.51 L'Apocalypsologue
(2024-06-01, François Houste)Je suis apocalypsologue.
Vous ne connaissez sans doute pas ce métier. Nous ne sommes, je crois, qu’une dizaine à l’exercer dans le monde. Nous nous connaissons quasiment tous, même si nous sommes répartis un peu partout sur le globe : Mike aux USA, Sergio en Argentine, Mey-Lin en Chine… Je ne vous les citerai pas tous, ce serait fastidieux. Pour ma part, je suis Jean-Marc. Je travaille à Paris. Je fais partie des deux spécialistes européens de la profession.
Mais, je ne vous ai pas encore dit ce que faisait exactement un apocalypsologue. C’est assez facile à deviner, je suis certain que vous en avez déjà une petite idée : nous étudions l’apocalypse.
Là, vous allez me répondre Mais quelle apocalypse ? Si on met de côté la météorite qui a provoqué l’extinction des dinosaures il y a quelques soixante-cinq millions d’années, il n’y a jamais vraiment eu d’apocalypse. ou, si vous êtes versé dans la religion, vous me direz un truc du genre Ah oui, Saint Jean, les trompettes, les cavaliers… vous étudiez les textes sacrés. C’est pointu, dîtes-donc ! Ça paie bien ? Dans les deux cas, je vous dirai que vous faîtes fausse route. J’étudie l’apocalypse, oui. Mais ni une apocalypse passée, ni une apocalypse mythique.
Non. J’étude l’apocalypse à venir, celle provoquée par l’homme depuis qu’il s’est décidé à contrôler les éléments autour de lui et a inventé cette notion de progrès qui rend, paraît-il, notre vie plus belle et plus agréable un peu plus chaque jour. Il n’y a pas d’apocalypse à venir voyons ! me direz-vous, soit par optimisme, soit par aveuglement. Tout au plus quelques effets secondaires, indésirables certes, mais conséquences inévitables du génie humain. Je vous entends bien, je connais la suite. Des effets que ce même génie humain ne tardera pas à résoudre grâce à l’innovation, l’audace sans fin des entrepreneurs et des inventeurs, ces lumières, que dis-je, ces phares de notre époque. Bla, bla, bla.
C’est là qu’il faut que je vous interrompe pour vous raconter ce qui m’est… Pardon, ce qui nous est arrivé à nous autres, apocalypsologues, ces derniers jours. Avant-hier exactement. Le matin du vendredi 17 mai. Je suis un scientifique, ne l’oubliez pas ! J’aime que les choses soient exactes, alors autant commencer cette histoire en la datant avec précision.
Donc.
Ce vendredi 17 mai, je suis levé tôt, comme à mon habitude. Afin de relever les mesures de mes différents instruments et prendre connaissance des derniers rapports sur l’état de la planète et de la société humaine. Et relever aussi les messages laissés par les autres apocalypsologues qui, décalage horaire oblige, œuvraient pendant ma nuit.
Je regarde en général toutes ces mises à jour et toutes ces nouvelles en prenant mon petit-déjeuner. C’est que je vis pour ainsi dire dans mon laboratoire. Comme je vous le disais, nous devons être une dizaine d’apocalypsologues, tout au plus, de par le monde. Il n’y a donc pas de grand Institut Mondial d’Apocalypsologie à Paris ou ailleurs sur la planète. Chacun opère avec ses propres moyens, le plus souvent dans un appartement ou un pavillon de banlieue qu’il s’est aménagé en laboratoire. Il n’y a donc que quelques pas qui séparent mon lit, ma cuisine et mon bureau.
Ce 17 mai, donc, je finissais mon café en prenant connaissance sur l’écran de mon ordinateur des nouvelles de la nuit. Un orage d’une violence inédite ici, un glissement de terrain ailleurs, les résultats financiers exceptionnels de tel entreprise de l’industrie pétrochimique, une nouvelle décision gouvernementale contraire aux principes environnementaux, etc. Rien de bien original. Le genre d’actualité que l’on retrouve chaque jour dans le bandeau des chaînes d’information en continue.
