.59 Kraken
(2024-07-07, François Houste)Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles. La nuit était calme, sans un soupçon de vent. Et sur le pont du vieux gréement, les quelques marins de quart n’avaient rien de mieux à faire que d’échanger quelques histoires.
— Mais toi McKenzie, tu navigues depuis tellement longtemps, tu dois en avoir des choses à raconter…
Lancée par Fraser, un jeune matelot moins timide que les autres, la phrase était adressée au plus âgé des marins du groupe. Celui qui, cheveux grisonnants et bonnet de travers sur le crâne, fumait sa pipe accoudé au bastingage.
— Arrête ! l’avait interrompu Flynn, un des autres vétérans du bord, d’une voix mi-autoritaire, mi-moqueuse. Arrête, le lance pas !
— Elles ne t’intéressent pas mes histoires, Flynn ?
— Je les ai entendues cent fois. Si c’est pour que tu déballes encore tes délires de Kraken, je préfère encore aller voir ce qui se passe sur la passerelle.
Flynn tourna le dos au petit groupe.
— Vas-y, McKenzie, raconte ! Tu vas les passionner ! lâcha-t-il simplement avant de s’éloigner, accompagné de deux autres marins.
Il n’en fallait pas plus pour donner envie aux quelques mousses qui entouraient encore McKenzie d’en savoir davantage. Après quelques prières pour la forme, le vieux matelot commença ainsi l’histoire du Kraken :
« J’étais tout jeune à l’époque. Peut-être même plus jeune que toi, Fraser.
J’avais réussi à me faire enrôler comme apprenti sur un grand navire de commerce, contre l’avis de mes parents. Par goût de l’aventure. J’ai toujours été attiré par l’océan. Mon paternel m’avait pourtant mis en garde contre les tempêtes, les pirates, les monstres marins, les naufrages et les sauvages cannibales qui peuplaient les îles sur lesquelles je ne manquerais pas de m’échouer. Rien n’y a fait. Dès que j’ai été en âge de fuir la maison, je suis parti pour le port le plus proche et j’ai cherché à rejoindre un équipage. La destination importait peu ! C’était le large, l’inconnu, l’aventure qui m’intéressaient. Je pouvais bien partir vers l’est ou l’ouest, l’Amérique, l’Afrique ou l’Asie… tant que j’étais en mer…
Le but de cette première expédition, c’était le Pacifique et ses îles. Le vaisseau était mandaté pour le commerce de plantes exotiques avec un peuple d’indigènes arriérés. Du troc de bibelots contre des fruits, des aromates ou des épices que nous revendrions à prix d’or ici.
Le capitaine, que je n’ai vu que de loin sur la dunette du navire, avait la réputation d’être quelqu’un de droit et honnête, respectueux à la fois de sa mission, de son équipage et des éléments qui l’entouraient. Il faisait preuve d’une sorte de bienveillance autoritaire. Et s’il n’en résultait pas à bord une atmosphère de franche camaraderie, au moins l’ordre y régnait. Je n’ai vu pendant les longs mois qu’a duré la traversée que très peu de bagarres ou d’esclandres. Bien moins en tout cas que sur les voyages que j’ai pu faire par la suite.
Durant ce voyage, il y a deux hommes qui m’ont particulièrement marqué. Le premier c’était le médecin du bord, Monsieur Jenner. Un petit noble anglais, de basse extraction mais suffisamment lettré et éduqué pour s’occuper correctement de l’équipage et s’assurer que sa condition physique reste bonne. J’ai passé pas mal de temps avec Monsieur Jenner. Il me faisait souvent appeler pour l’assister dans de menues opérations, comme la préparation de certaines médecines, ou parfois pour l’accompagner en visite auprès des hommes qui n’étaient pas de quart. Allez savoir, peut-être m’avait-il pris en affection.
