Matière à Fiction

.60 Amoureuse

(2024-08-11, François Houste)

Mais, peut-être qu’elle essaie de te dire quelque chose.

Au début, Michèle Verdu avait trouvé la remarque de sa fille absurde. Le genre de phrase déconnectée de la réalité, à mi-chemin entre bêtise et poésie, qui ne peut sortir que de la bouche d’une enfant de quatre ans. Et puis, ces paroles lui étaient restées dans la tête. Elles avaient fait leur chemin et elle avait commencé à y réfléchir peut-être un peu plus sérieusement qu’elle ne l’aurait voulu.

Depuis quelques semaines déjà, c’est vrai, sa voiture autonome se comportait étrangement.

De petits désagréments. Des micro-pannes. Ce qui lui avait d’abord semblé n’être que des erreurs de réglage. Rien de bien grave en somme. Mais elle avait bien remarqué cette trajectoire un peu moins rectiligne quand elle sortait le matin de l’allée de son garage. Un temps d’attente peut-être un peu plus long entre le préchauffage et le démarrage effectif du moteur. Des détails.

La visite chez le garagiste-informaticien n’avait rien donné. En se frottant machinalement les mains sur un chiffon blanc et propre – ce tic persistait chez les garagistes, même si leur métier ne consistait plus qu’à manipuler des claviers et des écrans, et ne comportait plus aucun acte de mécanique – celui-ci s’était raclé la gorge et expliqué de manière d’autant plus condescendante qu’il s’adressait à une femme : C’est une question d’apprentissage, vous savez. Ces machines-là, c’est bourré d’intelligence artificielle et d’algorithmes dans tous les sens. C’est extrêmement complexe et très sensible. Si vous voulez, c’est un peu comme vous : vous mettez un peu plus de temps à vous endormir quand vous êtes en vacances, parce que vous n’êtes pas dans votre chambre habituelle ? Non ? Le changement, tout ça… Bah votre voiture, c’est pareil. Faut qu’elle s’habitue, qu’elle découvre, qu’elle apprenne. C’est sensible ces trucs-là. Comme une femme. Ça fera 250€ plus la main d’œuvre.

Michèle Verdu aurait eu beau argumenter qu’elle possédait la voiture depuis déjà quatorze mois, elle avait senti que le garagiste n’aurait pas évoqué autre chose qu’une sensibilité – comme une femme – et un besoin d’adaptation – comme une femme aussi, certainement – du véhicule. Alors elle avait réglé et laissé tomber.

Rien n’avait changé dans le comportement de la voiture, évidemment. Les petits défauts de trajectoire et les temps d’arrêt lors de la mise en route, certains matins, étaient restés les mêmes. La situation avait même empiré quelques jours plus tard, alors qu’elle roulait sur la voie rapide qui menait à son bureau. La voiture avait brusquement accéléré, emprunté la sortie la plus proche avant de traverser le viaduc qui enjambait la voie rapide et de reprendre celle-ci dans la direction opposée. Engagée dans le trafic, elle avait remonté les files de véhicules en zigzagant d’une voie à l’autre, à certains moments à la limite de l’excès de vitesse. Les accélérations étaient soudaines. Les freinages brutaux. Jamais la voiture n’avait eu ce genre de comportement auparavant.

Michèle Verdu n’avait pas immédiatement su comment réagir, surprise, secouée alors qu’elle lisait comme tous les matins les derniers potins people sur les réseaux sociaux, le siège conducteur en position semi-allongée. Le temps de retrouver son équilibre après la série de zigzags, de redresser le dossier de son siège et d’atteindre l’écran de contrôle, la voiture avait repris une vitesse normale et s’était collé au train d’un joli cabriolet mauve. Michèle Verdu avait alors remis les commandes en mode manuelle et avait maladroitement – c’est fou ce que l’habitude de conduire disparaissait vite quand on possédait un véhicule autonome – conduit jusqu’à son bureau. Elle accusa ce matin-là un retard de trente minutes qu’elle imputa à un caprice de sa fille, tant elle ne trouva pas crédible une explication du genre Oh, la voiture n’en a vraiment fait qu’à sa tête ce matin ! Je n’ai rien pu faire.

Une nouvelle visite chez le garagiste avait bien entendu suivi cet incident. Mais pour seule explications, celui-ci avança Ouais, un bug du GPS. Ça arrive. C’est pas fréquent, mais ça arrive. Tout en se frottant machinalement les mains sur un chiffon toujours immaculé.

Mais, peut-être qu’elle essaie de te dire quelque chose.

C’est à ce moment-là que sa fille lui avait suggéré ce diagnostic, sans quitter des yeux son dessin-animé préféré, assise bien droite sur le canapé du salon.

La phrase résonnait encore dans sa tête ce matin-là quand elle s’apprêta, avec un peu d’appréhension, à se rendre au bureau. Elle tapota doucement la carrosserie de la voiture, un peu comme un flatte l’encolure d’un cheval avant une course, histoire de rassurer le véhicule. Savait-on jamais. Elle venait d’ouvrir la portière du conducteur et s’apprêtait à prendre place dans l’habitacle quand le cabriolet mauve flambant neuf du voisin passa dans la rue. Le moteur vrombit, la voiture autonome démarra seule et Michèle Verdu qui n’avait mis qu’un pied dans l’habitacle perdit l’équilibre et tomba à la renverse dans l'allée du garage. La portière encore ouverte se referma en heurtant le pilier du portail et la voiture disparut à l’angle de la rue.

Assise par terre dans l’allée vide, Michèle Verdu comprit enfin.

Eh merde ! Elle est amoureuse cette conne.


Conches-sur-Gondoire / 11 août 2024