Matière à Fiction

.64 La roue de la fortune

(2024-09-01, François Houste)

« La vie est une loterie ! »

Le slogan clignotait en lettres de néon au dessus du barnum, en plein milieu de la fête foraine du village, et la foule était déjà nombreuse ce matin de mai ensoleillé à faire la queue pour tenter sa chance. La roue s'installait ici chaque année, et faisait sans distinction chanceux et malheureux. Chacun pouvait venir y tenter – ou y risquer, selon les points de vue – sa propre chance, une seule et unique fois au cours de la foire.

Charly connaissait la roue depuis qu'il était tout gamin, et d'abord par les explications de son père : Tu vois, Charly ? lui avait-il dit alors qu'il n'avait pas encore trois ans, en désignant le chapiteau, tu vois, là-dedans, il y a la roue de la chance. Je ne peux pas te la montrer, tu es pour l'instant trop petit pour entrer. Mais imagine. Imagine une gigantesque roue, toute colorée et éclairée, qui tourne, tourne, tourne très vite devant toi et qui, quand elle s'arrête, a exaucé ton plus beau rêve. Imagine un peu. C'est ça la roue, une occasion de voir se réaliser tous tes vœux ! Il suffit simplement que tu le veuilles assez fort ! Son père lui expliquait tout cela avec des étoiles dans les yeux, convaincu de sa chance, puis le renvoyait bien vite à la maison avant de prendre sa place dans la file d'attente qui grossissait déjà devant le barnum.

Le père de Charly déformait peut-être un peu la réalité, c'est vrai. Il voyait peut-être la roue un peu plus belle qu'elle ne l'était réellement. C'est le grand défaut des gens qui ont les yeux qui brillent. Ils voient parfois la vie plus belle qu'elle ne l'est en vrai. Le grand-père de Charly, qui avait plus vécu et avait fait plus de tours de roue, décrivait peut-être celle-ci avec un peu plus de réalisme : La seule question, disait-il, pour que tes rêves se réalisent, c'est qu'est-ce que tu es prêt à sacrifier pour cela ? C'est tout. Et effectivement, la description du grand-père était sans doute plus honnête.

Tout était une affaire de mise. Et la roue ne pouvait vous récompenser qu'à hauteur du pari que vous osiez faire. Mais Charly avait mis du temps à comprendre cela. Parce que c'est compliqué de comprendre tout cela quand on est petit, et parce qu'il lui avait fallu beaucoup observer pour réellement comprendre ce que faisait la roue sur les personnes qui l'entouraient. Et depuis que le père de Charly lui avait montré, pour la première fois, le néon brillant au-dessus du barnum, Charly avait beaucoup observé.

Il avait vu son grand-père, alors que lui-même était tout gamin, gagner l'apéro du soir pour tout le village – simplement parce qu'il était comme ça son grand-père, généreux – y perdant au passage quelques dents qui de toutes façons ne s'accrochaient plus à ses gencives que par miracle. Il avait vu sa grande-cousine, Carmen, serrer dans ses bras un chiot, un toutou tout mignons avec ses poils longs et blonds, en sortant de la tente après qu'elle eut mis en jeu cette vieille peluche, ce doudou qu'elle avait eu tout bébé, à laquelle mine de rien elle tenait tant. Il avait vu Dimitri aussi, son copain de classe de toujours, perdre les meilleures notes de son bulletin et son statut de chouchou du maître d'école, sur un mouvement malheureux de la roue, alors qu'il rêvait d'une voiture téléguidée.

Mais il avait vu plus dramatique encore. Même s'il ne l'avait alors pas totalement compris. Il avait vu – pour ainsi dire – Vanessa, une fille de sa classe, disparaître. Complément. Totalement. Simplement parce que sa mère était prête à tout miser pour retrouver l'amour perdu de son mari.

Il avait vu son père aussi, surtout, entrer chaque année sous le grand chapiteau, en revenir au volant de la voiture de sport dont il avait toujours rêvé sans rien perdre cette fois, et l'année d'après perdre son emploi et sa situation pour la simple envie d'une autre voiture, plus puissante encore. Il l'avait vu gagner des bricoles, des gadgets, ces années où il n'osait risquer grand chose. Et perdre ensuite l'amitié de ses proches sur un coup de tête.

Il avait vu surtout sa mère, qui elle ne croyait pas en la roue et n'entrait jamais sous le chapiteau, tenter malgré toutes ces joies et ces revers de fortune, de continuer à l'aimer, et à assurer malgré les paris perdus une vie décente à l'ensemble de la famille. Y compris quand son père jouait l'ensemble des économies du ménages en promettant qu'après cette fois – c'était certain – ils ils n'auraient plus jamais à jouer de leur vie ! Oui, Charly avait bien vu tout ce que la roue pouvait apporter, mais surtout ce qu'elle pouvait emporter. Ce qu'elle pouvait détruire.

Alors qu'aujourd'hui il avait dix ans, et que pour la première fois il allait pénétrer dans le barnum, sous les larges lettres de néon, il avait pris soin de bien réfléchir à ce qu'il allait demander à la roue. Il avait repensé à son père, à son grand-père, à Dimitri ou à Vanessa. À sa mère également et aux autres habitants du village dont il voyait la vie changer à chaque tout de roue.

Ce qu'il demanderait, le plus simplement, c'est que la roue n'ait jamais existé.

Et en franchissant le seuil du barnum, il se disait qu'il était prêt à miser beaucoup pour cela. Énormément. Tout.

Tout ce qu'il avait.

Tout ce qu'il était.


Conches-sur-Gondoire / 1er septembre 2024