Matière à Fiction

.52 Shutdown – chapitre 5

(2024-06-10, François Houste)

“Go ask Alice, I think she'll know”
(Jefferson Airplane – White Rabbit)

Happy Birthday to you! Happy birthday to you!

Les voix résonnaient dans le salon, chez les Prescott. Quelques jours après la visite à son grand-père, Andy fêtait ses dix-huit ans en famille. L’atmosphère soucieuse avait cédé la place, pour un soir, aux rires, aux chants et aux réjouissances. Et pour clôturer le repas de fête, Andy s’apprêtait à déballer les volumineux cadeaux qui étaient posés à côté de la table de la salle à manger. Il n’avait aucune idée de ce que ses parents avaient pu lui réserver comme surprise, la taille des paquets le laissait songeur.

Le suspens ne dura pas longtemps. A peine un bout de papier arraché, Andy vit sur le premier carton le dessin d’une platine faite pour écouter de vieux disques vinyles. Les autres cartons furent vite déballés et contenaient un amplificateur et deux petites enceintes qui complétaient à la perfection l’installation. Andy sauta au cou de sa mère pour la remercier.

Attends, tu n’as pas vu le plus beau, annonça son père.

Il s’absenta quelques minutes dans le garage et revint les bras chargés d’une lourde caisse contenant des disques.

C’est une discussion qu’on a eu il y a quelques semaines avec ton grand-père, lui expliqua sa mère. Il semblait difficile pour Papy d’emmener sa collection de musique dans la maison de repos où il allait. Alors, il a voulu t’en faire cadeau. Jessica marqua une pause. Bien sûr, il aurait dû être avec nous ce midi, et te les offrir lui-même. Enfin… tu sais que pour lui, le cœur y est.

Depuis le samedi où Andy avait rendu visite à John, celui-ci n’était pas sorti de l’état de confusion dans lequel il avait sombré. Jessica avait été voir son père plus d’une fois, elle avait eu du mal à chaque fois à avoir plus de deux minutes de conversation cohérente avec lui. Les médecins avouaient leur impuissance et semblaient dire que la patience était le seul traitement possible pour l’état dans lequel se trouvait John. Andy, lui, n’avait pas eu le courage de se rendre à nouveau au chevet de Papy-John. Et même si ses parents tentaient de le rassurer, il se sentait coupable de ce qui avait pu arriver. Coupable d’avoir emmené avec lui cette Shirley Tyller et d’avoir provoqué cette dernière crise.

On va installer tout ça dans ta chambre si tu veux, proposa le père d’Andy.

Je peux me débrouiller tout seul pour brancher une platine tu sais, lui répondit son fils avec un clin d’œil. Aide-moi seulement à porter les cartons dans ma chambre.

Quelques minutes plus tard, l’installation était prête. Andy avait tout installé à son goût et s’apprêtait à tester ce nouvel ensemble avec un premier vinyle. Il parcourrait doucement les albums contenus dans la grande caisse que lui avait amenée son père. Il y retrouvait les groupes et les artistes que Papy-John aimait tant partager avec lui. Les noms de quelques-uns évoquaient des souvenirs, des discussions, des repas… parmi les meilleurs moments qu’Andy avait passé dans la maison de San Francisco. Il en choisit un. Un vieil album des Byrds qu’il plaça doucement, presque religieusement, sur la platine. Quelques grésillements et la musique commença. Doucement. Des accords de guitare de Fifth Dimension envahirent la pièce et Andy se coucha sur son lit pour mieux profiter de la musique.

Il se souvenait bien de la dernière fois qu’il avait écouté cet album avec son grand-père. Cela remontait aux dernières vacances d’été, il y avait presque un an. Il avait, comme souvent, passé la journée à déambuler dans San Francisco, et cette fois-ci, ils avaient fini l’après-midi à Baker Beach pour profiter du soleil de la fin d’après-midi et de la vue sur le Golden Gate Bridge. Une fois rentrés, Papy avait proposé un peu de musique comme il en avait l’habitude, et d’après ce dont Andy se souvenait, la séance nostalgie avait débutée avec cet album des Byrds.

