Matière à Fiction

.42 Grosse Semaine

(2024-03-31, François Houste)

Lundi matin.

Un peu avant dix heures, Annie passa une tête par la porte du bureau.

Salut, comment était votre week-end ? et sans laisser le temps à quiconque de donner la moindre réponse, vous venez prendre un café ? J’ai amené les viennoiseries pour bien démarrer la semaine !

Comme pour illustrer son propos, elle agita le sac en papier rempli de mini-croissants et de pains au chocolat qu’elle tenait à la main. Un peu comme on attire un chien à soi en secouant un paquet de croquettes.

C’était le premier jour de Jérôme dans l’équipe. Il avait été accueilli une heure auparavant par l’équipe RH qui lui avait rapidement présenté les collègues avec lesquels il partagerait son quotidien. Brigitte, qui s’occupait de la compta des fournisseurs. Michel et Quentin, tous deux en charges des clients et de quelques affaires courantes de l’entreprise. Julie, qui s’assurait que la paie était versée en temps en heures, et qui avait eu besoin de renforts tant l’activité de l’entreprise était florissante. Jérôme était-là pour ça : Responsable Paie Adjoint dans la plus grande société de production de snacking sucrés et salés de la région. C’était son nouveau poste. Annie, quant à elle, était la chef de service.

Julie s’était déjà levée et Jérôme avait dû s’écarter du bureau pour la laisser passer. Ses autres collègues s’extirpaient également de leurs fauteuils et s’apprêtaient à emboîter le pas à leur supérieure quand celle-ci se retourna.

Tu viens Jérôme ? Le petit-déj du lundi, c’est sacré tu sais. C’est un moment important pour l’équipe.

Elle avait dit ça avec un grand sourire. Surmontant sa timidité, Jérôme avait souri poliment et s’était levé lui aussi, suivant le reste de l’équipe à la cafétaria. Il y avait pris un café noir, sans sucre, et grignoté quelques viennoiseries en répondant aux questions de ses collègues sur ses boulots précédents, ses loisirs, et ses plats préférés.

Mardi, début d’après-midi

Le repas de midi avait été un peu lourd. Dans la zone industrielle où se trouvaient les bureaux, on avait le choix entre une enseigne spécialisée dans la pomme-de-terre, une pizzéria, un fast-food dont les odeurs de friture couvraient celles de la station d’épuration toute proche, et puis la brasserie traditionnelle dans laquelle s’arrêtaient en général les chauffeurs routiers avant de repartir vers leur prochaine destination.

C’est mardi, c’est brasserie ! avait clamé Michel dans le bureau vers 11h15. Je réserve pour cinq ?

Ce sera sans moi pour cette fois, avait répondu Quentin. J’ai un truc à faire ce midi.

Michel avait donc réservé pour quatre.

Le mardi était le jour où la petite équipe des services généraux se retrouvait et prenait le temps de discuter des derniers potins de l’entreprise tout en dégustant une formule-traditionnelle-entrée-plat-dessert à 19,50 €. Le patron était affable et avait offert cette fois un petit verre de rosé en apéro. Pour le petit nouveau, avait-il annoncé en tapant sur l’épaule de Jérôme. La patronne était généreuse et avait amené un rab de frites pour éponger la sauce accompagnant la pièce de bœuf. Prenez, servez-vous, y’a du stock en cuisine, avait-elle commenté en voyant l’assiette vide de Jérôme. Il avait repiqué une frite avec les doigts, en faisant merci d’un hochement de tête, juste avant que Brigitte ne s’empare du plat et ne se resserve généreusement.

Une mousse au chocolat et un café-amande-petit-biscuit plus tard, Jérôme était retourné au bureau un peu somnolent, suivant le reste de la troupe. Quentin, lui, était déjà revenu et les attendait à côté de son bureau sur lequel trônait un magnifique fondant au chocolat.

C’est une nouvelle recette, vous m’en direz des nouvelles, avait-il déclaré en commençant à en couper des parts.

La pâtisserie, c’est la grande passion de Quentin, avait glissé Julie à l’oreille de Jérôme. Et il est vachement doué mine de rien.

Un jour, il va démissionner et ouvrir son propre salon-de-thé. C’est sûr, avait renchéri Annie avec un clin d’œil.

Tout le monde avait rigolé des dénégations de Quentin. Jérôme lui, avait été tenté de refuser l’assiette et la petite cuillère que Quentin lui tendait. Mais devant ses supplications – Tu goûtes et tu me dis vraiment ce que tu en penses. Eux, ils veulent pas le dire quand c’est mauvais, ils veulent pas me vexer ! – il n’avait pas résisté longtemps.

Et oui, le fondant méritait une très bonne appréciation.

Mercredi, fin de journée.

17h30. Jérôme avait commencé à ranger ses affaires quand Julie s’était adressée à lui. — Tu pars déjà ? C’est le départ en retraite de Mehdi aujourd’hui.

Mehdi ?

Mehdi, c’est le plus ancien contremaître de l’usine. Michel s’était incrusté dans la conversation. Il était déjà dans la boîte alors que j’étais même pas né. Il a connu l’ancien président, le fils du fondateur. Il est tellement vieux qu’à mon avis, quand il a été embauché, on faisait encore tout à la main.

On lui a réservé une petite surprise, avait repris Julie. Toute l’usine sera là, ce serait dommage que tu rates ça. On va y aller maintenant si tu veux, ça devrait commencer dans dix, quinze minutes.