Monsieur Jenner ne voulait pas seulement être le médecin du bord. Non. Il se voyait aussi comme une sorte de guide moral pour nous, l’équipage. Il n’hésitait jamais à partager avec nous quelques pensées. Un discours quasi-mystique. Oh, pas de la même nature que celui du Père Jenkins, l’aumônier de bord. Non, non. Les deux hommes ne s’appréciaient guère. Monsieur Jenner se voyait lui comme… comment disait-il déjà ? Ah oui : un prêtre de la nature. Je me souviens bien de certaines phrases qu’il répétait, d’une voix claire : Respecte l’océan et l’océan te respectera ! ou N’abuse pas des bienfaits de la nature, car son tarissement sera ta fin !
Certains à bord l’appréciaient. D’autres ne faisaient que le supporter. Mais je suis bien obligé d’admettre, pour ma part, que son discours impressionnait ma jeunesse et que j’ai bien souvent été tenté de lui demander de m’expliquer certains de ses préceptes.
L’autre homme dont je me souviens surtout n’aurait pas pu être plus à l’opposé de Jenner qu’il ne l’était. C’était un maître d’équipage du nom de Murray. Violent, vindicatif. J’ai malheureusement passé quelques quarts sous ses ordres et croyez-moi, ce sont quelques-unes des heures les plus dures que j’ai pu vivre sur un navire. Et encore, je n’étais pas vraiment son souffre-douleur. D’autres, plus jeunes, encaissaient plus que moi ses moqueries et ses brimades. Murray n’aimait rien, ou en tout cas ne semblait rien aimer, autant que la brutalité et la violence.
Pendant les périodes de calme à bord, quand il n’était pas de quart et qu’il ne dormait pas, son plus grand plaisir semblait être de guetter depuis la proue du navire les quelques bancs de dauphins qui nous accompagnaient parfois. Surtout depuis que nous croisions dans les eaux chaudes du sud. Et puis, d’en tuer le plus grand nombre à l’aide d’un harpon qui n’appartenait qu’à lui. Croyez-moi, il faut être sacrément fort pour tuer d’un coup un dauphin de cette façon, et Murray était extrêmement doué à ce jeu. Parfois, le navire laissait dans son sillage une suite de cadavres. Des morts cruelles. Inutiles, car elles n’agrémentaient notre vie à bord d’aucune façon. Murray tuait pour le plaisir.
Vous imaginez bien que Murray et Monsieur Jenner se prenaient parfois le bec. Les sermons de Jenner semblaient glisser sur la peau tannée du maître d’équipage, et le comportement de Murray, lui, énervait au plus haut point le médecin de bord. Aussi, la plupart du temps, ils prenaient soin de ne pas se croiser et Jenner envoyait volontiers un assistant quand un membre du quart de Murray nécessitait une visite ou un examen. »
Fraser n’y tenait plus. Interrompant le récit de McKenzie, il osa une question.
— Mais quel rapport avec le Kraken ?
— J’y viens ! J’y viens, répondit le vieux marin avec un sourire.
Il aspira deux nouvelles bouffées de tabac et jeta d’un coup d’œil à la dunette depuis laquelle Flynn semblait le regarder d’un air amusé. Puis, se tournant de nouveau vers Fraser et le groupe de marins, il reprit son histoire.
« C’est à peu près vers le milieu du voyage, si ma mémoire est bonne, que c’est arrivé. J’étais alors de quart. Nous étions en plein de cœur de l’Océan Indien et pas une terre n’était en vue. Le navire s’était retrouvé piégé au cœur d’une gigantesque tempête.
J’en tremble encore, rien qu’à l’évoquer. Une tempête comme je n’en ai jamais revue depuis. La nuit s’était faite en plein jour, et le ciel avait choisi cet après-midi pour déverser sur nous l’entièreté de l’eau qu’il contenait. Le tonnerre n’en finissait pas de rouler, et les vagues qui nous entouraient semblaient plus hautes que les plus hauts sommets jamais gravis par l’homme. Plus raides aussi. Plus… sauvages. Dans un tel déluge, Noé n’aurait jamais réussi à sauver le moindre des animaux de la création. »
McKenzie s’interrompit pour se signer. Deux fois. Sans que l‘on sache bien si l’émotion qu’il ressentait était réelle ou s’il ménageait ainsi ses effets.
