Matière à Fiction

.66 La Fresque de l'Apocalypse

(2024-09-15, François Houste)

Reculez les chaises. Faites de la place autour de la table. Voilà, comme ça. Qu'on ait de l'espace pour déambuler. Qu'on respire, qu'on puisse échanger. Voilà. C'est mieux non ?

Le consultant, lui, au bout de la plus grande des tables, ne bougeait pas. Il restait figé, droit, donnant des instructions mais partageant surtout, en tout cas d'après lui, son énergie et son enthousiasme au groupe d'une quinzaine de personnes qui s'agitait dans la grande salle du conseil. L'un finissait de déménager une chaise. Un autre recalait une table pour que l'ensemble forme une surface unie. Quand tout le monde eut fini de bouger, le consultant reprit la parole.

N'oubliez pas que nous sommes ici pour I-MA-GI-NER – il forçait l'articulation sur ce mot – et la première règle dans les exercices d'imagination, c'est ? C'est...

Personne ne répondit. Quelques participants, tous des cadres supérieurs de l'entreprise, levèrent un sourcil dubitatif. Ils étaient dans cette salle sur ordre de la direction du groupe et attendaient simplement de voir où le consultant, certainement payé une fortune, voulait en venir. Sans faire de zèle. L'auditoire restait muet.

C'est... qu'il n'y a pas de mauvaise réponse ! Aucune. Alors, je vous en prie, n'hésitez pas à participer, à partager, à évoquer tout ce qui vous passe par la tête. OK ?

Quelques-uns hochèrent la tête. Les autres murmurèrent un Oui timide.

C'est bien. Je vous entends un peu, rassura le consultant avec un sourire. J’ai eu peur de devoir être le seul à parler pendant toute la matinée. Le corollaire de cette première règle, c'est qu'il n'y a pas non plus de critique ou de jugement. Nous sommes là pour... I-MA-GI-NER. Donc, restez po-si-tifs. Pas de "Non", que des "Oui". Pas de "Mais", que des "Et". Profitez de chaque idée pour alimenter votre propre réflexion, rebondir, aller plus loin. Do-per votre propre créativité ! Ensemble, on i-ma-gi-ne plus loin. Compris ?

Les visages semblaient se détendre, même si ne transparaissait pas encore un grand enthousiasme. Les Oui se firent un peu plus sonores.

OK. OK ! Je sens que vous n'êtes pas encore totalement chaud. Normal, il est tôt, on démarre. Je vous propose un petit exercice d'immersion pour vous mettre en train. Le consultant ouvrit son ordinateur et alluma le projecteur de la salle. Mettez-vous de ce côté-là si vous voulez bien, vous verrez mieux. Je vais projeter quelques diapos pour vous mettre dans l'ambiance de cet atelier. Vous allez me dire ce que vous en pensez.

Il tripota quelques secondes le clavier de son portable et une photo rougeâtre, un peu pâle, apparut sur le mur de la pièce.

Attendez, je vais fermer les stores quelques minutes. On y verra mieux... Voilà.

L'image projetée devint plus nette. Sur le mur s'étala la photo d'un gigantesque incendie, de ceux qui frappaient désormais annuellement la Californie, le Canada ou l'Australie. Un ciel orangé. Des flammes hautes qui semblaient dévorer la forêt tout entière. De longs panaches de fumée. Et tout petits devant ce panorama, semblables à des Dinky Toys perdus dans la nature, deux camions de pompiers luttant vainement contre le désastre.

La photo impressionnait. Pas tant par le désastre naturel et humain qu'elle dépeignait que par l'aspect grandiose de sa mise en scène. La nature, y compris dans sa destruction, laissait sans voix. Les dimensions de la projection aidaient d'ailleurs à rendre cette vue... majestueuse, imposante.

OK. Tout le monde voit bien ? Je ne commente pas. Pour l'instant, IM-MER-GEZ-VOUS ! Les photos que je vous partage là serviront d'inspiration pour la suite de cet atelier.

La seconde vue apparut sur le mur. Une photographie aérienne cette fois qui montrait une ville envahie par les eaux. On devait être dans l'hémisphère sud, ou quelque part en Asie, là où les dégâts provoqués par les typhons et la mousson se faisaient chaque année plus grands. Une métropole. Bangkok, Yangon, Dacca ? Détail dérangeant du panorama, la distance de la prise de vue n'empêchait pas de deviner quelques corps flottants à la surface de l'eau, victimes anonymes de la catastrophe.

