Matière à Fiction

.46 Shutdown – chapitre 1

(2024-04-18, François Houste)

“Our house is a very, very, very fine house with two cats in the yard
Life used to be so hard
Now everything is easy 'cause of you”

(Crosby, Stills, Nash & Young – Our House)

La maison était à présent presque vide. A l’exception de quelques cartons et d’un ou deux meubles, il ne restait quasiment rien à déménager. Encore un petit après-midi de travail, et cette vieille demeure victorienne des hauteurs de San Francisco pourrait être rapidement rénovée et vendue. Il y avait beaucoup de demandes pour ce type de maison, l’affaire serait sans doute vite réglée.

Andy Prescott déambulait entre les différentes pièces, ne sachant trop quoi faire pour aider. Son regard s’attardait sur l’empreinte d’un cadre sur le mur, sur un bout de papier-peint arraché ou sur les marques laissées par un meuble sur le parquet. Chacune de ces traces évoquait chez lui des souvenirs. Cette maison, il l’avait pour ainsi dire toujours connue. Depuis sa naissance, il y avait passé de nombreuses vacances, célébré beaucoup d’anniversaires. Cette maison de San Francisco, c’était celle de son grand-père. Papy-John.

Tout petit, quand ses parents habitaient encore un appartement en banlieue, il y passait le plus clair de ses journées, gardé par ses grands-parents. Il pouvait encore voir, presque effacées sur le mur de la cuisine, les marques que traçait sa grand-mère pour lui montrer à quel point il grandissait vite. Plus tard, quand avec sa sœur Lana et ses parents, il avait déménagé à Reno, c’est lui-même qui avait insisté pour revenir passer des vacances avec Papy-John et Mamie-Lilly. Chacune de ces vacances étaient comme d’une succession de bons moments. Il se souvenait, entre autres, de la préparation des repas en famille. Pour Mamie-Lilly, il était hors de question de faire la cuisine seule. Enfant des sixties, la grand-mère d’Andy s’était battue avec tant d’autres pour les droits des femmes. Alors, hors de question même à plus de soixante ans d’endosser un rôle de femme au foyer. Alors, préparer le dîner était toujours un moment convivial et Andy, même quand il n’avait que dix ans, mettait toujours mis la main à pâte.

Après la mort de Mamie-Lilly, emportée par un cancer il y avait déjà cinq ans, Andy avait continué à venir en vacances chez son grand-père. Il se souvenait des longs moments qu’ils passaient ensemble à écouter de la musique. Papy-John aimait à partager sa collection de vinyles, comme autant de souvenirs de sa jeunesse, et faire découvrir à son petit-fils des groupes et des sons que celui-ci n’aurait jamais cherché sur Spotify ou YouTube. Tout n’était bien sûr pas du meilleur goût, et parfois Andy aurait préféré simplement écouter du hip-hop ou du Bruno Mars sur son smartphone… mais Papy-John aimait tellement ces moments passés ensemble qu’Andy écoutait alors poliment ces vieux chanteurs, assis dans l’un des fauteuils du grand salon, au rez-de-chaussée.

Andy se souvenait aussi des balades dans les rues de la ville, Papy-John connaissait des anecdotes sur chaque quartier et chaque coin de rue, du vieil embarcadère des ferries au Golden Gate Park. Il se rappelait des parties d’échec que son grand-père aimait faire sur Market Street. C’est en regardant Papy-John affronter d’autres joueurs qu’Andy avait petit à petit compris les subtilités du jeu. Et pourtant, en 10 ans, il lui semblait n’avoir vu gagner son grand-père que deux fois.

A 17 ans passés, Andy se serait bien vu passer encore un été chez son grand-père. Ça aurait été le dernier été avant l’Université, et sans doute la dernière occasion de passer les vacances à San Francisco. Ses dossiers d’inscription à différents campus avaient été envoyés depuis quelques semaines. Andy attendait les réponses, mais il savait que ses résultats lui permettaient d’envisager une université prestigieuse de l’est du pays : Princeton, Yale, peut-être même Harvard. Une fois installé sur la côte Est, loin de sa famille, Andy ne reviendrait sans doute que rarement dans l’ouest du pays. Mais ce dernier été avec son grand-père lui semblait désormais impossible.

L’accident était survenu quelques semaines plus tôt, un samedi. C’était en fin de matinée que le téléphone avait sonné. C’était Mme Truong l’une des amies de Papy-John qui avait appelé. En rendant visite au grand-père d’Andy comme tous les matins, elle avait été surprise de trouver les volets fermés. Papy-John était pourtant un lève-tôt. Inquiète, après avoir sonné et frappé plusieurs fois à la porte sans réponse, elle avait appelé les secours. Quand ceux-ci étaient arrivés, après avoir enfoncé la porte d’entrée, ils avaient trouvé le grand-père d’Andy couché sur le sol de la cuisine, inanimé. Mme Truong s’était très vite montrée rassurante : Papy-John était à l’hôpital, entre de bonnes mains. Les médecins restaient vagues sur l’origine du malaise mais assuraient que les jours de grand-père n’étaient pas en danger. Après quelques temps en observation, il pourrait sans problème ressortir.

