.68 LILLY W4S HERE - part 1
(2024-11-24, François Houste)Comme chaque matin, Ignacio enfila ses gants, un peu trop épais et trop larges pour ses mains, et les ajusta avec la bande velcro qui pendait à leur poignet. Il se saisit ensuite du casque qui était posé sur la table de la cuisine de son petit appartement, et le posa devant ses yeux, activant l'ensemble du dispositif d'une commande vocale : Connexion !
La mire d'accueil apparut, accompagnée d'un petit jingle et d'une voix lui souhaitant Bienvenue dans le Jardin.
Ignacio s'identifia, comme tous les matins, à l'aide d'une combinaison de son empreinte vocale – Articulez votre prénom s'il-vous-plaît – et de son empreinte rétinienne – Veuillez ne pas cligner des yeux pendant sept secondes s'il-vous-plaît. Le processus terminé, il se retrouva comme téléporté au milieu d'un vaste jardin, par la magie des mondes virtuels.
Devant ses yeux se trouvait une fontaine de pierre, entourée de bosquets soigneusement taillés, d'un style emprunté aux plus beaux jardins à la française. Dans ses oreilles, les glougloutements de l'eau rivalisaient doucement avec le chant des oiseaux et le bruissement du vent pour composer une mélodie d'une pureté absolue. Au-dessus, le ciel était d'un bleu limpide, ponctué seulement ici ou là de quelques nuages blancs dont la forme rappelait tantôt un mouton, tantôt un oreiller sur lequel on aurait volontiers reposé sa tête pour s'assoupir. Plus loin s'étendaient de vertes collines, là où les allées droites des parterres français cédaient la place à un grand parc à l'anglaise verdoyant. Les grands arbres berçaient leurs plus hautes branches dans le vent, imaginaire, du printemps et coordonnaient leurs mouvements subtils et réguliers à l'avancée des nuages et aux quelques zébrures que des alouettes numériques semblaient marquer dans le ciel.
Ignacio contempla quelques instants ce paysage idyllique. Comme chaque matin.
Balançant sa tête de droite à gauche, il prit une profonde inspiration… et toussa un grand coup en sentant dans sa gorge l'air vicié de son propre appartement. La simulation du Jardin était si réaliste que, malgré l'habitude qu'il avait de s'y connecter chaque jour, il oubliait parfois qu'il se trouvait encore physiquement au trente-cinquième étage de l'un des immeubles de la zone métropolitaine 49, quelque part dans la gigantesque zone conurbaine qui s'étendait entre les anciennes capitales de Caracas et de Mexico. On aurait aimé imaginer que cet appartement, situé si haut, bénéficiait d'une vue panoramique sur quelque golfe exotique. Mais la densité de la zone conurbaine était telle qu'Ignacio et sa famille gardaient, la plupart du temps, les volets de leur appartement fermés pour éviter de ne voir, toute la journée, que leurs voisins logeant dans les tours résidentielles adjacentes.
Coincé dans cet étroit logement, Ignacio appréciait plus particulièrement encore son travail de garde-champêtre, de gardien du Jardin virtuel sur lequel il était chargé de veiller de huit heures du matin à huit heures du soir. Le Jardin était son domaine.
Mais peut-être est-il nécessaire de prendre quelques instants pour expliquer ce qu'était exactement ce Jardin.
Univers entièrement virtuel, il avait été pendant un temps le lieu de connexion et de rencontre préféré d'une certaine élite cybernétique. Sa reproduction fidèle de la nature et son environnement reposant l'avaient désigné, dès son lancement, comme l'une des place-to-be virtuelle de la planète. Les influenceurs s'y pressaient afin d'être vus et screenshotés dans ses allées. Des défilés de mode virtuels s'y étaient tenus. Quelques happenings politiques également, car, bien entendu, ces univers virtuels et leur consommation énergétique n'étaient pas du goût de tout le monde. Le Jardin avait été, pendant quelques mois, alors que son accès était encore restreint et sujet à invitation, la brillante démonstration d'un futur connecté, ensoleillé et radieux.
