Matière à Fiction

.55 Surprendre les miroirs

(2024-06-21, François Houste)

Arthur était penché au-dessus du lavabo, concentré, une expression presque douloureuse sur le visage. Devant lui, l’armoire à pharmacie était grande ouverte, et sur ses étagères trainaient quelques boîtes de médicaments périmées. Les yeux toujours baissés, il leva la main pour attraper l’une d’elle… et dévia en un éclair son geste pour attraper la porte du meuble la refermé, les yeux cette fois fixés devant lui. Sur le miroir de la pharmacie qu’il venait de refermer, il ne distingua que sa figure en sueur, stressée. Encore raté. Il réessaierait un peu plus tard dans la journée.

Chloé, elle, se trémoussait dans sa chambre. Elle parlait au téléphone avec une copine du date qu’elle aurait le soir-même, et semblait choisir dans le désordre de sa penderie la tenue qui ferait craquer son prince charmant du jour. Sans cesser de parler, elle enchaîna une série de deux pas extrêmement rapides vers la gauche. Dans sa psyché, elle ne put contempler que son reflet, habillé de la jolie robe à fleurs qu’elle portait depuis le matin. Elle se laissa tomber sur le lit derrière elle avec un soupir et lâcha son téléphone. Celui-ci n’indiquait aucun appel en cours.

Rami enchaînait les allers-retours dans le couloir de son appartement, transportant un carton après l’autre comme s’il préparait son futur déménagement. Un œil avisé aurait sans doute vite remarqué que ces affaires qu’il transportait d’une pièce à l’autre étaient toujours les mêmes. Il aurait remarqué également les coups d’œil en coin que Rami jetait au miroir de l’entrée, dans lequel il ne pouvait voir que sa propre silhouette transportant le même carton.

Camille tenait dans sa main ce miroir de poche qu’elle utilisait d’ordinaire pour ajuster son maquillage dans le métro. Assise par terre et accoudée à la table basse de son salon, elle en ouvrait et en refermait l’étui alternativement, parfois après avoir articulé d’une voix claire une sorte de compte à rebours : 1… 2… Dans l’accessoire de beauté, elle ne voyait alors que, grossis plusieurs fois, son œil et sa joue parfaitement colorés.

Jordan, lui, se contorsionnait dans l’étroitesse de sa salle d’eau, une perche à selfie dans la main. Le bras tendu dans un angle improbable, il semblait vouloir faire de lui-même un portrait abstrait ou une œuvre post-moderne. Mais chaque cliché, maladroitement orienté vers le miroir qui occupait le mur à côté de la douche, lui présentait systématiquement le reflet d’un flash et l’image floue des serviettes qui pendaient aux patères de la pièce. Nulle surprise et nulle œuvre d’art.

Arthur, Chloé, Rami, Camille, Jordan… et tant d’autres dont on ne racontera pas ici l’histoire en étaient pourtant convaincus : quand on arrêtait de regarder les miroirs, ceux-ci vivaient leur propre vie. Ils cessaient de refléter des images et se figeaient ou s’ouvraient sur d’autres univers, d’autres dimensions. La théorie était irréfutable. Restait à la prouver.

Et pour cela, il fallait réussir à surprendre les miroirs.


Conches-sur-Gondoire / 21 juin 2024