.72 Le Visiteur
(2025-01-16, François Houste)C’est un après-midi d’avril, vers la fin des moissons, que le visiteur est arrivé dans notre communauté. Les enfants jouaient aux alentours, courraient devant les remorques chargées de grains, de céréales et de légumes. Ils n’allaient pas en classe. Cette période des premières récoltes tenait lieu de vacances scolaires, car chaque adulte capable de participer aux travaux des champs était alors mobilisé. Il ne restait alors dans la cité que les artisans les plus utiles au support de la communauté : les boulangers et ceux en charge de la préparation des repas, le médecin et les réparateurs de machine, et bien entendu ceux qui préparaient le résultat des récoltes afin qu’il puisse être conservé dans notre grenier… Ces récoltes étaient prioritaires sur toute autre tâche, l’éducation y compris. Le temps de la moisson était pour chacun de nous le temps des tâches en commun.
Le visiteur semblait venir de bien loin. Bien que juché sur son célérifère électrique, sa tenue maculée d’une poussière jaunâtre était le témoignage des nombreuses heures qu’il avait dû passer sur les chemins.
Nous savions les communautés alentours occupées elles aussi par les récoltes. Comme nous. Les années précédentes avaient été difficiles pour chacune d’entre elles, et personne n’aurait quitté son village alors que cette fois la première moisson de l’année s’annonçait pleine d’espoir. Il était facile d’en déduire que le voyageur venait de plus loin, vraisemblablement plus au nord, là où le climat n’était peut-être pas encore aussi aride, là où la nature pouvait encore surprendre et se montrer généreuse.
Ici, la nature ne rendait plus désormais qu’à mesure des efforts que vous lui donniez.
Nous fûmes nombreux à le regarder arriver, sans pour autant arrêter notre travail. Il passa sur le chemin, près de nos machines agricoles autonomes et de nos charrettes, ébauchant un salut d’un geste discret de la main, et alla s’asseoir à l’ombre de la palissade qui marquait la limite de notre communauté, après avoir appuyé sa draisienne contre celle-ci. Il sortit une outre de son sac, en tira quelques gorgées et quelques gouttes pour rafraîchir sa nuque. Il sortit ensuite une sorte de tablette électronique de sa poche, ainsi qu’un stylet, et sembla se concentrer sur une quelconque prise de note, notant peut-être les circonstances de son arrivée parmi nous. Quelques minutes plus tard, Jeremiah vint me relever de mon poste à l’ensachage des grains afin qu’en tant que chef désigné de la communauté – en tout cas, chef encore pour les deux semaines à venir, puisque chez nous l’autorité était collégiale et chaque représentant élu pour trois mois – je puisse aller accueillir ce visiteur.
Je m’assis à côté de lui, à même le sol, adossé moi aussi à la palissade. On discute toujours mieux avec les autres quand on se met à même hauteur qu’eux.
— Vous venez de loin ? sont les premiers mots qui sortirent de ma bouche.
Mettez cela sur le compte de l’isolement. Des voyageurs, nous n’en croisions plus réellement en dehors des quelques camelots qui parcourraient les routes à la fin de la saison des moissons, et parfois, quelques mois plus tard, au temps des vendanges. Forcément, la timidité prenait alors le dessus sur l’habitude du dialogue, et c’étaient souvent des banalités qui nous venaient spontanément en bouche lorsque nous tentions, maladroitement, de nouer conversation.
— Vous pouvez le dire ça. Je viens de loin ! fut sa réponse.
Avant de prononcer une autre parole, il me tendit son outre et me proposa un peu d’eau. Preuve qu’il avait un plus grand sens de l’hospitalité et des anciennes conventions sociales que moi.
— C’est pas de refus.
J’avais soif. Si les travaux des champs étaient moins pénibles qu’on ne l’aurait pensé, car assistés par de nombreux appareils mécaniques et électriques, c’était la chaleur qui nous accablait et ce, dès la fin du mois de mars.
L’étranger reprit de lui-même la conversation.
— Disons que je suis en voyage d’étude.
Je ne comprenais pas vraiment ce qu’il voulait dire. Ici, il n’était nul besoin de voyager pour faire des études. Les métiers s’apprenaient sur place, auprès des plus anciens, des plus aguerris. Parfois, bien sûr, un jeune partait dans une communauté voisine, à cinq, six, voire dix jours de marche, attiré par l’exotisme d’une vocation. Au nord passait le fleuve. Et les jeunes hommes et jeunes femmes qui se sentaient attirés par son environnement et ses métiers partaient parfois y vivre, s’y installer. Je n’aurais pas appelé cela un voyage d’étude, plutôt un choix de vie.
— Un voyage d’étude ? Que voulez-vous dire ?
— Je viens de loin. Des contrées du nord, bien au-delà des fleuves. Là où les prairies sont encore, pour quelques temps du moins je l’espère, vertes et où les animaux, s’ils ne sont plus vraiment gras, paissent encore et enrichissent les hommes. Loin au nord, comme je vous l’ai dit. Et je viens apprendre de vous les moyens d’assurer la survie de nos communautés.
Je ne savais que répondre. Les pays verts du nord, j’en avais entendu parler par mes grands-parents, qui tenaient leurs histoires de leurs propres grands-parents qui, sans doute, les avaient visités quand l’homme voyageait encore pour son loisir. Quand les automobiles étaient nombreuses et servaient à autre chose qu’aux travaux des champs et aux colporteurs. Aujourd’hui, ces montures électriques étaient devenues tellement rares et difficiles à entretenir, nul n’oserait plus en user pour son seul plaisir.
— J’ai entendu parler de pays plats, verts et riches, dans lesquels la nourriture abonde encore et où les récoltes sont généreuses, répondis-je à l’étranger. Je me souviens de ces histoires, c’est vrai. Mais personnellement, je n’y ai jamais vraiment cru. C’étaient seulement des contes, des légendes que me racontaient mes grands-parents pour que je m’endorme. Ou pour que je garde espoir pendant les mois les plus difficiles de l’année, quand les jours sans pain étaient fréquents.
Le voyageur n’avait pas tourné la tête vers moi, son regard portait au loin, là où il disait être son pays. Je repris :
— J’ai connu des gens d’ici, des hommes et des femmes de notre communauté ou des villages voisins qui croyaient dur comme fer à ces légendes. Ils y ont cru au point de partir. Je leur souhaite d’avoir trouvé au bout de leur chemin ce pays de richesses dont ils rêvaient. À vous entendre, il n’est pas tout à fait impossible qu’ils y soient parvenus.