La troisième photo était celle d'un chalet de montagne, d'un style typiquement européen. Les Alpes, quelque part entre la France et l'Autriche certainement. La maison avait littéralement été coupée en deux par une coulée de boue et à l'étage de la moitié qui tenait encore debout, on devinait un lit à barreau comme suspendu au bord du précipice. Au premier plan du cliché, le regard presque face à la caméra, une femme en pleurs tenait un bébé dans ses bras. On l'imaginait sans peine, habitante des lieux, encore sous le choc, ayant soustrait son enfant à l'horreur aux premiers cris de la montagne. Le cliché méritait un prix, et le photojournaliste qui l'avait pris d'être connu.

Les photos se succédèrent, une dizaine en tout, sur la thématique que les trois premières avaient initiée.

Des photos de champs asséchés, ne produisant plus rien que de maigres épis et sans doute abandonnés à en croire le matériel rouillé qui y vieillissait. Une autre ville, grande mégalopole du sud, dont les hauts immeubles avaient été décapités par une tornade d'une violence hors du commun. Puis, des groupes armés, principalement des enfants, dans des bidonvilles en Afrique. Des femmes puisant une eau saumâtre près de cadavres d'animaux. Une décharge géante, à ciel ouvert, dans laquelle des enfants fouillaient. Une femme blanche, sous respirateur, isolée dans la blancheur d'une chambre d'hôpital. Et enfin, le corps d'un nourrisson en couveuse, le corps atrophié, malformé, sans doute conséquence d'un empoisonnement chimique au cours de la grossesse. Après ce dernier cliché, le consultant rouvrit le store et coupa la projection. Les sourires avaient disparu.

Alors ? Qu'est-ce que cela vous inspire ? demanda-t-il en se tournant vers le groupe de travail.

Quelques secondes passèrent avant qu'un grand type en chemisette n'ose prendre la parole.

Bah... euh... c'est pas spécialement réjouissant tout ça.

Merci. C'est vrai, c'est pas joyeux-joyeux. Tu me rappelles ton prénom ?

Jean-Marc.

Merci Jean-Marc. Puis, s'adressant à tous : Il a raison non ? C'est pas spécialement réjouissant tout ça, non ? Qu'est-ce que vous en pensez, vous ?

Il avait posé sa question à une femme un peu replète, la cinquantaine, qui se tenait au premier rang du groupe.

Bah, pareil. Ça donne pas spécialement envie. Ça... Ça fait réfléchir.

Oui. Réfléchir à quoi ? Ton prénom ?

Valérie.

À quoi ça te fait réfléchir Valérie ?

À… à l'état de la planète, à… à l'avenir.

À l'avenir. Voilà. C'est exactement ça. Merci Valérie. Bravo ! Tu as mis le doigt sur le pourquoi de cet atelier. Ensemble, on va réfléchir à l'a-ve-nir.

Il insista sur le mot et marqua une courte pause, le temps pour chacun des participants de hocher la tête ou d'émettre un Oui vaguement concerné.

Alors, tout ce que vous avez vu là, ce n'est pas le futur, bien sûr. C'est déjà le présent. Vous avez reconnu des évènements que vous avez sans doute déjà vu à la télévision, dans le journal, sur les réseaux sociaux. Les clichés que je vous ai présentés ont tous moins de six mois. Et les experts du climat, tous les experts du climat le disent, ce genre d'évènements va se multiplier dans les années qui viennent, s’intensifier...

Certains dans l'assistance changèrent de position, changeant d'appui d'un pied sur l'autre, mal à l'aise avec ce discours.

Vous i-ma-gi-nez bien ce à quoi on va réfléchir pendant les deux heures qui viennent ? Une idée ?

À comment éviter ou réduire les effets de ces catastrophes ? se hasarda Valérie.

Alors, oui. On pourrait. Oui. Mais ce n'est pas le sujet de cette Fresque de l'Apocalypse. J'ai presque envie de dire, au contraire ! On va i-ma-gi-ner quelle est l'apocalypse la plus souhaitable – il mima des guillemets autour du mot – pour vos enfants ou vos petits-enfants. Et surtout, comment votre entreprise peut y contribuer. Orienter l'apocalypse pour qu'elle soit la plus positive possible !

Jean-Marc eu une quinte de toux.

Si c'est ça, je préfère encore ne pas avoir de petits-enfants.

Bon point Jean-Marc. C'est un très bon point de départ ! Bravo. Dans un premier temps, on va donc i-ma-gi-ner comment contribuer à la baisse de la fertilité dans le monde, voire même accélérer celle-ci grâce aux savoir-faire de votre entreprise. Parfait. On va donc se mettre par groupe de cinq et pendant les trente-cinq minutes qui viennent, chacun va commencer à réfléchir, et i-ma-gi-ner les façons de démarrer une apocalypse heureuse !


Conches-sur-Gondoire / 15 septembre 2024