Matière à Fiction

.62 Toby

(2024-08-16, François Houste)

Tout ce que Corrie dessinait, si elle le désirait suffisamment fort, devenait réel. C’était un don qu’elle s’était découverte vers l’âge de six ans, au hasard d’une soirée en garderie après l’école.

Sur l’une des feuilles qui trainaient là, pendant que les animateurs étaient occupés à partager les derniers ragots qu’ils avaient spotés sur les réseaux sociaux et que Clara et Simon, les deux autres enfants restant à cette heure avancée, regardaient la télévision, Corrie avait dessiné un chien. Celui qu’elle rêvait d’avoir à la maison, mais que ses parents lui refusaient toujours. Un petit chien, un peu corniaud. Le poil court et les pattes courtes. Le pelage blanc tâché de marron et de noir. Un cocard sombre autour de l’œil droit et une petite queue vive qui s’agiterait quand elle rentrerait de la garderie en fin d’après-midi.

Et puis, comme elle avait six ans et dessinait avec tout le talent de son âge, une tête trop grosse pour son petit corps de toutou, un contour pas très régulier tracé au feutre vert-pomme, des yeux pas vraiment l’un en face de l’autre et seulement, seulement trois pattes. Une fois le feutre noir qui avait servi à cercler l’œil droit reposé sur la petite table, Corrie avait fièrement contemplé son œuvre et avait pensé Je l’appellerai Toby !

Et dans un petit flash de lumière… Toby était apparu.

Pendant quelques secondes, personne ne le remarqua. Toby restait debout, immobile dans un coin de la pièce. Mais après s’être gratté doucement le cou avec son unique patte arrière, il avança vers Clara qui poussa un grand cri aigu. Simon retourna et accompagna à l’unisson ce cri de surprise. Et Toby, tout excité, se mit à bondir, grimpa sur la table et poussa des aboiements dont le son évoquait le bruit du papier que l’on déchire.

Corrie resta paralysée devant l’incarnation du chien qu’elle avait dessiné. Doucement, ses yeux quittèrent la créature qui était apparue devant elle et se baissèrent vers son dessin. C’était bien les mêmes trois pattes, les mêmes tâches marrons et noires, dont l’une autour de l’œil droit, la même queue qui s’agitait d’un rythme soutenu. Le même Toby.

Qu’est-ce qui se passe ici ?

La voix de l’animateur tira Corrie de sa surprise. Et par réflexe, elle froissa le dessin qu’elle tenait encore dans les mains. Toby disparut dans le même petit flash de lumière qui l’avait vu apparaître.

Clara ? Simon ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda plus fort le moniteur. Mais face aux quelques sons inarticulés et entrecoupés de sanglots qui sortaient de la bouche des deux enfants, il ne put que se tourner vers Corrie en réitérant sa question.

Je. Je, je sais pas… Moi, je dessinais, répondit-elle. Mentant à peine et serrant plus fort dans son poing le dessin de Toby.

L’animateur la fixa dans les yeux, mais Corrie ne détourna pas son regard. Ce fut la voix de Clara, dont les sanglots s’étaient enfin calmés, qui interrompit le duel.

Il y avait un monstre sur la table ! hurla-t-elle.

Ce à quoi Carry ne put s’empêcher de répliquer, du tac au tac :

Toby n’est pas un monstre !

Le silence se fit soudainement dans la pièce et l’ensemble des regards se tournèrent instantanément vers Corrie. La seconde animatrice, qui avait rejoint le petit groupe entre temps, poursuivit l’interrogatoire.

Corrie. Tu peux nous dire qui est Toby ?

Toby, c’est un chien qui vit dans le quartier. Il est gentil, mais je pense pas qu’il ait une maison. Il a jamais fait de mal à personne. Il vient me voir des fois. Peut-être qu’il est entré parce qu’un des portes de la cantine est restée ouverte ?

Corrie avait parlé très vite, pour ne pas laisser le temps aux adultes de réfléchir à ses mensonges, tout en serrant toujours fort le dessin de Toby. Surpris par cette assurance, les adultes semblaient accepter à moitié l’hypothèse. L’animatrice demanda à son collègue d’aller vérifier la porte de la cantine avant de se tourner vers Simon qui sanglotait toujours.

Simon, ce que vous avez vu, ça ressemblait à un chien ?

Simon n’eut comme seule réponse qu’un hochement de tête incertain.

Clara tenta bien quelques minutes encore de défendre l’hypothèse du monstre, mais la confirmation que la porte de la cantine était effectivement restée entrouverte finit de convaincre les deux animateurs que l’histoire de Toby, le chien errant, était vraie. Les parents allaient de toute façon bientôt arriver, il était temps de ranger la garderie.

Au moment de retourner chez elle, Clara lança à Corrie un dernier regard sombre avant de se tourner vers sa mère et de tenter de la convaincre de ne plus jamais la laisser en garderie le soir. Les parents de Corrie, eux, eurent droit à une discussion avec les animateurs de la garderie, ces derniers les enjoignant surtout de mieux surveiller leur fille quand elle jouait dehors et de comprendre le danger que pouvaient représenter les chiens errants.

Une mise en garde qu’ils ne comprirent pas vraiment.

Et Toby ?

Pendant longtemps, personne ne le revit en dehors de Corrie. Elle l’invoqua quelques fois dans sa chambre, quand ses parents étaient trop occupés et que la solitude se faisait trop grande. Mais, vous vous en doutez, avec les années, ses visites s’espacèrent. En grandissant, Corrie s’était trouvé des amies, des passions, et avait de moins en moins besoin de Toby.

Jusqu’au jour où… à trente ans passés, l’homme qui était devenu son fiancé lui demanda Mais, tu n’as jamais rêvé d’avoir un chien ?

Pour toute réponse, Corrie sortit d’un tiroir une vieille trousse de feutres.


Conches-sur-Gondoire / 16 août 2024