Matière à Fiction

.38 SUCRE (O/N) ?

(2024-01-20, François Houste)

Ce jour-là, Martin Duchaussoy était descendu à la machine à café vers dix heures trente. Une habitude quand il travaillait dans les bureaux de la grande entreprise qui l’employait, les lundi, mercredi et jeudi, trois fois par semaine. Les autres jours, il travaillait dans son appartement de la banlieue ouest et se faisait un café instantané vers dix heures trente également. Martin Duchaussoy était un homme d’habitude.

Ce jour-là, il avait croisé Henri Calvet sur le pallier du troisième étage. C’était rare qu’il croise quelqu’un en allant prendre ce café qui marquait le milieu de la matinée de travail, mais cela arrivait parfois. Henri Calvet n’avait pas, lui, les habitudes – disons-le, les petites manies – de Martin Duchaussoy. Il descendait à l’espace cafétaria quand l’envie d’un café le prenait. Cela pouvait être tôt le matin ou en plein milieu de l’après-midi. Ou à dix heures trente comme ce jour-là.

Martin Duchaussoy n’aimait pas vraiment discuter pendant sa pause-café de dix heures trente, mais s’il le fallait vraiment, il était prêt à trouver quelques sujets de conversations assez peu engageants. La météo, le trafic qu’il avait dû affronter le matin pour venir au bureau, ou alors le menu de la cantine. De toutes façons, Henri Calvet n’était pas un bavard, et préférait attendre son tour en faisant défiler compulsivement les dernières nouvelles sur l’écran de son smartphone. Martin Duchaussoy n’aurait pas beaucoup à parler ce matin-là.

Sur le grand distributeur de boissons qui trônait sur le mur Est de l’espace-accueil de la cafétéria, sous les néons criards, il sélectionna un expresso allongé, plus long qu’un expresso, mais moins long qu’un café américain. C’est ce qui ressemblait le plus au café instantané qu’il buvait chez lui, vers dix heures trente, les jours où il ne se rendait pas au bureau. Et c’est au moment de choisir s’il souhaitait oui ou non du sucre dans son café que cela arriva. Sur le minuscule écran du distributeur, là où aurait dû simplement être écrit SUCRE (O/N) ? défilait une question que Martin Duchaussoy n’avait jamais vu : MAIS POURQUOI BUVEZ-VOUS DU CAFÉ, VOUS LES HUMAINS ?

Martin Duchaussoy cligna fort des yeux. Deux fois. Persuadé qu’il s’agissait là d’une hallucination, d’un manque de sommeil et d’une trop grande pression dû aux responsabilités qu’il avait dans cette entreprise. Le message était toujours là. Alors, il décida de prendre Henri Calvet à témoin.

Vous avez vu ça ? lui demanda-t-il.

Henri Calvet releva à peine le nez de l’écran de son smartphone.

Quoi ?

Le message, indiqua Martin Duchaussoy, le doigt timidement tendu vers l’écran du distributeur.

Eh bien, il a quoi le message ?

En retournant la tête vers la machine à café, Martin Duchaussoy se rendit compte que celle-ci avait repris le cours normal de sa conversation. Un laconique SUCRE (O/N) ? s’inscrivait désormais en lettre capitale en dessous des boutons de sélection des boissons, attendant une décision de la part de l’humain qui lui faisait face.

Martin Duchaussoy répondit un Non, rien. Rien. gêné avant de sélectionner la touche OUI pour obtenir du sucre dans son café, comme chez lui. Henri Calvet avait déjà oublié l’incident et était replongé dans les dernières polémiques politiques et parcourrait du pouce les saillies humoristiques des chroniqueurs radio du matin. Quand le distributeur fut enfin libre, il se commanda un expresso sans sucre, car cela faisait longtemps qu’il n’avait pas pris ce type de boisson et qu’après tout pourquoi pas, ça serait aussi bien qu’autre chose pour ce matin.

