.61 Adoption
(2024-08-13, François Houste)Mallick n’était vraiment pas le genre d’individu que vous fréquentiez par plaisir. En général, après quelques minutes auprès de lui, les premiers adjectifs qui vous venaient en tête étaient "prétentieux", "malpoli", "hautain", voire carrément "dédaigneux". C’est que Mallick avait une très haute opinion de lui-même et, en miroir inversé, une très maigre opinion des personnes qui l’entouraient.
Mallick vivait seul dans un appartement plutôt coquet du centre-ville. Il occupait ses journées de tâches très importantes, inaccessibles jugeait-il au commun des mortels et maintenait ce logis, son temple, dans un état de calme et de propreté qui virait parfois à l’obsession. Conditions, disait-il, indispensable à qualité de son "œuvre". Les quelques personnes qui avaient eu l’honneur d’entrer dans l’appartement en avait très rarement renouvelé l’expérience, tant le propriétaire des lieux avait été sur leur dos, lourd, maniaque, quant au silence et à l’ordre qui devait y régner.
Mallick, toutefois, avait quelques relations. Même le plus solitaire des génies a parfois besoin de s’entourer, ne serait-ce que pour jauger à certains moments de sa supériorité naturelle ou pour éclairer simplement le monde de son aura, son intelligence et son bon goût. Ses amis – ils étaient trois à se considérer comme tels – ne semblaient pas prendre ombrage de cette domination. De leur point de vue, ils étaient la composante essentielle de ce petit groupe : ils contribuaient à rendre la vie de Mallick moins triste et solitaire. Mallick ne partageait bien entendu pas ce point de vue, mais avec une mansuétude qui ne lui pas si inhabituelle, consentait à leur laisser ces quelques illusions.
Chacun, au sein du petit groupe, campait sans rancœur aucune sur ses opinions, persuadé d’être le bienfaiteur d’un autre.
Au rendez-vous habituel que la petite bande s’était fixée dans un bar du coin de la rue, à quelques pâtés d’immeubles de l’appartement de Mallick, celui-ci apparut un soir bien souriant. Presque épanoui, auraient dit ses amis s’ils ne l’avaient si bien connu. Son grand bonjour, expressif et jovial détonnait avec les saluts à peine articulés qu’il proférait habituellement. Et loin de se contenter de se moquer ou de répondre avec une répartie souvent cinglante aux anecdotes de ses interlocuteurs, il entama cette fois-ci de lui-même la conversation.
— Ça y est. J’ai adopté. Il est arrivé hier. Il s’appelle Wipet.
Mallick n’attendait de cette entrée en matière que des félicitations. L’événement était heureux et important pour lui, il devait l’être pour ses trois compagnons de soirée. Les compliments ne tardèrent d’ailleurs pas à arriver.
— Bravo, dit l’un.
— Félicitations ! enchaîna un autre.
— Eh ben ça, pour un changement ! Ça va ? La nuit n’a pas été trop dure ? s’enquit directement le troisième des comparses. Pas trop de chambard ?
Mallick prit bien entendu le temps de savourer les compliments avant de répondre. Il brillait, une fois encore, parmi le petit groupe. La tête bien droite, le torse très légèrement bombé, certain d’avoir l’attention de chacun, il ne lâcha que quelques détails.
— Tout s’est extrêmement bien passé. Wipet a pris très vite ses marques dans l’appartement. Il est installé dans un coin de la cuisine et il est très silencieux. C’est pour cela que je l’ai choisi, lui et pas un autre !
— Tu m’étonnes ! Te connaissant, tu n’aurais jamais supporté d’avoir une boule de nerf chez toi. On la connaît ta manie du calme !
Mallick ne se froissa pas de la remarque. Il l’ignora. Profitant du silence de son interlocuteur, ce même ami qui avait commencé l’interrogatoire continua alors sur sa lancée.
— Et l’hygiène ? Ca va pas être trop dur ? On te connaît Mallick, t’es un poil tendu sur ce point si tu me permets. Et il y a quand même des choses qu’il soit pas propre tout de suite tout de suite ton invité, surtout s’il est jeune.
L’un des autres membres du petit groupe compléta la remarque, surtout histoire de prévenir toute susceptibilité de la part du nouveau maître.
— Pas qu’on soit pas content pour toi, hein. Mais bon, on se demande. C’est plus qu’on s’inquiète, tu vois.
Mallick sourit à nouveau, mais répondit cette fois de manière un peu plus précipitée.
— Vous avez raison. Je sais, je sais. Je suis peut-être parfois un peu à cheval sur l’hygiène. On a les défauts de ses qualités, que voulez-vous. Mais justement, j’ai choisi le plus propre de tous. Vous n’avez aucune inquiétude à avoir ce point !
Devant la certitude affichée de Mallick, ses compagnons de la soirée se détendirent, et les félicitations arrivèrent à nouveau.
— C’est vraiment chouette alors, réitéra l’un d’eux. Ca va te changer la vie. Ca va te faire un bien fou cette compagnie dans ce grand appartement. Tu vas devenir un autre homme, j’en suis certain. Et il accompagna cette dernière remarque d’un clin d’œil auquel Mallick ne pu s’empêcher de rougir légèrement, avant de poser enfin la question que chacun attendait : C’est quoi comme race ?
Et quittant son air satisfait, le visage de Mallick se décomposa et prit une expression perplexe.
— Comme race ?
— Oui. C’est quoi ? Un cocker ? Un caniche ? Plus petit vu ton appart’. Un teckel ?
— Non, non, vous n’y êtes pas du tout, répondit Mallick conscient alors du malentendu. Non, c’est un aspirateur-robot que j’ai adopté !
Conches-sur-Gondoire / 13 août 2024