Andy passa le reste de l’après-midi dans sa chambre, à écouter de la musique et regardant les pochettes étalées sur son lit devant lui et en parcourant les paroles des tubes des années soixante et soixante-dix. Le disque précédent venait de se terminer. Andy saisit un autre album dans la caisse, le Surrealistic Pillow de Jefferson Airplane. Il s’apprêtait à sortir le disque de sa pochette quand il s’aperçut que les jointures de celle-ci étaient légèrement décollées. Papy-John avait toujours été des plus soigneux, presque maniaque, avec ses albums. L’album avait dû tourner longtemps sur la platine.

Andy allait démarrer la lecture de l’album quand un détail attira son œil. A l’intérieur de la pochette décollée, il semblait y avoir une écriture, un long texte. Oubliant un instant la musique, il se saisit d’un petit couteau qui traînait toujours sur le bureau de sa chambre et entreprit d’ouvrir entièrement cette pochette extérieure pour en avoir le cœur net.

Après quelques secondes d’une découpe méticuleuse, presque chirurgicale, Surrealistic Pillow avait révélé ses secrets. Devant Andy, la pochette ouverte était recouverte d’écritures. Des écritures qui devaient être très anciennes, tant l’encre semblait passée, comme effacée par le temps. Sur le volet droit, un texte en anglais ressemblait à un poème ou aux paroles d’une chanson. Intitulé Fountain of Youth, le texte faisait quatre couplets et parlait de soldats, de jungle, d’une expédition et d’une source donnant la jeunesse éternelle à ceux qui parviendraient à la trouver.

Sur le côté gauche de la pochette, le texte était en revanche illisible. Il semblait être le pendant du poème de droite, mais était écrit dans un alphabet très différent. Pour Andy, cela évoquait du grec, ou peut-être du russe. En tout cas, il lui était impossible de déchiffrer quoi que ce soit de ce texte.

Après un moment d’hésitation, le jeune homme attrapa sur son lit de la pochette de l’album qu’il avait écouté précédemment et en écarta doucement les côtés. A la lumière ambiante, il distinguait la même écriture à l’intérieur, mais cette fois avec un texte différent. Après vérification, le schéma qu’il avait identifié sur le premier disque se répétait sur l’ensemble des albums de la caisse : un poème, ou une chanson était écrite sur le fond de la pochette et un autre texte dans un alphabet inconnu lui faisait face, sur la face avant de la couverture. Andy ne savait quoi penser.

Il repensa alors à la visite faite à Papy-John quelques jours plus tôt. La pochette ouverte de Jefferson Airplane dans la main, il se dirigea vers la chambre de sa sœur et y entra sans même frapper.

Hey ! Ça va ? Tu te crois chez toi ? protesta Lana en le voyant débarquer ainsi.

Les mots que disait Papy, le week-end dernier quand on a été lui rendre visite, tu crois que ça pourrait être du grec, ou du russe ? questionna Andy.

Mais de quoi tu parles ?

Est-ce que tu penses que Papy parlait russe quand il a déliré dans sa chambre la semaine dernière ?

Quoi ? Je ne sais pas moi. Peut-être. Je ne connais pas le russe, protesta Lana.

Regarde ça, lui répondit Andy en lui tendant la pochette d’album qu’il avait toujours en main.

Qu’est-ce que c’est ? Un disque ?

Lana prit la pochette des mains de son frère et l’examina. Pendant qu’elle regardait l’écriture de chaque côté, Andy lui expliqua comment il avait trouvé ces textes, et que les autres pochettes de la collection de Papy-John avaient elles aussi leur lot d’écritures, de poèmes et de hiéroglyphes.

Alors, d’après-toi, c’est quoi ce texte sur la gauche ? questionna à nouveau Andy.

Comment veux-tu que je sache. On peut tenter de le lire et de la traduire avec une app de traduction si tu veux.