Puis, il avait subi le sort de nombreux univers virtuels avant lui : son ouverture au grand-public avait provoqué un raz-de-marée de connexions que son architecture serveur sous-dimensionnée avait eu du mal à contenir. Quelques hackers bien organisés s'étaient immiscés entre ses arbres et ses sculptures pour y laisser quelques slogans politiques ou gratuitement provocateurs, vite repérés et réinitialisés par les administrateurs du système. Puis, les frais liés à l'entretien informatique augmentant, la Compagnie à l'origine du Jardin avait décidé de le financer avec quelques affichages publicitaires habilement placés. Les utilisateurs se lassèrent. Nombreux furent ceux qui quittèrent les lieux. La compagnie fit alors machine-arrière en déclarant le jardin à nouveau libre d'accès, sans publicités aucune, en faisant un espace virtuel d'échange et de rencontre gratuit. Un commun offert à l'humanité virtuelle. Une façon de travailler positivement sa communication et de ne pas mettre à la poubelle les investissements qu'avait coûtés ce nouveau monde. Elle alla même jusqu'à rémunérer quelques gardiens, dont Ignacio, chargés de veiller à la convivialité des lieux. Las, l'immense majorité des utilisateurs avait déjà migré vers un autre environnement à la mode : la Forge, dans lequel une élite connectée et technophile se retrouvait désormais au milieu des fourneaux virtuels et des flammes numériques.
Quelques mois encore et l'activité du Jardin s'arrêta totalement, laissant Ignacio seul, mais sous contrat, garant d'un univers qui ne semblait plus attendre que son inéluctable décommissionnement. Mais… n'anticipons pas !
Cela, Ignacio l'ignorait encore. Ou alors, faisait mine de ne pas le savoir, trop occupé à profiter chaque jour de sa bulle d'oxygène, même numérique.
Il déambulait, aujourd'hui comme chaque jour virtuel qu'un dieu de silicium aurait fait, dans les allées de son propre petit jardin d'Éden, qui ressemblait de plus en plus à une propriété privée. Cela faisait bien longtemps, en effet, qu'il n'avait croisé personne entre les parterres et les bosquets. Longtemps qu'il n'avait vu la trace une quelconque trace d'activité entre les pelouses virtuelles et la cime des peupliers numériques.
Longtemps enfin, qu'il profitait, seul, de son oasis de verdure.
Ignacio fit, virtuellement, quelques pas dans l'allée de gravier. Le bruit des cailloux monta doucement à ses oreilles. Il contourna la grande fontaine par la gauche et se dirigea vers le petit bosquet qui s'étendait de ce côté du parc. Derrière les arbustes soigneusement taillés – mais virtuels et qui ne poussaient jamais – se nichait le jardin des statues. Une petite clairière, à l'abri des regards regroupant une douzaine de statues d'inspiration classique, représentant dieux et déesses, héros et muses et dont Ignacio avait totalement oublié les noms. C'était toujours par cet endroit qu'il débutait sa journée, car c'était pour lui le plus calme, mais toujours le plus intrigant. Il s'asseyait habituellement – enfin, il asseyait son avatar – sur un banc virtuel et se perdait dans la contemplation des figures mythiques qui lui faisaient face. Les concepteurs du Jardin avaient poussé particulièrement loin la reproduction des détails de l'anatomie humaine de ces statues, et Ignacio s'émerveillait presque chaque matin d'arrangements de pixels qu'il n'avait pas encore remarqués. Tout cela l'impressionnait, et même l'émouvait. Bien plus que le mouvement gracile des plantes autour de lui, ou les détails de la faune virtuelle qui peuplait le parc et se laissait parfois surprendre. Ces quelques minutes de contemplation l'aidaient à se déconnecter du monde, de son monde réel et de sa triste réalité. Après ce moment, Ignacio se sentait faire pleinement partie du Jardin. Il devenait… virtuel.