« J’étais de quart, donc. Et sous les ordres directs de Murray malheureusement. Je repensais à mon père et à ses avertissements, et lui donnais mille fois raison, me disant toutefois que les tortures qu’il m’avait décrites si souvent, aucun sauvage n’aurait l’occasion de me les infliger. Mon corps serait simplement perdu en mer. Dévoré par les crabes. Oublié pour l’éternité.
La terreur devait se lire sur mon visage, se deviner à chacun de mes gestes. Elle paraissait en tout cas évidente à Murray, qui lui s’en régalait. Il s’approcha de moi et hurla à mon oreille : Alors ? Tu regrettes les jupes de ta mère, hein, gamin ? Quel putain de dommage que ton premier voyage soit aussi ton dernier. La moitié de l’équipage ne survivra pas à cette journée, tu sais ! C’est toujours pareil dans ce genre de tempête. Toujours… Alors, à quelle moitié tu penses appartenir, gamin ? Celle qui réparera la mâture demain ou celle qui servira de pâture aux requins ? Et il partit d’un grand éclat de rire, plus sonore même que la pluie qui tambourinait sur le pont autour de nous. Un rire coupé net par une vague qui, prenant le bateau de travers, nous entraîna tous deux à travers le pont et par-dessus bord.
Je tentais bien, comme Murray sans doute, de m’accrocher au bastingage. Mais mes mains glissèrent sur le bois mouillé. Rien ne put me retenir. Je transperçais la surface agitée de l’eau et sombrais dans le froid de la mer.
Je n’avais plus conscience ni du haut, ni du bas. N’existaient plus pour moi que le bruit assourdi de l’océan et la violence des courants. J’étais hors du temps, hors des éléments… et étrangement, tout me semblait calme après le vent, la pluie et les vagues de la surface. Passé la surprise, l’oppression vint. Le manque d’oxygène. La noyade. Murray avait eu raison, je ferai partie aujourd’hui de cette moitié de l’équipage qui ne verrait pas le jour d’après. Je dirigeais mes pensées vers ma mère, à qui j’aurais voulu dire Adieu. Vers mon père, à qui j’aurais voulu dire qu’il avait raison… quand ai-je sentis soudain quelque chose, ou quelqu’un, me saisir la cheville et me tirer brusquement hors de l’eau.
J’étais sur le point de suffoquer pour de bon quand mon visage retrouva l’air libre. Je toussais. Crachais l’eau qui avait commencé à envahir mes poumons. J’ouvrais les yeux.
Et c’est là que je le vis…
Le Kraken.
Oui ! Le Kraken. Ne me regardez pas comme si j’étais un vieillard qui délire ! Je l’ai vu ! Comme je vous vois ! Dans la lumière des éclairs qui déchiraient encore le ciel, j’ai vu quatre, cinq, six longs tentacules se saisir du navire et le soulever hors de l’eau. Hors de portée des vagues qui menaçaient à chaque instant de le faire chavirer. Mon premier sentiment ? La peur, bien sûr. Malgré le vacarme assourdissant de la tempête, je m’attendais à chaque seconde à entendre le bruit de la coque se briser sous la colère du monstre. À voir les éclats de bois voler tout autour de moi. Les trois mats disloqués s’abattre dans l’océan…
Mais rien de tout cela.
Les mouvements du monstre semblaient d’une douceur et d’une grâce absolue. Il portait notre gréement avec une infinie délicatesse et lui permettait de rester stable dans la tempête, d’avoir un répit face à la violence des éléments déchaînés. En baissant, ou en relevant la tête, je ne sais plus réellement dans quel sens j’étais alors, je vis que ce qui m’avait tiré hors de l’eau était l’un de ces mêmes tentacules. Un tentacule qui, d’un geste lent, mesuré, s’approcha du pont du navire et m’y déposa presque tendrement.
