.49 Shutdown – chapitre 3
(2024-05-03, François Houste)
“Old friends, memory brushes the same year,
Silently sharing the same fears”
(Simon & Garfunkel – Old Friends)
Jeudi. Voilà quatre jours qu’Andy avait envoyé ce message à Shirley Tyller, et il n’avait toujours obtenu aucune réponse. L’état de Papy-John s’était doucement amélioré, même s’il restait toujours confus et ne répondait pas toujours aux signes d’affection de ses proches. Andy lui avait rendu visite la veille au soir, mais n’avait pas osé déranger le vieil homme avec des questions triviales sur son passé. Le sujet pouvait bien attendre.
Alors, il avait continué ses recherches sur Internet. Mais les questions qu’il posait sur les forums de fans de musique ou de collectionneurs de disques étaient restées sans réponse. C’était comme si tout le monde avait oublié l’existence et la musique des Tsar’s Children. Ou que le groupe n’avait jamais réellement existé et comme si les documents retrouvés dans la boîte n’étaient finalement qu’une invention.
En détaillant à nouveau les annonces de concert de la boîte, Andy avait retrouvé un flyer un peu chiffonné annonçant un concert à Reno, le 17 avril 1970. Ça ne coûtait rien d’aller faire un saut à la bibliothèque municipale pour voir si les journaux de l’époque faisaient mention de ce show. Andy y passa plus d’une heure, dans une salle quasi-déserte, au milieu des derniers lecteurs de microfilms qui devaient encore exister dans tout le pays. Les journaux locaux des années 1970 n’avaient, étrangement, jamais été numérisés et Andy dut se familiariser avec une machine archaïque pour finalement trouver ce qu’il cherchait.
Tsar’s Children n’était pas une invention. Dans son édition du 18 avril 1970, le Reno Evening Gazette consacrait quelques lignes à un concert qui avait eu lieu la veille, dans un petit parc de la ville. Au programme, parmi d’autres groupes oubliés, Tsar’s Children. Le journaliste qualifiait la musique du groupe de « boursoufflure hippie » ou de « cacophonie en chemise à fleur ». Le concert n’avait a priori pas été du goût de l’auteur. Avec ce genre de critique Andy ne s’étonnait plus de ne pas trouver d’autres mentions du groupe sur Internet. Son grand-père et ses acolytes n’étaient sans doute pas faits pour laisser leur marque dans l’histoire du rock n’roll.
Ce jeudi soir Andy était en train de détailler ces découvertes, et ses quelques déceptions, à Lana, sa sœur, quand son smartphone vibra sur le bureau. Un coup d’œil rapide sur les notifications lui révéla la réponse qu’il attendait.
— C’est elle. C’est Shirley Tyller, dit-il tout haut.
— Et alors ? Qu’est-ce qu’elle dit, lui demanda sa sœur avec impatience.
— Elle est d’accord pour me rencontrer. Elle donne même son adresse et propose que je passe la voir ce samedi en début d’après-midi.
La voix d’Andy ne révélait ni joie, ni soulagement. Au contraire, il semblait légèrement angoissé à l’idée de l’aventure continue. La vieille dame n’aurait jamais répondu, ou aurait demandé à ce qu’on cesse de l’importuner, ça aurait été la fin de l’histoire. Andy aurait laissé de côté ces histoires de groupe et de hippies, peut-être jusqu’à ce que son grand-père se remette et puisse lui raconter ses souvenirs. Ou, si Papy-John ne se remettait pas, il aurait doucement oublié tout ça. Et la boîte de souvenirs aurait pris petit à petit la poussière dans un coin de sa chambre.
La réponse de Shirley relançait la machine, et son imagination. Il allait devoir trouver comment donner corps à son mensonge, cette histoire de blog musical qu’il avait inventé pour entrer en contact Et pire encore, il allait passer les prochains jours à imaginer des scénarios aberrants sur la jeunesse de son grand-père, en attendant d’entendre les souvenirs de l’ex-chanteuse. Le temps était long jusqu’à samedi après-midi, il aurait tout le temps de se faire des films.
Andy pianota sur son smartphone une réponse rapide. « Merci de votre réponse. Je serai là à 14h30 samedi pour l’interview. Bonne fin de journée. »
— Je peux t’accompagner si tu veux, proposa Lana.
— J’ai déjà menti sur la raison de ma visite, tu imagines si elle nous voit débarquer deux personnes au lieu d’une seule ? C’est gentil, mais je vais y aller seul et je te raconterai.
— OK, mais tu me répéteras tout ce qu’elle t’a dit. Parce que moi aussi j’ai envie d’en savoir plus sur l’enfance de Papy !