C'était un processus de déconnexion du réel normal, vous auraient dit les concepteurs du Jardin. Quelque chose qu'avaient dû ressentir les dizaines de milliers de visiteurs de l'espace virtuel auparavant. Et même avant cela, les millions de touristes du monde réel qui cherchaient encore à échapper à la réalité à l'autre bout du monde. Ignacio avait simplement réussi à faire de cette déconnexion une sorte de rite.
Mais ce matin-là, avant même de franchir l'arche végétale qui marquait le début de la clairière, Ignacio sentit que quelque chose n'était pas comme d'habitude. Quelque chose dans la teinte globale des pixels qui l'entouraient. Une nuance plus chaude. Plus rouge qu'à l'accoutumée, moins végétale… même si Ignacio n'aurait su le formuler de cette façon. La clairière, avant même qu'il n'y pénètre, lui semblait plus dense, et effectivement…
Le tag lui sauta aux yeux à peine franchi la barrière de végétation. Au milieu du cercle des statues, à quelques centaines de pixels du banc sur lequel il avait l'habitude de s'asseoir, flottait un graphique jaune, rouge, orangé fait d'une infinité de minuscules cubes de couleur. Il lui fallut contourner l'objet tridimensionnel et quasiment s'asseoir sur le banc, son banc, pour décrypter ces milliers de pixels. Le tag, semblable à ceux que l'on voyait dans les rues mal fréquentées de la ville – la vraie ville, celle du monde réel – hurlait en coloris vifs LILLY W4S HERE!.
Passé un moment de stupeur, Ignacio fit, dans le vrai monde, le geste qui lui permettait de rentrer en contact avec le support technique de l'univers qui l'hébergeait. Une rotation de la main, index tendu, comme on numérotait autrefois sur un téléphone à cadran. Le support mis quelques secondes à répondre.
— Support de niveau 1 du Jardin. Salut Ignacio ! Mon pote, qu'est-ce que tu deviens ? Qu'est-ce que je peux pour toi ?
Clark, de l'autre côté de la ligne virtuelle, était devenu à la longue un ami. Embauché un peu avant Ignacio, pendant l'heure de gloire du Jardin, il était le dernier survivant d'une équipe de plusieurs centaines de personnes chargée de veiller à la bonne tenue technique du Jardin. Aujourd'hui, alors que les allées du monde virtuel étaient constamment désertes, il restait seul à l'écoute de la moindre alerte – et elles étaient rares – et profitait surtout de la puissance de calcul à sa disposition pour faire prospérer quelques affaires plus ou moins légales sans que la compagnie opérant le Jardin ne s'en inquiète vraiment. Elle l'aurait interrogé sur l'occupation des serveurs, il aurait simplement répondu qu'un code déprécié comme celui du Jardin, forcément, ça consomme. Forcément. Manque d'entretien. De maintenance. Tout ça. Ouais, ouais. Mais bon, hein… les priorités, tout ça.
— Clark ! Y'a un truc pas normal !
La voix d'Ignacio marquait à moitié la sidération, à moitié la panique. Ses yeux, derrière les lunettes connectées, fixaient toujours l'imposant dessin qui flottait dans la clairière virtuelle.
— Je vois rien d'anormal mec, répondit Clark en balayant rapidement du regard un écran sur lequel défilaient des codes informatiques plus ou moins incompréhensibles.
— Regarde la… débuta Ignacio.
Mais Clark l'avait déjà interrompu d'un sifflement.
— Ah ouais. 'Fectivement. Altération de la matrice du Jardin aux coordonnées K712xB814. Un truc "pas normal" comme tu dis. Une grosse bouse en plein milieu du code. Des zéros et des uns tout de traviole. Tu me montres à quoi ça ressemble en vrai, mon pote ?
Ignacio mima, dans la vraie vie, le déclic d'un vieil appareil-photo et articula distinctement à l'adresse de son casque connecté Clark ! Le technicien de support reçu l'image sur l'écran de son ordinateur à peine quelques secondes plus tard. Et émit un nouveau sifflement.
— Joli dis donc. Elle est douée avec les pixels la petite Lilly.