Je restais un moment hagard. Trempé, assis sur le pont et fixant le tentacule qui s’éloignait, je comprenais à peine ce qui venait de m’arriver. Autour de moi, quelques marins me fixaient, incrédules. Debout, un peu à l’écart se tenait Monsieur Jenner, les yeux rivés sur l’immense bras qui venait de me relâcher et… un large sourire aux lèvres. Se dirigeant doucement vers moi, il hurla à mon intention : Il est venu à votre secours ! Vous avez vu ? Il vous a sauvé ! Un autre tentacule apparut alors. Regarde ! cria à nouveau Monsieur Jenner. Il me montrait le marin qui pendait au bout du monstrueux appendice. Je commençais à reprendre mes esprits.
Mais qu’est-ce que c’est ? demandai-je. C’est le Kraken ! Il est venu pour nous sauver ! me répondit, toujours criant, Monsieur Jenner. Je l’avoue, sur le moment je n’ai pas vraiment compris de quoi il me parlait. Dans le rugissement de la tempête, les mots semblaient avoir perdu leur sens. Le second tentacule avait déjà disparu et le médecin s’approchait du bastingage tribord. Le pont était étrangement stable dans la tempête. La force qui maintenait notre navire hors de l’eau offrait un répit à tout l’équipage.
Hésitant sur mes jambes, je m’approchai de Willis, le second marin secouru, qui tremblait de toutes parts. J’appelais Monsieur Jenner à l’aide. Viens voir ! fut son unique réponse. Je n’ai pas eu besoin de me déplacer pour comprendre ce qu’il voulait me montrer. La surface chaotique de l’eau venait de se déchirer à quelques mètres de nous et à travers cette fissure un œil gigantesque nous contemplait. Hypnotisé par cette vision, je m’approchais du bord en soutenant Willis. Jenner, lui, semblait être devenu fou. Les yeux exorbités, il criait à l’adresse du monstre une prière dont j’ai préféré oublier les paroles. Cette vision ne dura pas plus de quelques secondes.
L’œil disparut dans les profondeurs et la mer se referma.
Et Willis s’écroula sur le pont.
Je criai de plus belle à l’intention du médecin Monsieur ! Monsieur, l’équipage a besoin de vous ! Monsieur Jenner cessa alors de fixer les vagues, comme libéré de sa transe et se tourna vers moi : Vous avez raison McKenzie, conduisez-le à l’infirmerie. Je viens immédiatement m’occuper de lui et des autres.
Les heures passèrent rapidement tandis que nous remettions de l’ordre dans l’infirmerie et commencions à nous occuper des blessés. La tempête avait tout de même fait d’importants dégâts. Mais porté par les tentacules de notre… sauveur, il faut bien l’appeler ainsi, nous ne la ressentions presque plus. Le vaisseau était d’une stabilité déconcertante, et en dehors des sifflements du vent et du battement de la pluie nous aurions pu nous croire sur une mer d’huile.
Les hommes défilaient dans la petite pièce, qui avec une contusion, qui avec une fracture. Et à mesure que Monsieur Jenner les soignait, je me rendais compte que nombreux étaient les absents. Semblant comprendre mon regard, le médecin ne dit qu’une phrase : Dans une tempête comme celle-là, il n’est pas rare de devoir sacrifier la moitié de l’équipage pour sauver l’autre. Quand nous sortîmes de l’infirmerie, quelques heures plus tard, les nuages s’étaient faits plus rares et le navire avait retrouvé le tangage et le roulis réguliers d’une mer doucement agitée. Nulle trace autour du Kraken. »
Le silence s’était fait autour de McKenzie et seul Fraser osa poser la question qui brûlait les lèvres de chacun.
— Et qu’est devenu Murray ?
— Murray ? répondit McKenzie. Depuis ce jour, je ne l’ai jamais revu…
Conches-sur-Gondoire / 01 juillet 2024