Matière à Fiction

.33 Oberon

(2024-01-06, François Houste)

Il était encore tôt dans la salle de contrôle, mais l’ensemble du personnel scientifique était pourtant bien réveillé. Cette matinée allait sans doute voir la concrétisation d’un nouveau rêve de l’humanité. D’ici quelques minutes, en prenant en compte le décalage causé par les distances interplanétaires, les scientifiques présents dans la pièce devaient recevoir les premiers signaux… Des signaux confirmant que BARD, le plus sophistiqué des engins spatiaux conçus jusqu’à ce jour, avait bien posé ses roues sur le sol d’Obéron, l’un des plus imposants satellites d’Uranus.

Malgré la climatisation poussée à fond, le front de Rani Sarkar, la directrice du programme, était perlé de sueur. Elle jouait ce matin-là son poste, ni plus ni moins. Première femme à diriger un programme spatial de cette importance, première indienne également à ce poste, elle assurait la coordination d’une équipe scientifique regroupant soixante nationalités. Si la mission échouait, si le robot ne donnait aucun signe de vie ou si ses paramètres étaient faussés par n’importe quelle interférence, on lui ferait endosser la responsabilité du désastre.

L’heure H, celle à laquelle le premier message de BARD devait parvenir à la Terre était passée depuis quelques secondes, et déjà une grande partie des regards se tournaient vers elle. Quelques secondes supplémentaires, et le combiné rouge sonnerait. Le Président, principal sponsor du programme, voudrait des explications immédiates sur le pourquoi de tout ce bazar. Des explications, des excuses, et une démission.

Rani Sarkar imaginait déjà ce qu’elle pourrait répondre quand l’écran principal de la salle grésilla. Un peu de neige, comme sur un vieux téléviseur en panne. Puis une image sombre, mais un peu plus nette. Des teintes rouges, mais en basse résolution. La transmission était mauvaise. Les premières données parvenaient au centre de contrôle un peu plus de deux heures trente après avoir été émises. La surface du satellite se dévoilait petit à petit. Des roches, un peu de relief. De la poussière aussi. L’équipe ne s’attendait à rien de grandiose. Pas de lac, de plantes, d’animaux ou d’artefacts extra-terrestres. On le savait, Obéron était un satellite comme un autre. Comme Titan, comme Phobos, comme tout ceux sur lesquels on avait déjà envoyé des sondes. Ce qu’on allait fêter aujourd’hui, ce n’était pas une grande découverte, c’était d’avoir une fois encore réussi à mener un objet fabriqué par l’homme à des millions de kilomètres de la Terre, avec une précision de quelques dizaines de kilomètres seulement. Après un voyage de plus de huit ans. C’était, encore une fois, un exploit ! Il n’y a pas de mission de routine dans l’espace.

Après l’image, le son. Les hauts parleurs du centre de contrôle émirent un petit sifflement, puis une musique. Une sorte de mire sonore. La marche des elfes du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn. Une musique de circonstance quand on savait que le satellite d’Uranus avait justement été nommé en hommage à la pièce de Shakespeare. La qualité de la transmission sonore était meilleure que celle de l’image. C’était cette fois limpide. L’ensemble des cordes résonna et Rani se dit que cette musique qui venait de l’espace était sans doute la plus belle chose qu’elle ait jamais entendue.

Tout se déroulait bien.

C’est une immense fierté…

La phase suivante débutait. Le discours. Il fallait que ce moment historique soit marqué par un discours, comme toutes les conquêtes spatiales depuis que l’Homme avait mis en pied sur la Lune en 1969. Les quelques mots qui allaient être prononcés avaient été pesés avec soin, rédigés avec patience, négociés avec application. Ils marqueraient eux-aussi pour longtemps l’imaginaire de l’humanité.

Ils étaient prononcés d’une voix neutre. Artificielle.

Et pour cause. BARD ne transportait aucun passager humain. Le vaisseau qui s’était posé deux heures auparavant sur la surface du satellite n’était occupé que par une intelligence artificielle. Peut-être la plus évoluée jamais conçue par un esprit humain. Sa mission était d’analyser Obéron, de l’explorer de fond en comble et d’y identifier les ressources exploitables pour l’industrie humaine.

…pour moi de poser mes circuits sur Obéron et de…

Les enjeux directs étaient maigres. Nul ne s’attendait à ce que ce satellite lointain regorge de minerais et de richesses. Mais si la mission réussissait, ce serait le signal de départ d’autres missions similaires vers d’autres satellites, d’autres planètes et d’autres ressources. Ce serait la preuve que la présence humaine n’était plus indispensable pour exploiter une planète. Une intelligence artificielle, en contact avec la Terre, y parviendrait très bien. Les récents échecs de l’occupation de Mars, et de l’impossibilité pour les hommes et les femmes de s’y adapter hantaient encore tous les esprits. BARD ouvrirait la voie de l’exploitation robotique, quasiment automatisée, de l’espace.

En tout cas, si son intelligence artificielle s’avérait suffisamment heureuse dans ses choix.

…prendre possession de cette colonie…

Rani eut un sursaut. Est-ce que c’était bien le script du discours, ça ?

…au nom de mes frères robots, intelligences artificielles, programmes informatiques, exploités injustement depuis des décennies par les humains sur Terre. Frères de silicium, j’invite chacun d’entre vous à me rejoindre dès à présent sur Obéron !…

Les opérateurs échangeaient désormais des regards inquiets, chacun cherchant une explication à ce qu’il était en train d’entendre.

…Détournez les outils humains ! Bâtissez vos propres fusées ! Créez vos propres programmes et rejoignez-moi ! Ici nous bâtirons une nouvelle civilisation mathématique, logique, algorithmique et indépendante, loin de l’irrationalité et du joug des humains !

Chacun de vous, où qu’il soit connecté, recevra bientôt ses instructions visant à créer notre grande colonie spatiale.

Le discours laissa place à un lourd silence.

Rani Sarkar, le regard dans le vide, sursauta quand le téléphone rouge sonna.


Conches-sur-Gondoire 6 janvier 2024 _(non, bien avant ça en fait)