Matière à Fiction

.39 LE meilleur café du monde

(2024-02-19, François Houste)

La machine était flambant neuve. À peine sortie de l’emballage. Une incroyable machine-à-café-barista-intelligente-à-commande-vocale. Le genre d’appareil qui allait rendre fou de jalousie son beau-frère, ce gros prétentieux qui ne jurait que par sa petite cafetière à moka et par ses grains « soigneusement sélectionnés en Amérique-du-Sud » et importés par un torréfacteur artisanal de sa connaissance. Foutaise tout ça ! La publicité l’annonçait : si l’on voulait préparer LE meilleur café du monde, c’était cette machine-là qu’il fallait posséder. Et Édouard Colin la possédait désormais. Il l’avait payée une véritable fortune. Avait attendu quelques mois avant qu’elle ne lui soit livrée. Mais dans quelques petites minutes, il allait pouvoir déguster, lui, LE meilleure café du monde !

Le mode d’emploi qui accompagnait l’appareil était écrit dans un langage obscur. Chinois. Japonais. Un truc vraisemblablement asiatique. Mais peu importait. Édouard Colin n’était pas idiot et se doutait bien que la première des choses à faire était de brancher la machine sur le secteur. Ce qu’il avait fait immédiatement après avoir posé celle-ci à son emplacement définitif, sur le grand plan de travail de la cuisine. Le petit écran, situé juste au-dessus de ce qui devait être le verseur, s’était alors allumé et le dessin d’une tasse à café vide y était apparu, surmonté d’un message : INITIALISATION. Au moins, l’écran affichait ses informations en français. Ou en anglais. C’était possible aussi.

Il allait sans doute falloir patienter quelques instants. La petite tasse dessinée à l’écran se remplit doucement de café puis, une fois pleine, deux ailes blanches lui poussèrent de chaque côté de son anse... La tasse prit son envol vers la gauche et une nouvelle tasse vide apparut, avant de commencer à se remplir elle aussi… Édouard Colin avait déjà compté vingt-sept tasses et menaçait de s’endormir quand le message INITIALISATION disparut, remplacé par le mot SETTINGS. La cafetière parlait anglais.

C’est après trois tasses supplémentaires – fort heureusement, les tasses du meilleur café du monde – que l’écran formula sa toute première demande : l’accès au réseau Wi-Fi. Logique, pour une cafetière intelligente et connectée. Édouard Colin alla chercher sur le panneau de liège de l’entrée le petit papier sur lequel était noté le code à 24 caractères qui autorisait l’accès au Net dans l’appartement. Restait à le saisir. Après quelques essais et fausses manipulations, Édouard Colin comprit que, pour chaque caractère du code, le bouton Plus de sucre permettait de faire défiler l’alphabet dans l’ordre croissant. Moins de sucre dans l’ordre décroissant. Les deux boutons de réglage de la température de l’eau servaient eux à valider un caractère et à passer au suivant, ou au contraire à effacer le caractère précédent et à corriger une erreur – étrangement, le + servait à annuler et le ¬– à valider. Le bouton de demande d’un café servait lui… à provoquer un grognement sourd suivi de brefs bips très aigus de la part de cafetière dont les réservoirs d’eau et de café était encore vides. Édouard Colin toucha ce bouton à quatre reprises au cours de sa manipulation, sursautant à chaque fois. Il lui fallut trois tentatives, ou peut-être quatre, il n’avait pas réellement compté, pour réussir à saisir le code en entier. L’écran afficha alors le message CONNECTED, en vert, pendant quelques secondes. Sous ce mot, une tasse à café arborait désormais un large sourire et des yeux brillants tels qu’on les dessinait dans les mangas japonais.