Il n’en fallait pas plus pour qu’Andy et ses parents partent immédiatement pour San Francisco. Après presque cinq heures de route, ils étaient au chevet de grand-père. Rassurés par les examens rapides effectués par les médecins, toute la famille raccompagnait Papy dans sa maison dès le lendemain.

Jessica, la mère d’Andy et la fille de Papy-John, insista pour rester à San Francisco quelques jours de plus alors que le reste de la famille rejoignait Reno. C’est au cours de ces quelques jours que tout se décida. La mère d’Andy se rendit vite compte que John avait des moments d’absence, et d’autres où il semblait confus, incohérent. Il était difficile pour Jessica d’imaginer que son père puisse encore vivre seul dans ces conditions. Une solution fut bien vite proposée. Papy-John avait besoin qu’on veille sur lui et ne pouvait rester éloigné de sa famille. Jessica rechercha une résidence pour personne âgées dans la région de Reno, où Papy-John pourrait encore avoir un minimum d’autonomie. La maison de San Francisco serait vendue – Jessica était agent immobilier – et l’argent de la vente servirait justement à payer cette pension. Papy-John bien entendu n’était pas enthousiaste devant cette proposition, mais céda bien vite devant l’insistance de sa fille. Tout fut réglé en quelques semaines, et aujourd’hui Andy et son père étaient donc à San Francisco pour finir de vider la maison.

Andy, si tu es en bas, tu peux regarder s’il reste des choses dans le placard, sous l’escalier ?

La voix de son père sortit Andy de ses rêveries.

J’y vais Papa.

Andy traversa le séjour. Devant l’escalier, il s’arrêta un moment, se rappelant la fois où il l’avait dévalé sur les fesses en voulant transporter un bac de jouets trop grand pour lui. Il devait avoir cinq ans à l’époque. Il ouvrit la porte du placard et l’inspecta rapidement.

Il ne reste que quelques couvertures Papa, c’est tout.

Tu peux les sortir et les mettre dans l’entrée, on les ramènera à la maison demain avec le reste des affaires, lui cria son père depuis l’étage.

Ok !

Andy attrapa la pile de couvertures. Il allait ressortir du placard quand quelque chose attira son œil. Un petit objet, une boîte à chaussures pour enfant, qui devait être cachée sous les couvertures depuis des années si on en croyait les toiles d’araignées. Andy se débarrassa de la pile de couvertures dans l’entrée, comme l’avait demandé son père, puis revint dans le placard pour inspecter la boîte. Elle semblait vieille, et était maintenue fermée par un gros élastique. Il s’apprêtait à l’ouvrir quand la voix de son père retentit encore à l’étage.

Andy, tu viens m’aider avec les affaires qui restent en haut ? J’aimerais bien qu’on ait fini de vider tout ça cet après-midi. Comme ça, ça nous laisse du temps pour sortir un peu ce soir. On pourrait aller faire un tour dans le coin d’Embarcadero. On traîne sur le port. On mange des crevettes au Bubba Gump. On passe une bonne soirée entre hommes. T’en dis quoi ?

Ouais, Ok, répondit Andy sans plus d’enthousiasme. J’arrive !

Andy pris juste le temps de mettre la boîte qu’il avait trouvé dans son sac à dos, simplement pour avoir le temps de l’inspecter librement plus tard. Il en aurait tout le loisir une fois à l’hôtel, après la soirée « entre hommes » que son père avait concoctée.

A l’étage, il restait encore quelques cartons remplis de souvenirs, quelques cadres et photos qui venaient d’être décrochés des murs et un ou deux petits meubles que son père déposerait chez un antiquaire de sa connaissance, le lendemain matin. Il n’y avait plus grand-chose à charger dans le van loué pour l’occasion, le déménagement touchait à sa fin.

La soirée avec son père avait été meilleure qu’Andy ne l’avait imaginée. Il s’était attendu à ce que celui-ci s’essaie encore à le faire rire avec des blagues éculées. Mais non. Entre les beignets de crevette et quelques parties d’arcade, la soirée avait surtout permis d’évoquer les souvenirs communs qu’Andy et son père gardait de Papy-John : des anecdotes liées aux repas de famille, comme toutes les fois où il avait entonné des chansons folks à la fin d’un repas. Mais aussi les balades dans les parcs de San Francisco ou la visite qu’ils avaient fait tous les trois sur l’île d’Alcatraz alors que les « filles », Mamie-Lilly et la sœur d’Andy, étaient restées à la maison.

Fatigués, Andy et son père étaient rentrés à l’hôtel. Le jeune homme avait complètement oublié la boîte restée dans son sac à dos. Ce n’est que le lendemain matin, une fois son père parti chez l’antiquaire, qu’Andy se rappela sa trouvaille de la veille. Il la sortit du sac et la posa sur le lit de la chambre d’hôtel. Il la contempla quelques instants, essayant de deviner ce qu’elle pouvait bien contenir. Cela pouvait être n’importe quoi, des ampoules de rechange, des vieilles factures, du cirage… le meilleur moyen de savoir était encore d’ouvrir.