Les messages de mes collègues ne valaient guère mieux. Mey-Lin s’inquiétait du niveau exceptionnellement bas des glaciers de l’Himalaya et, par effet de vase communicant, du niveau exceptionnellement élevé des grands fleuves asiatiques. Et Sergio, qui était victime depuis quelques temps d’angoisses nocturnes et d’insomnies en raison de son futur divorce, avait dû passer la nuit à rédiger une énième longue thèse sur l’impact d’El Niño sur les évènements climatiques extrêmes qui touchaient son pays. Là encore, rien que de très banal et quotidien.
Pour tout vous dire, ces nouvelles m’ennuyaient. Je n’avais pas bien dormi la nuit précédente, sans doute en raison de la vague de chaleur qui venait de s’abattre sur le pays et qui devait, d’après les prévisions, durer encore deux bonnes semaines.
Je sirotais donc mon café quand mon œil fut attiré par l’horloge qui trône sur la troisième planche de l’étagère, à côté de mon bureau. Une horloge de l’apocalypse. Vous en connaissez le principe ? Non ? Je vous explique.
Une horloge de l’apocalypse, c’est une horloge qui mesure les « minutes » qui nous séparent de la fin du monde. Métaphoriquement, bien entendu. Minuit, c’est la fin du monde. L’apocalypse. Onze heures trente, c’est préoccupant, certes, mais disons que l’on peut continuer à vivre normalement. Minuit moins le quart, c’est… plus chaud. Minuit moins deux minutes, il faut un gros freinage d’urgence ou un sacré virage à cent quatre-vingts degrés de la part de nos dirigeants pour inverser la tendance. Vous voyez le principe.
Si le dispositif ne vous est pas totalement inconnu, c’est normal. Il a été rendu public par quelques scientifiques au milieu du siècle dernier, à l’heure des inquiétudes quant à un éventuel holocauste nucléaire. Mais en fait, le dispositif existe depuis des siècles. Il y a eu des sabliers de l’apocalypse, des clepsydres de l’apocalypse, toujours suivant le même principe. Seulement avec un niveau de précision différent. Seulement voilà, avant le milieu du XXe siècle, l’existence de ce dispositif n’était connue que de quelques puissants dirigeants et des scientifiques qui les servaient. Ils préféraient, on le comprend bien, garder cette information secrète. Et puis, avant le XXe siècle, c’est vrai que ces horloges ont rarement indiqué plus de onze heures, onze heures dix aux plus grands moments de tension internationale. Ce n’est qu’au début du siècle précédent que les horloges ont commencé à dangereusement se rapprocher de minuit.
Et puis, après 1945, l’horloge est devenue un objet de communication. De folklore. Une sorte de croque-mitaine du Nuclear Age. Si aujourd’hui on annonçait au grand public que cette horloge existe vraiment, il nous rirait au nez. Ce serait comme tenter de rattraper le coup pour le Père Noël, c’est peine perdue depuis qu’il a été récupéré par les équipes marketing de Coca-Cola.
Mon œil, donc, a été attiré par cette horloge qui trône en bonne place dans mon bureau. Oh, je sais. Je suis apocalypsologue. Vous vous dîtes que surveiller cette horloge, telle que je vous l’ai décrite, devrait être à la fois ma principale préoccupation et ma seule occupation. Vous n’avez pas entièrement tort. Mais que voulez-vous ? Je vous ai dit que j’avais mal dormi. Et puis, quand l’horloge indique minuit moins deux depuis deux ans et ne change ja-mais, on réagit comme tous les êtres humains. On se lasse. On s’habitue et nos sens perdent de leur acuité. Comme quand on se rend compte qu’un objet qu’on ne regardait plus a disparu depuis longtemps. Là, c’était pareil. L’horloge avait peut-être changé d’heure depuis des jours – encore que, je n’y crois pas, d’autres apocalypsologues m’auraient prévenu – mais c’est ce matin-là, le 17mai, que je me suis rendu compte que l’horloge indiquait minuit deux.