Je marquais une pause. Jeremiah était venu jusqu’à nous, en quête d’instructions pour la suite de la moisson. La section nord du grenier était bientôt pleine et il voulait savoir vers quelle autre partie diriger la suite des moissons. Derrière lui, les enfants s’étaient rassemblés et observaient le voyageur avec curiosité. Il était vrai que sa tenue prêtait à rire.
Ici, la saison des canicules débutait, et chacun d’entre nous était habillé en conséquence de tuniques légères, sans manche, et de pantalons courts et fins, protégeant les cuisses des griffures des hautes herbes mais libérant le mollet, la cheville, et laissant la sueur s’évacuer et l’air rafraîchir, par endroit, la peau.
L’étranger, lui, était encore trop couvert pour le début de ce mois d’avril, particulièrement chaud, il est vrai, pour la saison. La toile bleue, épaisse, qui lui couvrait les jambes semblait toute droit sortie d’un livre d’histoire. La chemise, qu’il portait déboutonnée sur le haut du corps, avait des manches longues qu’il avait replié au-dessus du coude. Après le si long chemin qu’il m’avait annoncé, il était étonnant qu’il n’ait pas adapté mieux sa tenue. Il allait, en tout cas, devoir s’adapter à notre pays, à la chaleur surtout, s’il voulait rester plusieurs jours parmi nous.
— C’est pour cela que je suis venu… reprit le voyageur alors que j’enjoignais Jeremiah à reprendre le travail – je le rejoindrais bientôt.
— Pour cela ?
Je n’avais pas compris qu’il évoquait mes échanges avec Jeremiah.
— Pour le grenier. Pour comprendre ce qu’il est, ce qu’il représente et la façon dont votre communauté l’utilise. C’est important pour nous, habitants du nord. Vital, même.
Je me relevais avant qu’il n’ait eu le temps de finir sa phrase, rompant maladroitement, et de façon un peu impolie, l’égalité et l’harmonie de notre échange. Le travail m’attendait, je ne pouvais me permettre d’être oisif ainsi plus longtemps, alors que le reste des hommes et des femmes s’affairaient dans les champs, le grenier, ou dans la cité.
Je m’adressais au voyageur, le temps d’une invitation.
— Restez-là, ou aux alentours. J’ai encore du travail mais un peu avant le coucher du soleil, je viendrai vous revoir et nous discuterons. Nous avons beaucoup à dire. Vous me parlerez de votre pays d’abondance et je vous montrerai nos installations. Jeremiah va vous apporter de quoi manger si vous le souhaitez. Mais reposez-vous en attendant, l’ombre restera de ce côté de la palissade. Profitez-en. Remettez-vous de votre long voyage.
Quand je revins voir le voyageur, quelques heures plus tard, je le trouvais endormi à l’endroit même où je l’avais laissé. Quelques enfants l’observaient toujours, échangeant une remarque ou un rire de temps à autre. Je les renvoyais bien vite chez eux.
Le voyage avait dû être réellement exténuant. La distance et la chaleur, sans compter les conditions météorologiques toujours imprévisibles, devaient rendre ce genre d’expédition, s’il venait d’aussi loin qu’il le prétendait, plus que pénible pour un être humain. C’est que désormais, on ne bougeait plus tant, simplement parce qu’il n’y avait plus guère d’utilité à ces longs périples. Et surtout, les crises et les cataclysmes à répétitions avaient eu raison des infrastructures dont pourtant, à peine quatre générations plus tôt, l’humanité s’enorgueillissait.
Nous les devinions encore, ces lourdes transformations que, par le passé, l’homme avait voulu imposer à la nature. Leurs vestiges étaient présents, parfois, autour de nous – de plus en plus discrets, il est vrai – et leurs histoires brillaient encore dans les livres et les quelques films qui avaient survécu aux catastrophes naturelles des dernières décennies, ceux que conservait précieusement notre archiviste dans une section du grenier. La mémoire, ou ce qu’il en restait, d’avant notre communauté.
Mais ces vestiges n’avaient désormais, pour nous, pas plus d’importance que les châteaux-forts qu’habitaient il y a longtemps nos ancêtres. Nous savions que leur existence avait été réelle, mais nous savions aussi que leur gloire était définitivement passée.
— Venez, c’est l’heure du repas, dis-je au voyageur en le réveillant doucement. Cela va vous faire du bien. Après, nous parlerons.
Il se releva doucement, s’étira et ramassa son sac avant de me suivre.
— J’y pense, je ne vous ai même pas demandé votre nom. Je me nomme Cali. Je suis né et j’ai grandi dans cette communauté.
— Enchanté. Je m’appelle Lahore, me répondit-il.
Nous nous serrâmes la main en franchissant l’enceinte.
Le repas du soir était simple, et il y avait suffisamment de nourriture pour un invité de plus. J’avais prévenu plus tôt mon compagnon, Tobias, que nous aurions un hôte à table, notre garde-manger avait été regarni en conséquence. Céréales cuites, premières courgettes de la saison – que Tobias cultivait lui-même dans notre carré de potager – et fromage composaient le menu. Quelques fruits de saison complétaient le repas. Pour l’occasion, car nous avions rarement un invité à table, le dîner était arrosé de vin, celui que notre communauté troquait parfois avec d’autres collectivités, plus au nord, en échange de quelques-uns de nos fromages les plus réputés.
— Je me suis régalé, et vous m’avez copieusement servi, nous complimenta Lahore à la fin du repas, après s’être recalé sur sa chaise. Tobias, vous êtes un véritable chef ! Félicitations !
Tobias accepta les compliments avec un sourire.
— Merci. Merci ! Cali m’a dit que vous veniez des pays du nord, là où l’herbe est encore verte toute l’année. Je n’ai jamais voyagé beaucoup plus loin que les champs qui entourent notre cité. Parlez-nous donc de votre pays.
— J’ai l’impression que tout ce que l’on vous a raconté sur mon pays est fortement exagéré. S’il fut un temps, pas si lointain c’est vrai, où les pâturages y étaient abondants, aujourd’hui nous nous inquiétons des changements récents du climat. Nous subissons, plus souvent qu’auparavant, inondations et sécheresses qui mettent à mal nos récoltes et rendent certaines de nos terres incultes. Ce pays vert dont vous avez tous les deux entendu parler, il est en train de disparaître.
— Vous m’en voyez désolé, fut la seule réponse que je pus apporter à cette triste description.