Jérôme avait reposé son sac et suivi Julie, Michel et Brigitte dans la grande salle commune du rez-de-chaussée. Je finis un truc, je vous rejoins après, s’était excusé Quentin. Sur le mur du fond de la pièce, une grande banderole souhaitait une JOYEUSE RETRAITE à Mehdi. Et sous la banderole, une longue série de tables pliantes décorées de nappes servait de buffet. Une partie des employés étaient occupés à y déposer des bouteilles de vin, des canettes de bière, des gobelets, des plateaux de charcuterie, du fromage, quelques plateaux de petits-fours, des biscuits apéritifs. Le tout, semblait-il, en bien trop grande quantité pour la quantité de personnel du bâtiment.

Viens, je te présente.

Julie et le petit groupe s’était dirigé vers un attroupement juste devant le buffet. Au centre, un vieux monsieur, petit mais assez large, bedonnant pour tout dire, répondait doucement aux félicitations de ses collègues.

Mehdi ? Je te présente Jérôme. C’est notre nouvelle recrue à la compta. Il a commencé lundi.

Enchanté, avait balbutié Jérôme.

Bonjour, avait répondu calmement Mehdi en lui serrant la main

Un flash avait alors ébloui le petit groupe. Quelqu’un que Jérôme ne connaissait pas venait de prendre une photo de leur rencontre. Le grand ancien et le petit nouveau sur la même photo, ça fera un beau souvenir ! s’était exclamé cette personne avant que de grands Aaaaah ! ne retentissent dans la salle et que tout le monde ne se tourne vers la porte. Quentin venait d’entrer, apportant sur un plateau un gigantesque gâteau dont la forme reprenait le logo de l’entreprise.

La soirée débuta avec un petit discours de Mehdi, qui n’hésita pas à partager quelques anecdotes croustillantes sur ses années de travail. Sur l’époque où la production de gâteaux salés n’était pas encore entièrement automatisée et où il s’autorisait à prélever quelques "spécimens" sur la chaîne de production. Seulement pour s’assurer de leur qualité ! Par conscience professionnelle ! compléta quelqu’un dans la foule. Tout le monde rit de bon cœur.

Mehdi évoqua également les collègues qui, malheureusement, n’avaient pu se joindre à la fête. Un dénommé Luc notamment qui avait, à ce que Jérôme avait compris, subit un triple pontage une semaine plus tôt.

Mais malgré cela, la bonne humeur ce soir-là fut aussi abondante que la nourriture et la boisson.

Jeudi, milieu de matinée.

Il était seul avec Quentin ce matin-là dans le bureau. Malgré l’heure un peu avancée, Michel et Brigitte n’étaient pas encore arrivés et Julie venait de s’absenter. Jérôme, lui, planchait sur les derniers papiers administratifs nécessaire au départ de Mehdi quand la porte s’ouvrit.

Joyeux anniversaire ! Joyeux anniversaire !

Annie, la chef de service, s’avança dans la pièce, portant une large assiette sur laquelle se trouvait un gâteau orné de nombreuses bougies allumées. Julie, Brigitte et Michel suivaient avec deux bouteilles de champagne et quelques flûtes.

Joyeux anniversaire Quentin ! Joyeux anniversaire !

Le gâteau devant lui, Quentin souffla rapidement les bougies et Jérôme se joint aux applaudissements de l’ensemble de l’équipe. Quelques personnes, membres d’autres services, passèrent la tête dans l’encadrement de la porte et furent invités à se joindre au petit groupe.

Vous n’auriez pas dû, se défendit Quentin. Vraiment, il ne fallait pas.

Attends d’avoir goûter avant de nous remercier, lui répondit Brigitte avec un large sourire. C’est certain que ça ne vaut pas tes pâtisseries, mais on l’a fait avec beaucoup de plaisir.

Et ceci, c’est de la part de toute l’équipe, compléta Michel en tendant un petit paquet bien emballé.

Quentin ouvrit rapidement son cadeau : un joli tablier sur lequel était écrit les mots "Chef Quentin !" agrémenté de divers dessins d’ustensiles de cuisine. Le bruit d’un bouchon de champagne coupa la nouvelle salve de remerciements et lança la dégustation du gâteau. Jérôme en pris une petite part et dû bien reconnaître qu’il n’avait ni la légèreté, ni la subtilité de celui qu’il avait pu goûter la veille ou deux jours plus tôt. L’intermède ne dura que quelques dizaines de minutes avant que chacun ne reprenne son travail… et que Michel ne demande à la cantonade :

C’est jeudi, c’est brasserie ?

Vendredi, l’après-midi

Julie et Jérôme s’étaient isolés dans une salle de réunion pour dresser le bilan de cette première semaine au sein de l’équipe. Julie s’était déclarée satisfaite du travail accompli. D’après elle, il s’adaptait vite et découvrirait rapidement les petites particularités de l’entreprise. Jérôme n’avait pas rencontré de grandes difficultés dans les missions qu’on lui avait confiées et semblait plutôt enthousiaste pour la suite.

De retour dans le bureau de la compta, ils trouvèrent Annie, Michel et Quentin debout devant le bureau de Brigitte, sur lequel étaient posés un paquet de chips, une grande boîte de bonbons et quelques canettes de soda et de bière.

C’est le week-end, ça se fête, non ? leur expliqua Brigitte.

Vendredi soir.

Chez les parents de Jérôme, le dîner se terminait. Alors qu’il se levait pour débarrasser les assiettes, sa mère l’interrompit en posant sa main sur son bras :

Tu n’as pratiquement pas touché à ton assiette. Tu as des soucis ? Ça ne se passe pas bien ton nouveau travail ?


Conches-sur-Gondoire / 31 mars 2024