.67 Comme chaque jour
(2024-11-03, François Houste)Martine sortit de son bureau vers onze heures, un peu découragée. Le travail qu'elle s'était assigné pour la journée l'avait occupée tout juste une heure. Elle avait ensuite attendu une trentaine de minutes que quelqu'un vienne frapper à sa porte, qu'elle avait d'ailleurs laissée entrouverte, alternant les coups d’œil vers cette ouverture et les rafraîchissements presque compulsifs de sa boîte e-mail. Les deux en vain, pas plus de message électronique que de visite ce matin. Comme chaque jour finalement.
Après un profond soupir, elle se leva de son fauteuil et entrepris d'aller rendre visite au directeur dont le bureau était au bout du couloir qui longeait la façade du premier étage de l'usine. Passant la tête par la porte entrebâillée, elle vit M. Schneider pratiquer, comme chaque jour, son putt sur la moquette rase qui recouvrait le sol de la pièce. Celle-ci commençait d'ailleurs à présenter quelques signes d'usure à l'endroit où le club de golf frottait sa surface. Martine se fit une note mentale Penser à remplacer la moquette du bureau de M. Schneider.
Elle avait déjà rebroussé chemin de quelques pas dans le couloir quand elle entendit la voix du directeur lui demander : Tout va bien, Martine ? Comme chaque jour. Tout va pour le mieux, Monsieur le Directeur. Lui répondit-elle en élevant la voix mais sans cesser de marcher. Comme chaque jour. Elle n'entendit, comme seule réponse que le frottement d'un nouveau putt étouffé par la moquette, suivi d'un Yes! victorieux. Comme chaque jour.
L'escalier qui menait au rez-de-chaussée de l'usine était à l'autre bout du couloir. Martine l'emprunta et se retrouva rapidement devant Coline, la jeune femme en charge de l'accueil. Avachie sur son fauteuil, elle faisait pivoter celui-ci successivement de gauche à droite et de droite à gauche, tout en mâchant ostensiblement un chewing-gum et en faisant défiler du pouce les dernières vidéos populaires sur l'écran de son smartphone. Bonjour Coline. Tout va bien aujourd'hui ? demanda Martine. Comme chaque jour. Mmmh mmh. inarticula vaguement Coline sans lâcher des yeux le flux de vidéos. Comme chaque jour.
Martine jeta un œil rapide au registre des visites, machinalement. Le dernier nom et la dernière signature qui y était accolées dataient d'il y a plus de deux ans. Rien à signaler Coline ? s'assura tout de même Martine par acquis de conscience ? Mmh mh. confirma distraitement l'hôtesse d'accueil en lâchant un like sur une vidéo mettant en scène un chaton et un labrador qu'elle avait particulièrement appréciée. Comme chaque jour.
Martine remit le registre en place et se dirigea vers la double porte automatique qui la séparait de la zone de production. Des bruits mécaniques envahirent brièvement l'accueil avant que les battants ne se referment d'eux-mêmes. Devant Martine, trolleys porte-caisses, robots de manutention, automates de montage, droïdes d'assemblages et caméras de contrôle se mouvaient en un ballet synchronisé, transformant la matière première qui arrivait par semi-remorques autonomes en une série de produits finis qui seraient chargés dans de lourds camions à l'autre bout de l'usine. Parmi eux, aucun humain. La double porte marquait le début du royaume des machines et de leur règne fait de précision, de calculs et d'automatismes.
Sans quitter la proximité de la porte, Martine balaya du regard l'ensemble des postes de travail sans rien y remarquer qui sorte de l'ordinaire. Comme chaque jour. Elle se dirigea vers l'écran de contrôle qui monitorait l'ensemble de l'usine et, avant même qu'elle n'ait eu le temps de saisir le moindre message sur le clavier attenant, y lut le rapport suivant : BONJOUR MARTINE. L'ENSEMBLE DE L'ACTIVITÉ DE L'USINE EST PARFAITEMENT NORMALE. TOUT VA POUR LE MIEUX. Comme chaque jour.
Elle fit demi-tour en poussant un léger soupir et franchit à nouveau la lourde double-porte qui la séparait de l'accueil où Coline continuait à mâcher son chewing-gum en se balançant de gauche à droite et de droite à gauche. Comme chaque jour. Arrivée en haut de l'escalier, Martine entendit le bruit étouffé d'un nouveau putt gagnant. Comme chaque jour. Suivi d'un nouveau Yes! Comme chaque jour.
Elle entra dans la petite pièce sur la gauche du couloir, son bureau, et referma la porte sur laquelle était inscrit Chief Happiness Officer.
Comme chaque jour.
Conches-sur-Gondoire / 3 novembre 2024