— Mais comme je vous le disais, c’est la raison de mon voyage. Ces récents changements nous obligent à nous adapter, à gérer nos cultures, mais surtout nos réserves différemment. Si nos verts pâturages sont célèbres parmi vous, ce sont vos greniers, leur organisation et la gestion que vous en faites qui font un peu office de légendes et de sources d’inspiration pour nous. C’est pourquoi, avec votre permission, j’aimerais les visiter et les étudier. C’est le but de mon voyage.
Je pris quelques instants pour réfléchir.
— Mmmh. Cela demande sans doute l’approbation du conseil. Oh, pas que nous ayons des choses à cacher. Non. Notre communauté est ouverte et accueillante. Mais nous tenons à ce que chacun puisse s’exprimer et partager son avis sur les sujets importants liés à la communauté. Et le grenier, vous vous en doutez, est un sujet important.
— J’imagine qu’il faudra attendre un peu avant de pouvoir réunir un conseil ? demanda légèrement dépité Lahore. Je ne m’attendais pas à ces démarches.
— Pensez-vous ! Nous ne sommes plus au Moyen-Âge ! Nous avons conservé quelques-unes des technologies de nos ancêtres quand celles-ci sont réellement utiles et frugales. Le conseil se réunira ce soir. En fait, il est déjà réuni.
Et pour illustrer mes paroles, je sortis de la poche de mon pantalon un appareil qui ressemblait à ce que les anciens appelaient un ‘smartphone’, mais plus petit, plus fin et plus léger aussi, réduit aux seuls usages essentiels à notre communauté. L’objet servait à rester en contact avec les autres habitants, à se prévenir les uns les autres en cas de nécessité ou de danger, même si dans notre quotidien nous ne nous éloignions jamais beaucoup des limites de la cité. Il servait également à convoquer le conseil, à interroger l’ensemble des foyers sur des questions d’importance… moyenne. Les décisions les plus graves – la justice, la gestion des crises – nécessitaient elles toujours la présence physique des habitants lors d’un conseil extraordinaire. Mais l’ouverture du grenier à un étranger ne faisait pas partie des décisions graves.
J’interrogeai donc mes congénères sur ce sujet, les enjoignant à voter simplement Oui ou Non à ma proposition. Les commentaires aussi étaient les bienvenus et, naturellement, ils ne tardèrent pas à s’afficher sur l’écran de mon appareil.
— Les histoires, celles que nous racontons dans le nord, disent que vous autres, au sud, avez abandonné toute technologie. Je vois que ce n’est donc qu’une légende, plaisanta Lahore en découvrant l’objet.
— Effectivement, c’est une légende, le rassurai-je. Peut-être chez-vous avons-nous la réputation d’être arriérés ? Il est vrai que nous avons renoncé, volontairement, à certains outils que l’on utilise peut-être encore par chez vous. Mais nous ne sommes pas… Comment disait-on déjà ? Des amish. Vous avez sans doute vu certains de nos outils ou certains de nos véhicules, cet après-midi. Ils nous assistent pour les travaux de la moisson. Nous savons encore utiliser la technologie quand celle-ci est utile, et surtout quand elle n’est pas nocive. Ces types d’appareil que vous voyez là, dans la plupart des cas, nos ancêtres étaient déjà en leur possession. À quelques modifications près. L’usage que nous en avons aujourd’hui, pour communiquer entre nous uniquement, ne heurte plus réellement la planète.
Pendant mes explications, les réponses de la communauté s’étaient multipliées sur l’écran. Sans surprise, l’immense majorité des citoyens se disaient enthousiastes à l’idée de partager leur savoir et leurs techniques, et de faire découvrir à un voyageur nos installations. Ils étaient fiers de contribuer ainsi à la réputation d’hospitalité qu’ils imaginaient associée à notre communauté. En vérité, j’ignore si nous jouissions alors d’une quelconque réputation au-delà de nos voisins proches et de celle portant sur la qualité – indiscutable – de nos fromages.
Quelques voix s’élevaient toutefois pour exprimer des doutes quant au bien-fondé de cette visite. Les raisons partagées, je les trouvais grotesques, ou pire, empreintes de superstition. Certains parlaient des risques de sabotage de nos installations, d’autres allaient jusqu’à craindre que la présence d’un voyageur au sein de notre cité en période de moisson ne gâte les récoltes. J’ignorais bien entendu ces messages, ils étaient minoritaires et n’emporteraient pas la décision face aux retours enthousiastes de la plupart des habitants.
— C’est décidé, annonçais-je à Lahore. Nous irons visiter les greniers demain matin, avant que les travaux des champs ne débutent.
— Mais avant tout cela, compléta Tobias, nous allons vous trouver des habits plus adaptés au pays et à la saison !
La visite démarra le lendemain, comme prévu, aux premières lueurs de l’aube. Quelques membres de la communauté s’étaient portés volontaires pour nous accompagner, Lahore, Tobias et moi-même et se faire les guides de notre hôte. Ils attendaient devant l’entrée est du grenier, mais n’étaient malheureusement pas les seuls à être là. Ewen, l’habitante qui la veille avait exprimé de la façon la plus virulente son refus d’ouvrir l’accès du grenier à Lahore, se dirigeait vers nous d’un pas décidé.
— Il ne rentrera pas dans le grenier ! hurla-t-elle alors qu’elle était encore à quelques dizaines de mètres de nous. Il en va de la sécurité de notre communauté, de tes propres amis Cali ! Tu le sais !
J’attendais qu’elle soit près de nous pour lui poser la question d’une vois apaisée.
— Mais de quoi parles-tu Ewen ?
— Sais-tu seulement d’où il vient cet étranger ? Ses questions s’enchaînèrent tellement vite que je ne pensais pas qu’elles appelaient une réponse. Quels sont les modes de vie de son pays ? Quelles sont les maladies, les virus qui y circulent et qu’il a certainement amenés avec lui ? Es-tu prêt à risquer la vie de tous les habitants de façon aussi légère ? Ne te souviens-tu pas des leçons tragiques durement apprises par nos ancêtres ?
Référence était faite aux graves épidémies qui avaient touché le pays plus de cinq générations auparavant, à l’époque de quelques lointains ancêtres. Le monde n’avait plus connu pareilles menaces depuis bien longtemps, mais la peur de tels évènements restait ancrée dans l’imaginaire de certaines personnes.