Oui. Minuit deux.
Soit deux minutes APRÈS l’apocalypse !
Mon premier réflexe, après un gros moment de surprise, a été de tapoter, machinalement, le cadran de l’horloge afin que ses aiguilles se remettent en place. Comme on toque le verre d’une montre pour que sa trotteuse se remette en marche. Inutile de vous dire que cela n’a donné aucun résultat. Par réflexe également, j’ai pris l’horloge dans son étagère et observé le revers de celle-ci. Je ne sais pas ce que j’y cherchais exactement. Un remontoir ? Un mécanisme ? Un bouton en particulier ? Bien entendu, il n’y avait derrière cette pendule que l’adresse de son fabricant. Et même, si les rouages de l’horloge de l’apocalypse avaient été apparents, j’imagine qu’ils auraient été bien trop complexes pour moi.
J’ai donc reposé l’horloge à sa place et me suis assis à mon bureau, face à mon ordinateur, et ai entrepris d’appeler en visioconférence Florian, mon homologue allemand. Il décrocha rapidement.
— Ah, tu es toujours vivant ! lui ai-je demandé tout d’abord.
— Oui. Tu as vu l’horloge donc ?
Florian était quelqu’un de direct, qui ne tournait pas autour du pot et ne relevait pas les blagues. Surtout dans une situation aussi exceptionnelle. Il faisait partie des vétérans de notre groupe d’apocalypsologues et avait vécu bien des changements d’heure sur le cadran de sa propre horloge. Les reculs constatés au moment de la chute de l’URSS ou de celle du mur de Berlin. Ou l’avancée qui semblait inéluctable ces dernières années dans un monde où le climat se déréglait rapidement. Il était un peu notre encyclopédie, c’est pour cela que je l’appelais en premier.
— Oui. Minuit deux, lui au-je répondu avant un silence. Tu as déjà vu quelque chose comme ça ?
— Jamais. En plus de quarante ans de carrière, pas une seule fois. Florian marqua une pause. Je voulais finir quelques recherches avant de t’appeler.
— Des recherches sur quoi ?
— Sur… sur… sur ça.
— Ça quoi ?
— Sur l’horloge. L’apocalypse. Sur l’heure qu’elle affiche.
— Ah. Et ça donne quelque chose ?
— Rien du tout. Il semblerait que, dans toutes les archives de l’apocalypsologie, aucune horloge n’ait jamais dépassé minuit moins une. Aucune ne semble même avoir jamais affiché minuit.
— Donc, on ne se sait pas ce qu’il se passe ?
— Non, je n’en ai pas la moindre idée.
La conversation a marqué un blanc. Nous évitions tous les deux de regarder la caméra et semblions réfléchir en fixant un point quelconque du mur devant nous. Une jolie scène de vision conférence. Plutôt que de rester coincé dans notre mutisme, j’ai décidé d’ajouter Sergio à la conversation.
— Il dort encore à cette heure-ci, a objecté Florian.
— Penses-tu, il a encore partagé une étude il y a une demi-heure. Ça m’étonnerait franchement qu’il soit couché.
J’ajoutais Sergio à la conversation, et comme je l’avais anticipé, il décrocha très vite.
— Bonjour Sergio, tu ne dors pas ?
— Ola Jean-Marc. Ola Florian. Non, impossible de fermer l’œil. Trop de soucis.
— Est-ce que tu as regardé l’horloge récemment ? lui demanda Florian.
— Il doit être dans les trois heures du mat’, je sais. Mais je n’arrive vraiment pas à dormir en ce moment. Pour tout vous dire, les soucis liés à mon divorce, vous savez…
Florian ne lui laissa pas le temps de continuer.
— Pas cette horloge-là, Sergio.
