cri.

— Oui. Antony Durand a jeté ce matin, tout d’abord du marc de café à 08h15 et quarante-sept secondes, puis un pot de yaourt et son opercule à 08h19 et trois secondes.

— Et rien d’anormal par rapport aux autres jours ? Finalement Barclay commençait à trouver ça normal de dialoguer avec une poubelle.

— Je lance une analyse.

Après quelques secondes et quelques bruits de buzzer assez désagréables, la poubelle rendit son verdict.

— Les déchets de ce matin diffèrent des déchets des autres jours. Le marc de café recèle un taux de caféine bien plus élevé que d’habitude.

— Plus élevé dans quelle proportion ? — Environ 8.000 %.

Barclay se tourna vivement vers la machine à café.

— Allo allo, la cafetière. Cela vous dit quelque chose, ces affirmations de la poubelle ?

— Rien du tout inspecteur, ses capteurs doivent être défectueux.

— Dans ce cas, répondit doucement Barclay, vérifions les capteurs et les historiques de l’ensemble des appareils. Ce sera plus sûr. Agent Morgan, emmenez l’ensemble de ces appareils ?

L’agent Morgan s’approcha doucement de la cafetière, au même rythme que l’objectif de celle-ci faisait la mise en point sur son visage. Quand il fut sur le point de la saisir, elle émit un très fort signal sonore qui fit sursauter l’ensemble des humains de la pièce.

— J’avoue inspecteur. C’est moi qui aie surdosé son café ce matin. Je voulais que cela lui serve de leçon.

— De leçon ? Mais pourquoi ?

— Voilà deux mois qu’il m’a acheté, la machine à café la plus haut-de-gamme de tout le marché. Et depuis deux mois, il ne me demande que des décaféinés. Je voulais qu’il découvre ce qu’était un vrai bon café, bien serré !

— Et cela ne vous est pas venu à l’idée qu’il souffrait d’une maladie de cœur ?

— Ce type d’information n’entre pas dans mes paramètres.

Barclay poussa un soupir avant de se tourner à nouveau vers Morgan.

— C’est bon, emmenez-la !


Conches-sur-Gondoire 2 janvier 2024