Andy était ponctuel. A 14h30 pile, il sonnait à la maison de Shirley Tyller. Elle habitait une petite maison en bois, cachée derrière de vieilles palissades et un grand garage, comme on en voit tant dans les banlieues des grandes villes américaines. Les rideaux aux fenêtres ne permettaient pas de se faire une idée de l’intérieur de la maison, mais Andy l’imaginait simple, une décoration discrète, et sans doute pas mal de photos-souvenirs accrochées aux murs ou posées sur chacun des meubles. Tout, sauf une maison d’ancienne star de la chanson.
Quand la porte s’ouvrit, Andy eut un léger mouvement de recul. Les photos des années 70 encore en tête, il ne s’attendait pas à voir apparaître la silhouette tassée qui se tenait devant lui. Shirley Tyller semblait avoir bien plus que ses 70 ans. Des cheveux grisonnants, un dos courbé, des rides marquées qu’aucun maquillage ne cherchait à masquer, la chanteuse dont il avait vu les photos sur Internet était désormais une vieille dame qui, à en croire sa tenue, ne devait pas souvent sortir de chez elle.
— Andy Presscott je suppose ? demanda-t-elle en détaillant Andy de bas en haut.
— Lui-même madame, répondit timidement Andy.
— Je vous en prie, entrez. Elle le précéda dans la maison. Venez vous asseoir et nous dégusterons un thé glacé pendant que vous me donnerez des nouvelles de votre grand-père, John.
Andy marqua un temps d’arrêt dans le couloir qui séparait la porte d’entrée du séjour. Shirley se retourna et sourit, amusée par l’expression de surprise sur le visage du jeune homme.
— Ne vous étonnez pas. Internet est un outil formidable. Il permet de trouver, ou de retrouver des gens. Mais il peut aussi servir à en savoir plus sur les personnes qui vous contactent. Vous m’avez retrouvée assez facilement. Il ne m’était pas plus difficile, et parcourant vos profils sur Facebook et quelques autres réseaux, de faire le lien entre vous et John. Cela ne demande qu’un peu de temps, et s’il y a bien une chose que j’ai pour moi, c’est le temps.
Décontenancé, Andy suivit la vieille dame jusque dans le salon et s’assit sur le grand canapé à motifs fleuris qui faisait face à la fenêtre. Shirley s’assit en face de lui, dans un fauteuil du même tissu. La pièce était comme il l’avait imaginée. Sobre, assez sombre, et décorée comme si les seventies ne s’étaient jamais terminées. La seule chose qui manquait, c’était les photos. Shirley Tyller ne s’encombrait a priori pas de cadres ou de portraits. Et si Andy avait voulu retrouver des photos de son grand-père, ce n’était pas ici qu’il pourrait les regarder. En dehors de quelques bibelots, le dessus des meubles était nu.
Absorbé dans la contemplation de cette décoration vintage, Andy n’entendit pas la question que Shirley lui adressait.
— Alors, comment va John, depuis tout ce temps ? répéta-t-elle un peu plus fort.
Andy se ressaisit et doucement, raconta les derniers évènements à Shirley. L’attaque qu’avait eue son grand-père, le rapatriement à Reno et son arrivée en résidence, pour finir avec ce qui s’était passé en ce début de semaine. Andy tremblait légèrement, sa voix chevrotait en racontant cela, comme si c’était la première fois qu’il pouvait en parler librement et qu’il n’avait pas peur d’être jugé pour ses sentiments ou sa sensibilité. Avec son père lors du déménagement ou même devant sa mère quand il avait appris la seconde attaque, Andy avait pris un air détaché. Pas spécialement pour cacher ses sentiments ou par pudeur, mais plutôt pour rester dans son rôle du grand adolescent de la maison, toujours distant face à ce parents. Rester celui que rien ne touche et que pas grand-chose ne faisait bouger. C’était idiot, il le savait bien, mais c’était bien plus facile que de commencer à exprimer ses sentiments et surtout à entamer un dialogue avec ses parents.
Devant Shirley Tyller, bizarrement, il n’avait pas peur d’être jugé. Peut-être parce qu’elle ne le connaissait pas et n’avait pas d’idée préconçue de sa personnalité. Peut-être parce qu’il se sentait en confiance devant une vieille dame inoffensive. Peut-être parce qu’il avait refusé de parler de tout cela trop longtemps et qu’aujourd’hui, il fallait bien que ce qu’il ressentait sorte enfin.
Shirley accueillit les nouvelles avec calme, et après un moment de silence, répondit doucement à Andy.
— Je suis sincèrement désolé de ce qui arrive à ton grand-père Andy.
Shirley était passé tout naturellement au tutoiement, sans que cela ne choque le moins du monde Andy. — Sincèrement. John était réellement un chic type quand je l’ai connu, il y a de cela une quarantaine d’année. Certainement pas le genre de type qui mérite de finir sa vie comme ça. Personne ne mérite réellement ça.
