Matière à Fiction

.53 Une rencontre en forêt

(2024-06-13, François Houste)

C‘est l’histoire d’un petit garçon. Oh, pas si petit que ça, se défendrait-il. Il avait tout de même cinq ans. Ce n’est pas rien, cinq ans. C’est bien plus que l’espérance de vie d’un smartphone ou d’une voiture électrique dans l’ancien temps. Mais ça, il ne pouvait pas le savoir, ce petit garçon. Il ne savait même pas réellement ce qu’était une voiture. Il était né bien après que ces monstres de métal aient disparu.

C’est l’histoire d’un petit garçon, donc, qui se baladait dans la forêt. Une forêt comment ? Une forêt, ma foi, comme toutes les forêts. Peuplée d’arbres d’essences diverses. Peuplée d’insectes qui agacent le visage et émerveillent les yeux. Peuplée d’oiseaux qu’on ne voient pas mais dont on entend le chant, et qu’on imagine vifs et timides, bariolés et terriblement heureux du retour du soleil. Peuplée sans doute d’autres animaux, eux tour à tour discrets et féroces, dont on ne devine que les traces sur le sol ou sur l’écorce des arbres. Une forêt comme on aurait cru ne plus jamais en revoir. Comme on n’en avait pas connue depuis cent, deux cents, trois cents ans peut-être. Une forêt à laquelle il avait fallu toute la patience de la nature et l’obstination des hommes afin qu’elle renaisse ainsi, verte et grandiose, trois siècles après la Grande Prise de Conscience.

C’est l’histoire, donc, de ce petit garçon, qui se baladait dans une partie de cette grande et belle forêt qu’il n’avait, auparavant, jamais explorée. S’était-il perdu ? Oh non, rassurez-vous. Il avait simplement décidé qu’aujourd’hui, après l’école, après les jeux avec les amis, c’est dans cette part d’inconnu qu’il irait se promener. Vous le trouvez courageux ? Il était simplement confiant. Être courageux, c’est croire en sa chance, ou pire, en sa supériorité sur les autres et sur les éléments. Être confiant, c’est au contraire avoir foi en ce qui nous entoure, être certain de la bienveillance des autres et de son environnement. Et être confiant, c’est ce qu’on lui apprenait depuis longtemps déjà à ce petit garçon de cinq ans. Tout au long des après-midi de l’école en plein-air où l’on lui expliquait la forêt, la nature, les autres êtres vivants, les végétaux et les animaux. La façon d’écouter et d’observer, d’entendre et de voir, pour vivre en harmonie avec cette nature que l’homme avait trop longtemps dans le passé cherché à dompter et à dominer. Ce que la maîtresse expliquait à ce petit garçon et aux autres enfants, c’est qu’il fallait exister ici, maintenant, et prendre conscience de ce qui existait aussi autour de nous. C’était la première et la plus essentielle de leçon.

C’est l’histoire de ce garçon de cinq ans qui, dans une partie inconnue de la forêt, découvrit un vestige. Une relique. La trace d’une époque oubliée. Oh, rien de sacré. Rien de mystique. Un objet inconnu qui le surprit, l’intrigua, l’étonna. L’inquiéta ? Non. Pourquoi s’inquiéter ? On l’a dit, ce petit garçon était confiant. D’ailleurs, les oiseaux se posaient sur cet objet. Les fourmis couraient sur cet objet. La mousse y poussait. Si ces êtres, avec qui le petit garçon apprenait à vivre, étaient confiants face à cet objet, pourquoi le petit garçon ne l’aurait-il pas été ? Apprendre à vivre avec la nature, c’est aussi apprendre à l’observer, l’écouter et comprendre les messages qu’elle nous fait passer. Et ici, nul message d’inquiétude. L’objet qui était là faisait, finalement, partie lui-aussi de la nature.