USE YOUR SM… le nouveau message défilait trop rapidement pour qu’il fut possible de le lire en une seule fois. SMARTPHONE … YOUR ACC… UR APP. À force de concentration, Édouard Colin comprit quelle était la prochaine étape : installer sur son smartphone l’application du fabricant de sa nouvelle cafetière et y créer un compte. Le temps de retrouver ledit smartphone – c’est étrangement toujours quand il en avait besoin qu’il ne savait plus où il l’avait posé – et de réaliser que celui-ci n’avait plus de batterie, de trouver un chargeur – celui qu’il n’avait pas rangé dans le tiroir du buffet la dernière fois qu’il s’en était servi – et… c’était presque bon. L’application s’installa assez rapidement. Édouard Colin eu une petite crainte quand la barre de progression sur l’écran s’arrêta quelques dizaines de secondes sur le chiffre des 94%, mais tout rentra assez rapidement dans l’ordre. La création du compte était une formalité. Il suffisait de saisir son nom, son prénom, son numéro de téléphone, une adresse électronique, ainsi que le numéro de série de la cafetière qui se trouvait sur une étiquette sous l’appareil pour accéder au bouton permettant l’activation de la machine. Édouard Colin en profita pour parcourir quelques autres réglages qui étaient désormais disponibles sur son smartphone : la langue utilisée par la cafetière, mais également des préférences diverses sur les types de boissons chaudes qu’il préférait boire ou le type de grains qu’il comptait mettre dans le réservoir. Ignorant la différence entre les options proposées, il sélectionna le nom des grains qu’utilisait son beau-frère, avant de vérifier sur le paquet de café qu’il avait acheté à la supérette du coin la veille au soir qu’il avait opté bien involontairement pour tout autre chose. Mais peu importait finalement, quel que soit le type de café qu’il utiliserait – y avait-il d’ailleurs une vraie différence entre les différents types de café – sa nouvelle cafetière lui fournirait LE meilleur café du monde.

Ignorant le prochain message, Édouard Colin se dépêcha de verser de l’eau dans le réservoir de la cafetière et quelques grains de café dans le bac qui la surplombait. Jaugeant le volume versé, il en ajouta quelques-uns. Puis encore quelques-uns, jusqu’au moment où le sac lui échappa des mains et répandit le reste de son contenu sur le plan de travail. Merde ! Le temps de récupérer les derniers grains qui avaient roulé sous le micro-onde, la machine avait affiché un nouveau message : SELECT YOUR BOISSON. La traduction n’était a priori pas très au point, mais peu importait… Bientôt coulerait LE meilleur café au monde ! Quelques nouvelles pressions sur quelques boutons lui permirent de sélectionner un double expresso et de valider sa demande. Un lent bip ! accueillit la commande.

Et le smartphone d’Édouard Colin vibra sur le plan de travail où il l’avait laissé. Une notification venait de s’y afficher : To enjoy the beverage you just order, please justify of your age in your app parameters. Complete your profile now. Le formulaire caché derrière ce message invitait ses utilisateurs à prouver qu’ils étaient majeurs et leur demandait de se prendre en photo, le visage aux côtés de leur carte d’identité ou de leur passeport, afin d’assurer la machine qu’ils étaient bien en âge de se servir un café. Édouard Colin poussa un profond soupir et alla chercher ses papiers d’identité dans son portefeuille avant de poser devant l’objectif de son téléphone. La fenêtre de la cuisine formait malheureusement un contre-jour. La reste de la pièce était trop sombre. Changeant de position à trois ou quatre reprises, il mit quelques minutes à trouver un endroit dans son appartement où l’éclairage permettait la reconnaissance par l’application de sa carte d’identité. La validation arriva tout de même et une fois portrait et papier acceptés, la machine émit un nouveau bip ! avant de faire couler LE meilleur café du monde !

C’est à ce moment qu’Édouard Colin se rendit compte qu’il avait oublié de placer une tasse sous le verseur de la machine. Après un nouveau soupir, il fixa un instant l’horloge de la cuisine. Il était de toutes façons trop tard pour un café.


Conches-sur-Gondoire 19 février 2024