— Calme-toi Ewen. Il n’y a aucune raison de t’énerver de la sorte. Je suis certain que notre invité ne présente aucun danger pour notre communauté. Il a passé la nuit avec Tobias et moi-même et nous sommes tous en parfaite santé, lui répondis-je avec un sourire.
Je me tournais vers Lahore.
— Je te présente mes excuses pour tout cela, Lahore. Nous accueillons fort volontiers, tu l’as vu, les voyageurs et pratiquons l’hospitalité avec grand plaisir. Seulement, les visiteurs venant d’aussi loin que toi sont rares, tu t’en doute. Nous n’en avons pas forcément l’habitude.
Lahore me sourit. Ewen, elle, explosa de colère.
— Mes paroles, Cali, sont bien plus représentatives que tu ne le crois. Beaucoup plus. Prends donc garde à ce que cette réalité ne te rattrape pas et suis donc mon conseil : ne prolonge pas cette visite !
Je m’adressai cette fois directement à elle, la regardant dans les yeux.
— Le conseil a voté hier soir, Ewen. Il n’est rien que tu puisses dire, ou faire, qui nous empêchera de faire découvrir nos coutumes et nos usages à Lahore, notre hôte. Je dis bien NOTRE hôte Ewen, car c’est le tien autant que le mien. Toi aussi, prends conscience de cette réalité !
— Ce n’est pas là la réalité, répondit-elle d’un ton glacial avant de tourner les talons et de s’éloigner de nous.
Je réitérais mes excuses à Lahore, qu’il accepta poliment.
— Toute communauté, me dit-il, connaît ses dissensions. Je crains que ce soit le seul problème dont l’humanité n’arrivera jamais à venir à bout.
Nous avions encore devant nous une bonne heure avant que les travaux des récoltes ne reprennent. C’était court, face à l’étendue de notre installation, mais nous en présenterions l’essentiel. Nous descendîmes dans le grenier et parcourûmes les premiers mètres de galerie, creusés à même la roche et éclairés de nombreuses LED, qui menaient à la première réserve. Lahore semblait étonné, j’aimerais même dire émerveillé, et ce dès ses premiers pas. À croire que ce paysage souterrain que nous lui dévoilions, quotidien pour nous, représentait pour lui une découverte exceptionnelle. Dans la première salle, celle dans laquelle étaient stockés grains et autres végétaux, il nous révéla les raisons de sa surprise.
— Excusez mon impolitesse et mon silence. C’est que je ne m’attendais pas du tout à descendre sous terre. Je pensais que votre grenier était un bâtiment, comme nous, au nord, élevons silos et granges pour conserver nos récoltes. Et si nos plus anciens logements, ceux qui ont miraculeusement survécu aux nombreux cataclysmes, possèdent encore des caves, les longues périodes de pluie et d’inondation font que nous en avons à peu près perdu l’usage.
Nous expliquâmes à Lahore l’origine de ces galeries et de leur aménagement. Les histoires de ces hommes qui avaient tiré la pierre de dessous la terre pour édifier des églises. Les histoires des temps troublés où ces greniers servaient de logement et cachaient hommes, femmes et enfants. Les histoires enfin de ces temps plus récents où, trop confiants en une technologie qui, pensait-il, maîtriserait tous les éléments, l’humain avait cessé d’entretenir et délaissé ces lieux, voire parfois de les combler.
L’aménagement de ces greniers, le début en tout cas de leur renaissance, datait de la période de nos arrière-grands-parents, à une époque où changements climatiques et instabilité politique rendaient indispensable de réfléchir à une autre organisation de nos communautés. Ici, nos ancêtres avaient fait le choix de la mise en commun, des cultures et des récoltes, mais également des connaissances. Ailleurs, d’autres n’avaient pas suivi cette voie.
Bien plus loin à l’est, dans les montagnes, on trouvait ainsi des dizaines de villages-fantômes dans lesquels ne vivaient plus guère que quelques âmes perdues. Des lieux où l’on ne croyait pas au bien-fondé du partage des ressources. J’ignorais pourquoi. Quand les catastrophes s’étaient multipliées, les éboulements, les coulées de boues ou simplement la sécheresse et la perte de leurs maigres récoltes, peu ont pu survivre à l’isolement de leur foyer. Sans réserve commune, les habitants n’ont eu d’autres choix que de partir. Solidaires, ces communautés auraient pu survivre, nous en étions persuadés.
Après bientôt quatre générations, nous étions convaincus que notre façon de faire était la bonne.
— Je pensais vos réserves plus abondantes, fit remarquer notre visiteur.
La réponse vint de Tobias, en un sourire.
— Ce n’est là qu’une petite partie du grenier, une seule salle du grand réseau qui court sous l’ensemble de la cité. Les salles comme celle-ci, dédiées au stockage des céréales, des légumes et fruits en conserve, il y en a une dizaine, réparties sur l’ensemble de notre territoire. Le grenier lui-même compte quatre entrées, correspondant sommairement aux quatre points cardinaux et épousant de près la forme de notre cité. Vous comprenez bien qu’avec une structure souterraine aussi complexe, avec les mouvements de terrain provoqués par les changements de température ou les sécheresses à répétition, nous devons être prudents. N’avoir qu’un seul grenier, ou qu’une seule entrée pour celui-ci, c’est prendre le risque de perdre toutes nos réserves en un seul éboulement.
— Mais cela peut arriver pourtant. Comment pouvez-vous être certains que vos réserves, ou en tout cas la majorité d’entre elles, sont à l’abri de telles catastrophes ?
— Cela peut arriver, effectivement, mais nous essayons de le prévenir. Suivez-moi, je vais vous montrer.
Nous continuâmes à progresser dans le dédale de galeries. D’une salle à l’autre, Tobias, moi-même ou les autres habitants commentions les divers biens ou victuailles qui y étaient entreposés. Dans les salles les plus fraîches, les moins humides, nous stockions des viandes, auparavant séchées et salées, mais toujours en quantité modeste. Notre climat ne nous permettait plus, depuis bien longtemps déjà, de pratiquer intensivement l’élevage. Les bovins qu’élevaient nos ancêtres il y a encore quelques générations, nous les avions troqués contre des chèvres, moins gourmandes en ressource, plus mobiles et faciles à mener dans les montagnes environnantes. Nos troupeaux étaient avant tout destinés à l’obtention de lait. Aussi, la majorité des espaces frais et secs servaient à laisser maturer notre fameux fromage, cette spécialité qui était la fierté de notre communauté.