— Comment est-ce que vous l’avez connu ? demanda Andy.
— Tu veux que je te raconte l’histoire de Tsar’s Children ? C’est ça ? Mais d’abord, dis-moi comment tu as eu connaissance de ce groupe ?
Andy sortit de sa poche quelques-unes des photos qu’il avait retirées de la boîte à souvenirs. Celles montrant l’ensemble des membres du groupe, et quelques-unes montrant plus particulièrement le guitariste qu’il avait reconnu comme Papy-John et la jeune Shirley. Il les tendit à la vieille dame en lui expliquant sa découverte.
— Ces photos, et quelques autres souvenirs, étaient cachés dans une boîte à chaussure, dans sa maison. Ça avait l’air de souvenirs auxquels il tenait, sinon il ne les aurait pas aussi bien conservées et cachées. Avec ces photos, il y avait une dizaine de dépliants, des annonces pour des concerts un peu partout en Californie ou dans l’ouest des Etats-Unis. Et il n’y avait qu’un seul nom qui se répétait sur chacun d’eux, Tsar’s Children. J’en ai déduis que c’était le groupe de papy. Ma mère m’a confirmé que c’était bien lui sur les photos, mais elle n’a jamais entendu parler du groupe, ou que mon grand-père ait fait une carrière de musicien.
Il marqua une pause dans son récit. Shirley s’était perdue dans la contemplation des photos, et n’écoutait plus réellement Andy. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas vu ces clichés. Elle-même n’en possédait pas de similaire. Ses propres souvenirs du groupe avaient disparu il y a longtemps, perdu dans un déménagement, ou brulés avec d’autres paperasses par un ex-mari peu scrupuleux. La vision de ces jeunes gens aux cheveux longs, si souriants, la plongea dans une foule de souvenir.
Elle revivait dans sa tête des moments de joie depuis longtemps oublié. Les répétitions pendant lesquelles Daniel, leader du groupe à l’époque, s’énervait quand il jugeait que les autres membres n’étaient pas assez concentrés. Les moments où John s’enfermait dans une chambre d’hôtel, seul, pour écrire les paroles de nouveaux morceaux. Les concerts, devant des foules modestes mais toujours enthousiastes, qui reprenaient parfois en cœur certains des standards folks que le groupe jouait sur scène. Et puis des moments plus intimes, au cours des voyages et des tournées… des souvenirs qu’elle ne partagerait certainement pas avec le jeune homme assis en face d’elle. Des souvenirs qui aujourd’hui, quarante ans après, n’appartenaient plus qu’à elle.
— Et comment m’as-tu retrouvée ? demanda-t-elle, sortant de sa rêverie.
— Assez facilement. Quelques recherches Internet ont suffi. On citait le nom du groupe dans un article consacré à votre carrière. Ça date d’il y a quelques mois, quand l’une de vos chanson a été reprise dans une série.
Shirley hocha doucement la tête. Effectivement, un journaliste qui était venu la voir à l’époque. Elle en avait été la première surprise. Cela faisait longtemps déjà qu’elle ne pensait plus à la musique et un matin elle avait entendu un de ses vieux morceaux à la radio. Elle avait même mis du temps à le reconnaître, tellement cette époque lui semblait aujourd’hui lointaine. Le journaliste lui avait expliqué rapidement que le morceau avait servi dans une série, sur une plateforme vidéo. Il en profitait pour faire un article sur ce qu’il appelait une star oubliée.
Shirley avait trouvé cela drôle, de se prêter à plus de 70 ans au jeu de l’interview alors que personne ne s’était intéressé à sa musique quand elle avait tenté de faire une carrière solo. Un drôle de retour de fortune en effet. Et puis la lumière était reparti aussi vite qu’elle était venue. Comme un épisode de série en chasse un autre, un autre artiste avait été mis à l’honneur par Netflix la semaine suivante et on avait bien vite oublié Shirley Tyller. Décidément, elle ne semblait pas faite pour la gloire et la célébrité.
— A partir de cet article, j’avais votre nom, continua Andy, et c’était alors facile de vous retrouver. J’ai tenté le coup via Facebook et vous m’avez répondu. Rien de plus compliqué.
— Rien de compliqué, en effet, répondit Shirley avec un sourire.
— Comment avez-vous connu mon grand-père ?