— Joli ? Tu te fous de moi Clark ? Ça dénature tout ici, ça fout toute la clairière en l'air. Tout le Jardin ! Faut effacer ça en vitesse avant que quelqu'un ne se connecte ! protesta Ignacio.
— Personne se connecte jamais, à part toi. Ignacio ne releva pas. Mais je trouve que ça lui met un joli coup de jeune à ton parc. Ça avait l'air vieux avant, c'est plus coloré comme ça.
— Arrête tes conneries Clark ! Tu peux effacer ça ?
— Ouais. Je peux corriger. Suffit de réinitialiser le Jardin pour qu'il revienne à l'état de hier matin si tu veux. Y'avait rien hier matin ?
— Je t'aurais appelé sinon.
— Ouais. Sûr. Tu peux te déconnecter quelques minutes ? Ça ira plus vite si je lance le protocole de maintenance pendant que le jardin est entièrement vide. Moins de contrôles, tout ça. Je te phone quand la réinitialisation est faite, OK mec ?
Ignacio exécuta la gestuelle de déconnexion et se retrouva à nouveau face à la mire de connexion du Jardin. Il enleva ses lunettes, le gant de sa main droite et commença à manipuler nerveusement son smartphone, attendant le coup de fil de Clark. Les pensées se précipitaient dans sa tête. La stupeur toujours – cela faisait bien longtemps que le Jardin n'avait pas été victime de vandalisme. Des années sans doute. Quand les militants pro-climat jetaient du sang virtuel sur les robes pixelisées des mannequins-avatars. L'inquiétude très vite – une attaque dans le Jardin, c'était des soucis, c'était certain. Il allait devoir faire un rapport à la compagnie. Il y aurait enquête, plusieurs conférences en ligne, du stress, du temps passé, du temps qu'il ne pourrait pas passer dans le Jardin. Et puis la colère aussi. Parce qu'il s'y connectait seul depuis si longtemps, Ignacio devait bien admettre qu'il considérait un peu, désormais, ce domaine virtuel comme sa propriété privé. Et ceux qui vandalisaient ce domaine, eh bien, ils s'attaquaient quelque part un peu à lui… et puis…
Il en était là de ses réflexions quand son smartphone vibra.
— Clark ?
— Ouais. Ouais. C'est moi. C'est rétabli. Tu peux te reconnecter si tu veux. Ça m'a demandé un peu plus de temps que prévu. Le temps que je retrouve les bonnes commandes. Ça faisait longtemps que j'avais pas fait une manip' comme ça. C'est bon là.
— Clark ?
— Ouais mon pote ?
— T'as une idée de qui a pu faire ça ?
— Mmmmh ? Laisse-moi chercher… Lilly ?
Ignacio marqua un silence.
— Sérieusement ? Nan. J'ai regardé un peu l'historique du serveur avant de te rappeler. Une connexion vers trois heures du mat’. Mais rien de traçable. Un genre de truc de hacker. Et puis, j'ai pas bézef de moyens pour tracer ça. Ils ont quand même bien réduit l'architecture ces derniers temps. Enfin, l’architecture de la plateforme. Tu vois. C'est moins facile d'avoir des infos.
— OK. OK.
Ignacio marqua à nouveau quelques secondes de silence.
— Clark ?
— Ouais ?
— Merci du coup de main. Tu crois que tu pourrais éviter d'ébruiter l'incident ?
— T'inquiète mon pote ! Je doute que ce genre de truc intéresse quelqu'un où que ce soit. Plus personne s'intéresse à ce vieux système. Je suis certain qu'ils ont même oublié qu'il existait.
— Merci encore.
— De rien j'te dis. Allez, reconnecte-toi et laisse-moi tranquille Ignacio !
Ignacio, sans se faire plus prier, raccrocha et ajusta à nouveau son gant et ses lunettes. La fontaine apparut. Le Jardin était toujours aussi lumineux et agréable.
Il inspira… mais moins profondément cette fois.
Conches-sur-Gondoire / 24 novembre 2024