Lahore remarqua les quelques armoires réfrigérées qui semblaient attendre, vides, dans un coin de la salle.
— Des vestiges du temps passé, oui, répliquais-je. Mais tout de même bien pratiques lorsque l’on ne maîtrise pas totalement la température de son environnement. Pendant certains étés de grande canicule, nous avons dû remettre en route ces antiquités afin de préserver nos réserves. Mais la plupart du temps, comme maintenant, nous pouvons nous en dispenser.
Tobias avait décidé de guider notre petit groupe. Aux salles remplies de nourriture succédaient maintenant des ateliers et des salles souterraines de travail. Dans la philosophie de notre cité, il semblait absurde que quiconque possède un instrument dont il n’aurait l’usage qu’une seule fois dans sa vie, et qu’un autre villageois le posséda également. Comme la nourriture, les équipements étaient des biens mis en communs, simplement confiés aux personnes les plus aptes à les entretenir ou, le cas échéant, les réparer. Nous lui montrâmes également, en passant, un escalier creusé à même la roche, et remontant vers la surface. Là se trouvait, dans l’une des plus anciennes maisons de la ville, notre bibliothèque. Elle aussi une ressource commune, gardant nos connaissances à la disposition de chacun.
— Mais, nous ne sommes plus dans le grenier, fit remarquer Lahore.
— Nous y sommes toujours, lui répondis-je avec un sourire, mais peut-être avons-nous là une vieille querelle de vocabulaire. Disons que dans notre pays, la définition du mot ‘grenier’ s’est élargie. Il désigne l’ensemble des ressources mises en commun et à la disposition des habitants, qu’il s’agisse de nourriture ou non. Il désigne également le lieu qui regroupe l’ensemble de ces ressources. Grains, conserves, viandes, livres, outils mais aussi ressources informatiques, tout cela pour nous fait partie du grenier.
Et sur ces mots, nous arrivâmes à la grande salle dont Tobias avait la charge et que je lui laissais volontiers présenter.
Tobias ne ménagea pas ses effets en ouvrant théâtralement la porte qui menait au complexe technique.
— Attention ! Nous arrivons au cœur du grenier, annonça-t-il avant de pousser le lourd battant.
Dans cette salle, dont l’allure générale ne différait pas énormément de celle des autres pièces du grenier, se tenaient un ensemble d’ordinateurs dont les lumières et les écrans clignotaient en rythme, comme synchronisés et marquant les pulsations de notre communauté.
— Tu vois, nous sommes bien plus modernes que tu ne l’imaginais ! Dans son enthousiasme, Tobias était naturellement passé au tutoiement. L’ensemble des machines qui sont ici assurent le contrôle de l’intégrité du grenier. Comme tu l’évoquais tout à l’heure, c’est indispensable pour assurer une bonne conservation de nos réserves. Peut-être l’as-tu remarqué, chacune des salles que nous avons traversées est équipée de différents types de capteur : chaleur, humidité, mouvement des roches, introduction de nuisibles… Nous suivons tout cela avec attention. C’est ainsi que nous savons quand avoir recours aux armoires réfrigérées si nécessaire, ou si nous devons entreprendre le déménagement d’une partie des victuailles stockées dans le grenier si par exemple, un risque d’éboulement se fait sentir.
Je complétais les propos de Tobias.
— Dans les premières années qui ont suivi l’installation de notre communauté et l’instauration du grenier, les habitants avaient toujours une forte appréhension quant à l’usage de la technologie. C’est normal, quand tu vois ce que ses abus ont causé comme tort à la planète et au climat. Leur volonté était de revenir à des pratiques plus simples, plus naturelles – ce qui, à mon humble avis, n’a rien d’antinomique avec l’usage de la technologie – et d’abandonner ordinateurs et outils numériques. C’était laisser trop de place à la chance et au hasard, surtout au vu de la taille de notre communauté. Chacun de nous garde en mémoire le récit de nos arrière-grands-parents et arrière-arrière-grands-parents, répétés à chaque génération afin que leurs leçons ne se perdent pas. Leurs histoires de moissons perdues par manque de connaissance, de vigilance ou à cause des caprices du climat. Mon grand-père, qui les avait vécues enfant, m’a souvent raconté les terribles périodes de restriction qui s’en suivaient… Nous ne voulons pas voir revenir cette époque. Pour nous, l’abandon complet de la technologie est une utopie, nous l’avons appris en en payant le prix fort. En deux générations, nous sommes parvenus à rééquiper le grenier de tous ces instruments et maîtrisons à présent bien nos réserves et leurs conditions de préservations.
— Mais, ce matériel ? L’énergie qu’il demande. Cela doit être pour votre communauté un poids extrêmement important ? interrogea Lahore.
— Une responsabilité, oui. Mais pas un poids au le sens où tu l’entends. Pas une dépendance. L’énergie, nous la produisons nous-mêmes grâce à des éoliennes ou des panneaux solaires installés un peu partout sur les toits. Et ces appareils, je désignais d’un geste l’ensemble des ordinateurs qui occupaient la pièce et que Tobias contrôlait, il fût un temps, avant la grande crise, où il s’en trouvait des semblables par centaines dans les décharges, où ils s’achetaient pour une bouchée de pain. La course à la modernité de nos ancêtres et leur ambition de fabriquer toujours plus, toujours meilleur, toujours plus rapide, ont au moins le mérite d’avoir rendu très facilement accessible tout ce dont nous avons besoin. Il n’y a pas réellement de haute-technologie ici, juste de vieilles machines parfaitement dimensionnées pour nos usages.
Lahore pointa du doigt, parmi les écrans, l’un des moniteurs de Tobias qui lui semblait tout de même particulièrement moderne.
— Il y a quand même quelques beaux jouets ici, fit-il remarquer avec un sourire.
— On ne change pas totalement la nature humaine en quatre générations seulement, répondit Tobias en rougissant. Il faut savoir, de temps en temps, continuer à se faire plaisir. Celui-ci toutefois, ne nous a pas coûté énormément. Il a été troqué contre une livraison exceptionnelle de nos meilleurs fromages.
Nous nous apprêtions à continuer notre visite quand certains des écrans de la salle se teintèrent de rouge et qu’une alarme retentit.
— Le feu ! s’écria Tobias. Un début d’incendie dans la section ouest. Vite !
S’emparant d’un extincteur, Tobias sortit en courant de la salle de contrôle par la porte opposée à celle que nous avions empruntée. Nous le suivîmes dans le dédale des couloirs, Lahore sur nos talons, jusqu’à la champignonnière d’où commençait à se dégager de la fumée.
