.58 Ecranoclaste
(2024-07-02, François Houste)En temps normal, Jamel n’aurait jamais fait une gaffe pareille. Mais là, le ciel était tellement pur, tellement bleu au-dessus du vieux port ! Ce n’était pas arrivé depuis des mois. Des années même. Mais cet après-midi, les caprices du vents semblaient avoir repoussé de l’autre côté des collines les fumées d’usine qui encombraient d’habitude la vue. La mer était toujours grise, polluée de microplastique et d’hydrocarbures, mais le ciel avait l’espace d’un instant retrouvé des teintes qu’on aurait cru depuis longtemps oubliées.
Alors, il avait voulu immortaliser ce moment. Pour rester certain, au cours des mois qui venaient, qu’il avait réellement exister. Aussi parce qu’on ne le croirait sans doute pas, au bureau, ou lors du repas de famille du soir, quand il raconterait qu’il avait vu un ciel presque aussi bleu que celui qu’il avait au-dessus de la tête enfant.
Jamel avait sorti son smartphone de la poche intérieure de sa veste et avait tendu les bras devant lui pour cadrer au mieux la photo. Tout à sa prise de vue, il n’avait pas entendu qu’on se glissait à ses côtés. À peine avait-il eu le temps d’apercevoir l’ombre de la canne, que celle-ci s’abattait déjà sur lui, projetant son téléphone au sol et lui fracassant au passage deux phalanges.
« Tu n’adoreras point les écrans ! » avait hurlé l’inconnu, en s’approchant de l’appareil électronique qui gisait par terre. « Tu n’adoreras point les écrans ! » avait-il répété en abattant à nouveau sa canne sur le smartphone. Les composants et les éclats de verre volaient sur le trottoir.
Jamel savait bien entendu que les écranoclastes étaient de plus en plus nombreux en ville. Il en avait croisé certains, reconnaissables à leur hoodie surdimensionné, noir et en général graffé d’un dessin de smartphone barré. Il avait entendu leur sermon au détour d’une promenade au parc. Les écranoclastes prônaient l’abstinence technologique totale, convaincus que les usages numériques du début du XXIe siècle avaient conduit au désastre écologique actuel. Ils vivaient sans smartphone, sans ordinateur, sans aucun appareil intelligent et rejetaient ceux qui en usaient.
Jamel avait pu constater leur violence également. Dans le centre-ville, pas un seul écran publicitaire n’était intact. Les vitrines des magasins d’électroniques étaient régulièrement saccagés. Et les malheureux passants qui osaient encore prendre un selfie ou téléphoner dans la rue étaient bons pour une série d’insultes ou une bastonnade.
Jamel contemplait cette espèce de fou dont la capuche cachait le visage. Terrifié, paralysé, il ne vit pas la seconde silhouette s’approcher de lui par derrière. Quand le premier coup de canne s’abattit sur son crâne. Il tomba à genoux.
« Tu n’adoreras point les écrans ! » entendit-il encore, alors que l’on continuait à frapper.
Jamel, couché sur le sol, n’avait plus qu’une seule pensée.
Personne ne saura à quel point le ciel était bleu aujourd’hui…
Conches-sur-Gondoire / 02 juillet 2024