Qu’est-ce que c’est ? demanda de sa toute petite voix le pas-si-petit-garçon en tendant son bras en direction de l’objet inconnu. Rassurez-vous encore, il ne parlait pas tout seul ce petit garçon qui se promenait dans la forêt. Il ne parlait pas non plus aux animaux et aux végétaux qui évoluaient autour de lui dans cette clairière. Malgré toute la bonne volonté du monde, l’être humain n’avait pas encore acquis cette intelligence capable de décrypter les phéromones des fourmis ou les hululements de la chouette et d’entamer un dialogue avec les autres espèces. En ce siècle, trois cents années après la Grande Prise de Conscience, on écoutait et on était attentif aux autres vivants, même si on ne les comprenait pas toujours. Non, si ce petit garçon posait une question, c’est à son bracelet qu’elle s’adressait.

C’est l’histoire d’un petit garçon qui parle à son bracelet ? Cela devient étrange, me direz-vous. Au contraire, bien au contraire. Dans ce bracelet, le même que portait chacun des membres de son village, était enfermée toute la connaissance du monde. Celle que l’on avait accumulé avant et après la Grande Prise de Conscience. Celle qui pouvait encore servir à l’humain pour qu’il ne commette pas les mêmes erreurs que par le passé. Celle collectée, à force de patience et de passion, par chacun et chacune des hommes et femmes qui avaient peuplé la planète et s’étaient forgés une expérience personnelle méritant d’être partagée. Bien entendu, le petit garçon le savait : on apprend toujours mieux en compagnie d’un humain, quand celui-ci vous explique, vous détaille, vous montre les choses. Mais le bracelet, lui, était toujours disponible. Même quand on était seul dans une forêt. Il vous parlait doucement et vous apprenait lui aussi les choses.

Qu’est-ce que c’est ? avait donc demandé le petit garçon.

Ce sont les restes d’une voiture Aleks, avait répondu factuellement et d’une voix tendre le bracelet. Et face aux nouvelles interrogations d’Aleks – c’était le prénom du petit garçon – le bracelet continua. Il expliqua avec des mots simples, et habilement choisis, qu’une voiture était un moyen de transport disparu. Il en expliqua la forme et les couleurs. Il en expliqua la vitesse et le bruit. Il expliqua comment la voiture avait permis à d’autres humains, il y a si longtemps que personne ne s’en souvenait, de parcourir et de découvrir le monde qui les entourait.

Ça a l’air chouette, une voiture. J’en veux une ! s’exclama Aleks. Alors, le bracelet expliqua comment la voiture, à force de parcourir le monde avait failli détruire celui-ci et nombre des êtres qui le peuplaient. Il expliqua, doucement, le monde d’avant. Celui d’avant la Grande Prise de Conscience. Il expliqua que l’homme pensait alors, qu’à force de technologie et e progrès, il pouvait dominer cette nature qui l’entourait. Que les arbres et les animaux, les plantes et les insectes, avaient bien failli disparaître. Et que sans la prise de conscience et l’action de certains, qui avaient décidé de mettre fin à cette folie, Aleks et ses copains, ses parents, sa maîtresse, et tout ce qui les entoure ne seraient sans doute pas là aujourd’hui.

Ce que l’on avait conservé, pour compte de technologie, c’était ces quelques outils capables d’aider le quotidien, ce four solaire, cette imprimante qui recyclait le plastique, le vélo bien entendu sur lequel Aleks avait encore un peu de mal à avancer… et les bracelets. Seule technologie avancée, mais d’infiniment plus de valeur que beaucoup d’autres, elle permettait aux humains de ne pas oublier. Ne pas oublier leur histoire, leurs histoires, et surtout les erreurs qu’ils avaient commises par le passé. Après la nature, cette mémoire commune était devenue le bien le plus précieux de l’humanité.

Oh, Aleks ne comprenait pas tout ce que lui disait le bracelet, même si le bracelet choisissait avec attention ses mots. Mais après avoir bien écouté son histoire, il en conclut que s’il avait le choix, entre une voiture et ses parents, ses copains – même la maîtresse de l’école en plein-air -, ou entre une voiture et la forêt dans laquelle il se promenait chaque jour… il ne voulait finalement plus de voiture.

Et demain, quand à l’école on lui demanderait Alors, qu’as-tu appris hier Aleks ?, et qu’il raconterait sa rencontre avec la voiture, c’est cette conclusion qu’il partagerait avec ses copains !


Conches-sur-Gondoire / 14 juin 2024