— Restez derrière cette paroi ! nous recommanda Tobias alors qu’il s’avançait seul, courbé, vers le foyer de l’incendie.
Nous n’attendîmes que quelques secondes. Le sinistre était mineur et très vite maîtrisé. Quelques autres habitants avaient également rejoint les lieux et aux côtés de Tobias se tenait, assis par terre, le Père Lucas, l’un des doyens de notre communauté, un peu sonné. Un puissant spot éclairait la scène alors que le reste de la salle était plongé dans l’obscurité.
Après s’être assuré que tout était sous contrôle, Tobias nous expliqua la situation.
— Il semble que le Père Lucas, qui venait chercher des champignons, ait trébuché sur le sol irrégulier de la salle et fait tomber sa lampe à huile. La champignonnière est la seule pièce de tout le grenier que nous maintenons dans l’obscurité, expliqua-t-il en se tournant vers Lahore. Nous incitons les habitants à y venir équipés de puissantes lampes LED, comme celle-ci. Mais certains assimilent encore technologie et électricité au mal et préfèrent des outils plus archaïques… mais qui ont également leurs dangers, conclut-il en haussant la voix à l’adresse du vieil homme.
— Ce sont vos ordinateurs le véritable danger ! répondit le Père Lucas en se relevant, refusant d’un mouvement d’épaule l’aide que certains souhaitaient lui apporter. Laissez-moi tranquille ! Je ne suis pas impotent !
— Laissez-le, conclut Tobias. Il est grand temps de rejoindre l’extérieur, la journée de moisson va commencer.
Je m’adressais pour ma part à Fannie, l’une des responsables de l’atelier qui nous avait accompagné lors de cette visite, en lui désignant le Père Lucas.
— Tu voudras bien rester quelques instants avec lui ? T’assurer que tout va bien et l’assister en cas de besoin. Nous ne voudrions pas qu’il advienne un autre incident. Puis, je me tournais vers Lahore. Je vous propose de profiter du reste de la journée pour découvrir le reste de la cité. Nous nous retrouverons plus tard dans la journée. J’imagine que vous avez encore mille questions sur notre installation.
— Oui, j’en ai encore énormément, me répondit Lahore avec un sourire. Mais elles peuvent effectivement attendre quelques heures.
Nous nous séparâmes près de l’entrée ouest du grenier.
La journée passa vite. La moisson et les récoltes touchaient à leur fin, mais le travail était encore important. Dans vingt-quatre, quarante-huit heures tout au plus, tout serait terminé. Bien occupé de mon côté, je ne voyais pas Lahore de la matinée. J’imaginais qu’il prenait le temps de noter ce qu’il avait découvert le matin-même lors de notre visite. Qu’il découvrait d’autres aspects de notre communauté, et prenait le temps de discuter avec quelques-uns de nos artisans – réparateurs, fabricants d’outils, boulangers, conservateurs ou fromagers –, ceux qui restaient actifs dans l’enceinte de la cité, y compris pendant la période des moissons.
Je le vis toutefois nous rejoindre un peu avant la pause du déjeuner, en toute fin de matinée, et échanger avec Tobias qui, lui, œuvrait du côté du maraîchage. Ils semblèrent un instant négocier, et après quelques minutes, Lahore se saisit d’un outil et commença à travailler la terre. Tobias l’observa quelques instants, sembla lui prodiguer des conseils, puis se dirigea vers moi, se défendant avant même que j’aie pu l’interroger.
— Bien sûr que je lui ai dit qu’il était notre invité, mais il n’a rien voulu savoir. Il a insisté. Il dit que, dans la mesure où il consomme avec nous les réserves de la communauté, il est normal qu’il contribue également à la vie de celle-ci. Il dit également que participer l’aidera à mieux nous comprendre. Je ne peux rien répondre à ça. Mais vas-y, toi, si tu veux le raisonner.
J’observais Lahore de loin. Je n’avais rien à redire à sa logique.
L’après-midi passa rapidement, tant nous étions occupés. Et le soir, après le repas, Lahore put nous poser les questions qu’il avait gardées en tête depuis le matin.
— Ce que j’ai vu ce matin est impressionnant, tant par sa taille que par l’usage raisonné que vous semblez faire de la technologie. Je connais maintenant un peu mieux vos installations, mais cela ne me dit rien sur votre organisation. Qui donc a accès au grenier ? Sous quelles conditions ? Les habitants possèdent-ils encore des réserves personnelles ? Bref, comment gouvernez-vous tout cela, dites-moi.
Tobias prépara une boisson à base de chicorée, la nuit pouvait être longue tant les interrogations de Lahore étaient nombreuses. Je me lançais donc :
— Je vais tenter de répondre clairement à vos questions. L’ensemble des résidents de la communauté accède librement au grenier, et comme tu l’as vu, leurs visiteurs et invités si l’avis du conseil communautaire y est favorable. Il n’y a pas réellement de conditions pour cela. Nous considérons que la contribution au bien commun par les travaux des moissons, ou par d’autres métiers ou arts tout au long de l’année ouvre le droit à la consommation de ce même bien commun. Libre donc aux habitants de venir se servir comme bon leur semble des ressources disponibles. Libre également à chacun de compléter cette abondance par ses propres réserves. Tobias et moi cultivons par exemple une petite parcelle de terre et c’est de celle-ci que proviennent une partie des légumes que vous aviez dans votre assiette ce soir.
— Chacun a donc accès à tout, questionna encore Lahore, incrédule.
Tobias compléta mon explication.
— Oui. Enfin, il y a bien entendu certaines règles qui s’appliquent à certaines parties spécifiques du grenier. À de très rares exceptions par exemple, rien ne sort de la bibliothèque commune, tant les connaissances qui y sont accumulées sont précieuses et irremplaçables. La consultation de celles-ci se fait donc sur place. De même, l’accès aux salles technologiques ou à certains outils est réservé à quelques personnes reconnues pour leurs compétences en ce domaine ou à tout le moins soumis à la surveillance de celles-ci.
— Nous assurons par ailleurs la formation de nouveaux techniciens, repris-je, pour ceux qui souhaitent devenir des experts d’un domaine bien particulier, comme notre parc informatique, ou l’alimentation en électricité de notre communauté. Le passage de connaissance fait partie des devoirs de chacun, quel que soit son rôle au sein de la communauté.