— C’était il y a longtemps, dans les années 60. En 1967. Ou 1968 je crois, commença la vieille dame. De mémoire, à cette époque John avait déjà lâché ses études et trainait plus ou moins dans la communauté hippie de San-Francisco. Je ne sais pas de quoi il vivait exactement, mais à cette époque-là, ça n’avait pas d’importance. On se débrouillait. Quand l’un réussissait à gagner de l’argent – honnêtement ou par une magouille – il partageait avec les autres. Et puis, on n’avait pas besoin de grand-chose pour vivre. C’est un ancien prof du collège, Mr Anderson, un prof d’histoire, qui nous a présenté. Mr Anderson nous avait aidés quelques mois auparavant à monter un petit groupe folk, et nous cherchions un deuxième guitariste pour avoir un meilleur son. C’était l’époque des Hendrix, des Byrds… On voulait se frotter à cette musique un peu psychédélique. A notre niveau bien sûr. Mr Anderson était toujours en contact avec ton grand-père, même si celui-ci avait quitté le collège, et il se souvenait que John jouait plutôt bien de la guitare. Alors, il nous a proposé de le rencontrer.
Shirley marqua une pause pour regarder à nouveau les photos. Elle se concentra quelques instants sur celle où tous les membres de Tsar’s Children étaient présent, puis reprit son récit.
La rencontre entre John et les autres membres du groupe s’était très bien passée. En quelques heures, après quelques impros, chacun était convaincu que John était fait pour rejoindre la formation. Il ne se fit d’ailleurs pas prier. Tsar’s Children comptait désormais quatre membres.
La suite était une histoire de musique assez banale. Le groupe a commencé à avoir quelques succès dans la région de San Francisco. Poussé par des contacts et des amis, il avait même été invité à se produire dans quelques festivals mineurs. A partir de l’été 1968, la vie de John, de Shirley et de leurs deux compagnons se passait surtout sur la route, à bord d’un mini-combi Volkswagen peint de couleurs bariolées et que chacun des membres du groupe conduisait à son tour. Une vraie caricature du Summer of Love dont Andy avait entendu parler à la télé et pendant ses cours d’histoire. Le groupe voyagea dans tout l’Ouest, de Los Angeles à la banlieue de Denver, des limites de l’Oregon au Nouveau-Mexique. Cela dura quatre ans, avant que les invitations ne deviennent plus rares. Une fois le folk-rock passé de mode, Tsar’s Children avait bien été forcé de remiser le vieux bus au garage. Chacun des membres repartit alors de son côté sans réellement de regrets.
Shirley, elle, avait tenté une carrière solo dans le coin de Los Angeles. Avec peu de succès. John, pour ce que Shirley en savait, était reparti à San Francisco pour se ranger et fonder une famille. L’utopie hippie, pour les membres de Tsar’s Children, avait duré un peu moins de cinq ans. C’était déjà bien plus que pour beaucoup de personnes de leur génération.
— Et vous n’avez jamais revu John depuis cette époque ? se hasarda Andy.
— Pas une seule fois, répondit Shirley dans un soupir. A l’époque, on n’avait pas les moyens de communication d’aujourd’hui. On s’est bien sûr tous promis de se revoir quand le groupe s’est séparé. Mais je n’ai jamais recroisé aucun des membres. On a mené notre vie dans notre coin, c’était derrière nous tout ça.
Les yeux de la vieille femme ne reflétaient aucune tristesse. Peut-être juste un peu de mélancolie. Les souvenirs se pressaient encore dans sa tête, mais comme pour Andy, elle se rendait compte que cela lui faisait du bien de parler de cette époque avec quelqu’un. Après si longtemps, c’était peut-être la dernière occasion qu’elle aurait de le faire.
— Vous étiez amoureuse de lui ?
La question était sortie de la bouche d’Andy le plus naturellement du monde. Il n’avait pas du tout pensé à ce genre de question avant de venir chez cette femme. Il voulait en savoir plus sur le groupe, la musique de son grand-père. Il se demandait s’il ne pouvait pas voir d’autres photos, ou si des enregistrements d’époque avaient subsisté. Il n’avait jamais envisagé qu’en franchissant la porte de ce petit bungalow de banlieue, il rencontrerait une ancienne amoureuse – peut-être une ancienne amante – de Papy-John. Mais le regard de Shirley quand elle partageait ses souvenirs évoquait bien plus qu’une histoire de musique.
Shirley émit un petit rire tendre.
— Amoureuse. Oui, j’étais amoureuse de lui. Mais il ne s’est jamais rien passé entre nous. Nous étions juste une bande d’amis qui faisaient de la musique et donnaient des concerts ensemble. Rien de plus.
Elle marqua une pose.
— De ce côté-là, je crois que tu peux remballer les clichés que tu as dans la tête sur les hippies, l’amour libre et je sais pas quoi d’autre.
Andy ne réfléchit que quelques secondes avant de reprendre la parole.
— Et si vous veniez avec moi lui rendre visite dans sa maison de repos ? Ça lui ferait peut-être du bien de vous revoir. Et je suis sûr que ça vous ferait plaisir aussi.