— Ah. Pardon, non. Je…
Sur l’écran, le visage de Sergio s’est détourné pour regarder un objet sur sa gauche. Ses yeux se sont écarquillés et sa main gauche a couvert sa bouche comme pour étouffer un cri. De notre côté de la visioconférence, nous avons tout de même entendu un Maria Madre de Dios à peine articulé.
— J’en déduis que la tienne aussi indique minuit-deux ? interrogea Florian, pour la forme.
— Je n’ai jamais vu ça. Qu’est-ce-que ça veut dire ? Madre de Dios !
— C’est ce que nous cherchons à savoir nous aussi, ai-je aussitôt répondu.
Sergio s’est levé et a quitté l’angle de la caméra. Nous avons entendu quelques bruits, semblable à celui d’un ongle qui cogne une surface en verre.
— Inutile Sergio, on a déjà essayé. Elles ne sont ni cassées, ni défectueuses. La preuve, nos trois horloges indiquent la même heure. Ce serait une sacrée coïncidence si elles cessaient de fonctionner toutes les trois en même temps. Non ? Il se passe quelque chose, mais nous ne savons pas quoi.
Florian aussi avait quitté l’écran, mais restait connecté. Je l’imaginais debout, en train d’observer la ville depuis la fenêtre de son bureau. Sa voix nous parvint.
— Tout à l’air totalement normal dehors. Les gens ont l’air de se rendre au travail. Il y a le même monde que d’habitude à la boulangerie d’en face. Rien n’a changé. Et pourtant, il semblerait que l’apocalypse ait eu lieu.
— Ça n’a aucun sens, lui a répondu Sergio.
— Non, aucun, a concédé Florian.
— Une apocalypse, ça se voit. Ça crame, ça explose, ça pète de partout. On ne serait même plus là pour en parler…
Sergio était parti dans un long monologue détaillant sa version de l’apocalypse parfaite. Je ne l’écoutais qu’à moitié, perdu dans mes pensées. May-Lin s’est connectée et s’est jointe au début de cacophonie, intriguée plus qu’affolée par l’affichage de sa propre horloge. Il était Minuit deux également à Pékin.
Je tournais et retournais ma propre horloge entre mes mains. L’explication de Florian ne me satisfaisait pas plus qu’elle ne plaisait à Sergio ou Mey-Lin. C’est en fixant les instructions de maintenance au dos de l’horloge que l’idée m’est venue.
— Écoutez, écoutez. J’ai une idée. J’ai attendu un peu que le silence se fasse. Je propose d’appeler la société qui fabrique ces horloges, ils pourront nous en dire plus sur ce… problème. Nous saurons s’il y a vraiment à s’inquiéter. Qu’en pensez-vous ?
Personne n'avait d'objection. Alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai composé le numéro qui était présent au dos de l’appareil. J’ai mis le téléphone en haut-parleur pour que les autres apocalypsologues puissent également écouter. Le téléphone a sonné une fois. Deux. Trois. Avant qu’un message automatique ne se fasse entendre :
Bonjour. Si vous appelez ce numéro, c’est vraisemblablement que votre horloge indique plus de minuit. Et si nous ne vous répondons pas, cela veut dire que l’apocalypse a déjà eu lieu, ou plus exactement qu’elle est désormais inévitable. Même si le monde qui vous entoure n’a pas été anéanti, et que les humains se comportent normalement autour de vous, aucune des actions tentées par l’homme ne pourra désormais empêcher la destruction de la planète.
En ce sens, c’est comme si l’apocalypse avait déjà eu lieu.
L’humanité n’en a simplement pas encore conscience.
Pour notre part, nous avons déjà trouvé refuge dans un monde plus accueillant pour l’être humain. Ne cherchez pas à nous retrouver, cela vous est impossible.
Nous vous souhaitons une fin du monde la plus heureuse possible.
Conches-sur-Gondoire / 1er juin 2024