— Mais comment être certain que les personnes contribuent bien à hauteur de ce qu’elles consomment dans le grenier ?
— Ce n’est pas vraiment la question, répondis-je, nous ne raisonnons pas réellement de cette façon. Toute personne, à partir du moment où elle est accueillie par la communauté et en accepte les règles, a le droit de vivre décemment. Et l’accès à la nourriture, au savoir et au matériel font partie de ce droit. Ce que nous condamnons en fait…
Je fus interrompu dans mes explications par des coups répétés sur la porte. Je me levais afin de connaître la raison de ce tapage, et trouvais Ewen et quelques autres habitants devant notre domicile.
— Tu devrais nous suivre Cali, il se passe quelque chose de grave. Viens avec nous.
Je connaissais bien Ewen. Têtue comme elle était, il semblait inutile de la questionner. J’enfilais mes chaussures et m’apprêtais à la suivre.
— L’étranger peut venir avec nous également s’il le souhaite. Je suis certaine qu’il trouvera ça… intéressant.
Nous nous rendîmes à la lumière de nos lampes près de l’entrée nord du grenier, et Ewen dirigea le faisceau de sa LED sur un coin reculé de la place, loin des lieux de passage habituels. J’y découvris, horrifié, un important tas de nourriture. Des bocaux de légumes et de fruits brisés, des miches de pains réduites en miette. De la viande également, jetée à même le sol et donc perdue. Évaluant rapidement les quantités répandues sur le sol, j’estimais qu’il y avait là de quoi nourrir facilement une famille entière pendant deux à trois jours.
— C’est grave ! commenta froidement Ewen.
Je me grattais la tête. Effectivement, l’incident était extrêmement sérieux. C’était la première fois depuis de nombreuses saisons qu’un gaspillage de cette ampleur survenait chez nous.
— Oui. C’est grave, acquiesçais-je. Il va nous falloir identifier le coupable. Mais ce coin de la place n’est pas très surveillé, ce ne sera sans doute pas évident.
Le gaspillage alimentaire était l’un des pires délits qui pouvait advenir au sein de notre communauté. C’était d’ailleurs ce que je m’étais apprêté à expliquer à Lahore avant d’être interrompu. Si l’équilibre de notre communauté était possible, c’était uniquement parce qu’aucun de ses habitants ne commettaient réellement d’abus. Nous tolérions bien entendu un petit débordement de tant en tant. Nous restions humains et n’avions aucune envie de surveiller le comportement de chacun. Cette confiance était l’une des bases de notre modèle de société, et nous savions par certains écrits qui avaient survécus dans notre bibliothèque qu’une société basée sur la surveillance était vouée à l’échec. Aussi, quand un individu se moquait aussi ouvertement de nos règles et gaspillait aussi ostensiblement les biens de notre communauté, il nous fallait le punir, et sévèrement. Mais comme je l’avais dit, le plus difficile était toujours d’identifier la personne coupable d’un tel outrage.
Ewen brisa le silence.
— Je pense que nous savons tous ici très bien qui est à l’origine de ce crime.
— Que veux-tu dire Ewen ?
— Je veux dire que pour commettre un tel acte, il faut se moquer ouvertement de notre modèle et de nos règles, ou alors – et elle tourna son regard vers Lahore – y être totalement étranger.
Je m’énervais.
— Ewen ! As-tu des éléments tangibles qui te permettent d’accuser ainsi notre invité ? Si tu n’en as aucun, je te prie de lui présenter sur le champ des excuses pour ces paroles !
— Rien ne permet de le disculper non plus, Cali ! Et tu sais aussi bien que moi que ce type d’outrage à la communauté ne s’est pas produit chez nous depuis bien longtemps. Nous ne croyons pas aux coïncidences. Elle s’adressa au petit groupe des habitants réunis autour d’elle sur la place. Je demande le renvoi immédiat de cet étranger afin que notre communauté retrouve enfin la paix !
Les autres personnes qui s’étaient rassemblées autour d’Ewen opinèrent de la tête. Il y avait là l’une des boulangères de la cité, Rossa, Allan qui s’occupait d’une partie de l’entretien des machines agricoles ainsi que le Père Lucas et quelques autres personnes que je n’aurais jamais soupçonné de partager les opinions d’Ewen. Cela m’inquiéta un instant, mais ces quelques individus ne représentaient qu’une petite partie des habitants de la communauté. Ils n’étaient pas représentatifs de l’opinion du plus grand nombre.
— Tu peux demander tout ce que tu veux Ewen. Je n’ai aucune obligation de te suivre dans tes lubies, et Lahore non plus d’ailleurs. Calme-toi donc. Lahore n’est pour rien dans cette histoire. Je m’adressais à mon tour à l’ensemble du groupe. Demain, si vous le voulez bien, le conseil diligentera une enquête et nous ferons le maximum pour identifier de manière certaine le coupable. Je suggère que tout le monde rentre chez soi et aille se coucher. La journée a été particulièrement longue et fatigante et demain devrait être le dernier jour de nos moissons. Il serait bon que tout le monde soit en forme afin que nous puissions organiser notre fête demain soir !
Rappeler l’imminence de la fête sembla calmer les esprits – à l’exception de celui d’Ewen bien entendu. Le petit groupe commença à se disperser. Cette fois encore, Ewen n’insista pas, réalisant peut-être que ses accusations étaient basées sur du vent. Elle quitta elle aussi la place, en marmonnant des mots que je ne compris pas. Je contactais l’un des habitants en charge de la sécurité du village – il y en avait quelques-uns, afin qu’il commence à étudier les éventuelles traces que le coupable aurait pu laisser sur les lieux. L’enquête devait débuter au plus tôt, même si j’avais peu d’espoir de la voir aboutir. Je donnais également des instructions pour qu’une fois les relevés terminés, des équipes se chargent du nettoyage de la place. De la nourriture ainsi répandue pouvait attirer des nuisibles, ou des prédateurs. Nous n’avions pas besoin de leur présence.
Sur le chemin du retour vers notre maison, Tobias et moi-même expliquâmes à Lahore tout le sérieux de la situation, et à quel point les accusations de gaspillage étaient graves pour nous. Cela termina de l’éclairer, je pense, sur le fonctionnement de notre communauté. Le sommeil vint ensuite très vite pour chacun de nous. La journée suivante allait effectivement s’avérer chargée.