L’élastique cassa net quand Andy tira dessus, preuve que la boîte n’avait sans doute pas été manipulée depuis longtemps. Il souleva le couvercle et découvrit une petite pile de papiers. Il y avait là des photos, quelques coupures de presse, ce qui ressemblait à des affiches pliées en huit. Une petite liasse de documents qui devait être dans cette boîte depuis, quoi ? Presque cinquante ans ?

Andy examina la photo noir et blanc qui était sur le dessus de la pile. On y voyait quatre personnes, trois hommes et une femme habillés dans ce qui ressemblait à des habits de hippies. A voir les vestes à franges, les pantalons larges, les lunettes rondes et la robe à motifs de la femme, Andy ne devait pas s’être trompé beaucoup sur l’âge de la boîte. Une cinquantaine d’années, c’était certain. Deux des hommes sur la photo portaient une guitare. L’image faisait penser à une bande de musicien, à un groupe folk, aux quelques images des années 60 qu’il avait vues en cour d’histoire. Andy retourna la photo. Elle était datée du 17 février 1969 et ne portait pour toute légende que quatre prénoms : Daniel, John, Shirley, Bob. A supposer que les prénoms étaient écrits dans l’ordre, et la position de la femme sur la photo semblait le confirmer, John devait être le second en partant de la gauche, l’un de ceux qui portaient une guitare. Papy-John avait donc joué dans un groupe à la fin des années 1960 ! Andy n’avait jamais eu vent de ça.

La boîte contenait encore d’autres photos. Elles figuraient les mêmes personnes, dans des situations différentes : les deux guitaristes dos à dos en train de jouer, le groupe assis dans ce qui ressemblait à un jardin, des scènes de repas. A chaque fois, au dos des photos, une simple date et une série de prénoms. Les dates s’étalaient de décembre 1968 à février 1972.

Andy posa les photos sur le lit et déballa le reste du contenu de la boîte. Les autres papiers ressemblaient à des flyers de concert, ces papiers qu’on distribuait dans une ville la veille d’un évènement pour rameuter le public. Comme on le faisait bien avant que les réseaux sociaux n’existent. San Francisco, Albuquerque, Fresno, Monterey, Santa Clara, Redding… la liste des villes couvrait une grosse partie du Sud-Ouest américain. Et les dates sur les flyers correspondaient grosso-modo aux dates des photos : avril ou mai 1970, janvier 1971… jusqu’en décembre 1972. Chaque flyer annonçait un concert à venir et mentionnait plusieurs groupes. Certains des noms évoquaient vaguement quelque chose pour Andy : Quicksilver Messenger Service ou encore Big Brother and the Holding Company. Andy avait dû en entendre parler chez son grand-père, pendant leurs soirées d’écoute de musique. Mais un seul nom revenait sur presque chacun des papiers : Tsar’s Children. Un nom qui lui n’évoquait absolument rien à Andy.

Dans le fond de la boîte, il ne restait ensuite qu’une ou deux coupures de presse, qu’Andy s’apprêtait à lire quand son père entra dans la chambre.

Tu n’es pas prêt ? J’ai réussi à vendre les quelques meubles qu’il restait et à en tirer plutôt un bon prix. Ton grand-père semble avoir été très soigneux et le style seventies revient à la mode. Une fois que tu auras fini de faire ton sac, on pourra prendre la route et rentrer à Reno.

Son père se dirigea vers la salle de bain et commença à ranger les quelques affaires qui traînaient encore. Andy, lui, rassemblait les photos et flyers qu’il avait trouvés.

Papa ? Tu savais que Papy avait fait partie d’un groupe de rock quand il était jeune ?

Quoi ? De quoi tu parles ? répondit le père d’Andy en sortant la tête de la salle de bain.

De Papy. J’ai trouvé une boîte quand on a fini de vider la maison hier. Une sorte de boîte à souvenirs, qui date de la fin des années 60 ou du début des années 70. Des photos, des annonces… Viens, je te montre.

Andy étala sur le lit ses trouvailles. Son père inspecta rapidement quelques photos et poussa un petit sifflement.

Eh bien, mon garçon, on dirait que tu as mis la main sur un secret de famille. En tout cas, moi j’ignore tout de cette histoire. Je ne suis qu’une pièce rapportée et ton grand-père n’a jamais vraiment été bavard à propos de sa jeunesse. Peut-être que ta mère t’en dira plus, ou que tu pourrais demander des détails directement à ton grand-père.

Andy n’avait rien à répondre. Après un petit silence, son père reprit.

En tout cas, ce sont de beaux souvenirs de famille, tu as bien fait de sauver cette boîte. Allez, remballe tout ça, on va se mettre en route pour ne pas arriver trop tard à Reno. On a de la route qui nous attend.