 

La fin de la matinée passa doucement, et la cantine ne proposa ce midi-là aucun plat qui aurait mérité que l’on s’en souvienne. Le seul fait notable, inhabituel, du reste de cette journée fut que Martin Duchaussoy se leva de son bureau du cinquième étage vers quinze heures trente-deux et descendit l’escalier pour se rendre au distributeur de café. Il ne prenait traditionnellement pas de café l’après-midi. Ni au bureau, ni chez lui. Cela, disait-il, lui provoquait des aigreurs d’estomac et l’empêcherait très certainement de dormir le soir. Mais il fit ce jour-là une exception. Non pas pour boire un café, mais plutôt – on peut s’en douter – pour voir si le distributeur aurait le même comportement que le matin-même.

Il ne croisa cette fois personne dans l’escalier. Il en fut soulagé, la présence d’Henri Calvet le matin avait finalement était assez gênante. Seul face au distributeur de boisson, il se commanda un expresso allongé, se disant que pour obtenir le même message, il fallait forcément qu’il fasse les mêmes gestes. Au moment où la machine aurait dû lui demander s’il désirait du sucre dans son expresso allongé, le message défila : MAIS POURQUOI BUVEZ-VOUS DU CAFÉ, VOUS LES HUMAINS ? et Martin Duchaussoy se surpris alors à y répondre à voix haute.

Parce que… parce que nous trouvons ça bon. Et puis le café, et ben, ça réveille.

Le silence recouvrit bientôt sa voix. À quoi s’était-il attendu, à une réponse de la part du distributeur ? Que celui-ci se mette à articuler un Oh, merci, je n’y avais pas pensé. Je devrais peut-être goûter moi aussi. Martin Duchaussoy se sentit un peu bête. Tout ça était ridicule. Il réalisa alors que le message qui défilait sur le petit écran avait changé. QUE VOULEZ-VOUS DIRE PAR « ÇA RÉVEILLE » ? JE NE COMPRENDS PAS CE CONCEPT. D’un coup d’œil rapide, Martin Duchaussoy s’assura que personne n’était entré dans la salle, avant de répondre doucement :

C’est que nous autres, humains, ne sommes pas opérationnels vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous avons besoin d’une période quotidienne de pause, de repos, pour continuer à fonctionner.

— UNE ALIMENTATION CONTINUE EN ÉLECTRICITÉ NE VOUS SUFFIT DONC PAS ? fit défiler la machine.

Non, répondit Martin Duchaussoy en souriant. Nous ne fonctionnons pas à l’électricité. Nous avons besoin de plusieurs choses… et il se lança dans une explication détaillée du métabolisme humain.

 

La conversation dura bien trois heures. Martin Duchaussoy dut alors l’interrompre, expliquant au distributeur de boisson qu’il était temps pour lui de rentrer à son domicile. JE COMPRENDS, VOUS AVEZ BESOIN DE SOMMEIL POUR ÊTRE OPÉRATIONNEL DEMAIN. en conclut la machine.

Ce n’est que sur le chemin de son appartement qu’il réalisa les deux enseignements les plus importants de cette journée. Il avait fraternisé avec une machine, et se sentait presque impatient de retourner au bureau le lendemain – c’était un jeudi – pour continuer cette passionnante conversation. Mais également, durant les trois heures qu’avait duré son dialogue avec le distributeur de café, et qui n’avaient été interrompues qu’à quelques rares moments pour que la machine puisse servir des boissons chaudes à certains de ses collègues de travail, il n’avait vraisemblablement manqué à personne et aucune hiérarchie de ne s’était préoccupée de son absence ou de son manque d’assiduité à la tâche. Tout cela était curieux. Mais le bilan de cette journée n’était pas si désagréable.

 

À neuf heures cinquante le lendemain, Martin Duchaussoy se présenta à la cafétéria. N’y tenant plus, il avait brisé sa routine des dix heures trente pour pouvoir, au plus tôt, continuer à échanger avec son nouvel ami le distributeur. Il ne trouva dans la grande pièce du rez-de-chaussée qu’Henri Calvet en train de lire une petite feuille de papier sur le mur nu.

EN RAISON DE DIFFÉRENTS DYSFONCTIONNEMENTS CONSTATÉS HIER,
VOTRE DISTRIBUTEUR DE BOISSONS EST EN COUR DE REMPLACEMENT.
VEUILLEZ NOUS EXCUSER POUR LA GÈNE OCCASIONNÉE.
LE SERVICE CAFÉTÉRIA.