Lana attrapa son smartphone sur son lit et visa la pochette avec l’appareil photo. L’écriture manuscrite était difficile à interpréter pour son application, mais quelques mots étaient compris, et traduits, à différents endroits du texte. La langue d’origine interprétée par le logiciel était effectivement du russe. L’app reconnaissait notamment les termes de guerre, de jeunesse, de soldats. Mais l’écriture était trop mauvaise pour obtenir la traduction de phrase complète.

Il faudrait essayer de retranscrire le texte sur un ordinateur, expliqua Lana, et le soumettre à un logiciel de traduction pour avoir une idée du texte entier. Mais je ne connais pas plus le russe que toi, ça va être un vrai travail de détective de réussir à identifier les mots les uns après les autres. Ça va prendre des heures et des tonnes d’essais.

Il faudrait essayer. J’aimerai vraiment savoir de quoi parle tout ça.

La nuit suivante, Andy eut beaucoup de mal à s’endormir. A deux heures du matin, il essayait toujours de comprendre les derniers évènements survenus, comme s’il faisait face à un gigantesque puzzle. Un groupe de musique dont personne ne semblait avoir entendu parler, oublié dans l’histoire. Papy qui parlait une langue étrangère. Des poèmes à l’intérieur de pochettes de disque. Et cerise sur le gâteau, des messages secrets écrits dans une langue étrangère. Curieux, Andy voulait tirer tout cela au clair, mais sans pouvoir parler directement à son grand-père, les chances de comprendre semblaient bien faibles.

Avant de se coucher, Andy avait ressorti les photos de jeunesses de son grand-père et les avait posées sur sa table de chevet. Ne trouvant pas le sommeil, il ralluma sa lampe et se saisit de l’une d’elle. Si le jeune John de cette photo pouvait parler. Ou si quelqu’un d’autre sur cette photo pouvait l’éclairer. Le déclic se fit : s’il devait chercher des réponses, c’était dans le passé de John, et le seul lien qu’il avait avec ce passé actuellement, c’était Shirley Tyller. Il fallait qu’il lui rende visite au plus tôt. Il ne l’avait pas revue depuis la visite à la résidence, il irait lui parler le lendemain après les cours. Il raconterait à ses parents qu’il passait du temps chez un copain, ils ne demanderaient pas plus d’infos.

Il était 17h quand Andy arriva devant chez Shirley. Il frappa plusieurs fois à la porte, tenta un coup d’œil par les fenêtres, mais la maison semblait vide. Shirley devait être sortie. Résolu à obtenir des réponses, Andy se décida à attendre, assis sur les marches du perron que la vieille dame revienne. Il pourrait alors l’interroger.

Shirley ne fut pas longue à apparaître au bout de la rue, les bras chargés de sacs en papier. Elle devait revenir de l’épicerie d’à côté. Andy se leva et vint à sa rencontre.

Bonjour. Je suis venu vous donner des nouvelles de Papy. Andy marqua une petite pause. Et j’aimerai que vous me parliez encore de votre passé commun.

Shirley ne répondit pas un mot, et pressa le pas vers l’entrée de sa maison.

Juste quelques minutes, insista Andy. J’aurai juste une ou deux questions à vous poser.

Shirley avait ouvert sa porte et la déverrouillait.

Est-ce que vous savez si John…

La porte claqua derrière la vieille dame. Andy était sur le perron et finit sa phrase avant le bois pour seul interlocuteur.

…connaissait le russe ?

Andy avait déjà fait trois pas en arrière quand la porte s’entrouvrit doucement. La tête de Shirley Tyller apparût dans l’embrasure, un air moitié en colère, moitié apeuré dessiné sur le visage. Elle s’adressa clairement à Andy.

Je ne répondrai pas à vos questions, et je vous demande de me laisser tranquille. Ne cherchez pas à me revoir. Et si je vous revois dans les parages, je n’hésiterai certainement pas à appeler la police !

Sans attendre aucune réponse, la porte se claqua devant Andy. Il n’avait pour l’instant pas d’autre choix que de rentrer chez lui, avec toutes ses questions en tête.