Elle commença avec un appel au vote de l’ensemble de la communauté, avant même que nous n’ayons débuté les travaux dans les champs. L’initiative en revenait cette fois à Rossa qui voulait s’assurer de l’organisation de la fête des moissons pour le soir même. Rossa soumettait au vote ses différentes idées quant à l’organisation du banquet et trouva bien rapidement l’adhésion de l’ensemble des habitants. La communauté se répartit ce jour en deux groupes : l’un en charge des derniers travaux dans les champs et de stockage, et l’autre assurant la logistique de la fête.
Je fus désigné, assez naturellement, pour coordonner les derniers travaux de la moisson et assurer le retour des travailleurs pour la fin de l’après-midi. La nuit tombait tôt, la saison n’étant finalement pas encore très avancée. La fête débuterait de bonne heure. Lahore, comme la veille, nous accompagna et prit part aux travaux de la journée. Une paire de bras supplémentaire n’était pas de trop.
La fête s’annonçait simple et belle. Il n’était ni question de débauche de nourriture, ni de veiller jusqu’au bout de la nuit. Nous étions tous fatigués par cette dernière journée de travail. La fête était surtout un prétexte pour nous retrouver ensemble et partager avec toute la communauté un bon repas, profiter d’un peu de musique et de bons moments de discussion.
Après les quelques incidents des derniers jours, j’avais également hâte de montrer à Lahore, à cette occasion, combien notre communauté était unie. C’était là, pensais-je, une très belle prolongation de toutes les explications que nous lui avions données sur notre fonctionnement et sur l’esprit qui nous animait. Lahore m’avait fait part dans la journée de son souhait de rester encore quelques jours parmi nous tant l’organisation de notre communauté le passionnait. Il continuerait ensuite son voyage d’étude en d’autres lieux.
Sous la direction de Rossa, l’ensemble des artisans s’était cette fois encore surpassé. Le buffet était des plus appétissants, et chacun y trouvait des mets qui correspondaient à ses goûts. Quelques conserves de fruits ou de légumes exotiques, résultats de quelques trocs réalisés avec les quelques colporteurs qui parcouraient les routes de la région, avaient même été sortis du grenier pour l’occasion. L’ambiance était réellement à la fête.
Quand chacun se fut assis aux tables qui occupaient la grande place, je fis doucement tinter mon verre à l’aide d’un couteau. En tant que chef actuel de la communauté, il était naturel que je prenne la parole pour féliciter chacun et chacune et louer une fois encore l’harmonie de notre communauté. Mes paroles furent brèves. L’heure n’était pas à la solennité, mais aux réjouissances.
Une fois rassis, je fus surpris de voir Ewen se lever à son tour. Les quelques applaudissements qui avaient suivi mon intervention s’étaient tus et elle put facilement prendre la parole.
— Je remercie du fond du cœur Cali pour son discours et… ses remerciements, commença-t-elle avec un sourire. Je pense parler au nom de toutes et de tous en exprimant ma fierté pour ces nouvelles moissons. Mais je pense également parler au nom de toutes et de tous en exprimant ce soir mon inquiétude face aux évènements qui se sont produits ici dans notre cité ces derniers jours…
Ewen marqua une pause. J’imaginai très bien ce qui allait suivre. Je voulais me lever, l’interrompre, mais je ne pouvais intervenir sans briser les règles tacites de notre petit groupe. Quand un habitant s’adresse à l’ensemble de la communauté, il mérite d’être écouté jusqu’au bout. J’étais obligé de la laisser s’exprimer.
— …En moins de quarante-huit heures se sont succédées une tentative d’incendie de notre grenier et une vague de gaspillage comme notre communauté n’en a pas connue depuis des années. Il est bien entendu possible de se voiler la face et de ne voir dans ces évènements que des incidents isolés, de malheureux hasards. Je préfère pour ma part rester lucide, et regarder froidement les circonstances de ces incidents. Ils coïncident curieusement avec l’arrivée parmi nous d’un étranger.
Cette fois, je me levais pour protester mais Tobias m’avait précédé.
— Ces accusations sont calomnieuses Ewen. Elles sont indignes de notre communauté ! Il n’y a pas eu de tentative d’incendie comme tu le prétends, seulement un regrettable incident… avait-il déjà rétorqué avant qu’Ewen ne lui coupe la parle.
Je regardais Lahore assis à côté de moi. Son visage était blême, son regard figé sur Ewen. J’avoue ignorer les pensées qui pouvaient occuper son esprit à cet instant. Mais je n’aurai vraiment pas aimé être, comme lui, le centre de l’attention à ce moment. Tous les visages, ou presque, s’étaient tournés vers lui.
— Je n’accuse personne Tobias ! Calme-toi et rassieds-toi. J’ignore qui est coupable de ce début d’incendie qui a profondément choqué le Père Lucas – elle le désigna d’un geste de la main –, je n’étais pas dans le grenier à ce moment, comme beaucoup d’entre nous. Et j’ignore également si c’est ton invité qui a répandu toute cette nourriture, qui a commis cet acte impardonnable de gaspillage. Je ne l’accuse nullement, Tobias. Mais je pose la question à l’ensemble de notre communauté rassemblée ce soir : voulons-nous prendre le risque que d’autres incidents similaires aient lieu dans les prochains jours ? Des incidents qui mettraient en péril l’équilibre fragile de notre communauté.
Elle marqua une nouvelle pause, et j’en profitais cette fois pour répondre aux accusations à peine voilées envers Lahore.
— Le moment est mal choisi, Ewen, pour déballer tes peurs et tes névroses. C’est la fête de la moisson ce soir, un moment de réjouissance. Nous discuterons, si tu le veux bien, de tout cela demain.
— Le moment est au contraire idéal Cali ! Nous sommes tous réunis ce soir. Elle marqua une nouvelle pause pour insister, j’imagine, sur la solennité de sa requête. Je demande donc un vote à main levée ! Qui vote pour l’expulsion de l’étranger de notre communauté ?
D’abord, seules quelques mains se levèrent. Celle d’Ewen bien sûr, mais également celles de Rossa, d’Allan, du Père Lucas et de ceux qui nous avaient accompagné la veille à l’entrée nord du grenier. Puis, timidement d’abord, d’autres mains se joignirent aux premières. D’autres encore, plus rapidement. Je supposais qu’Ewen, Rossa et d’autres avaient profité de cette journée de préparation de la fête pour rallier certains habitants à leur opinion et les convaincre de la justesse de leur point de vue.
Je n’avais rien anticipé. Rien vu venir.
La majorité était nette. Suivant les lois de notre communauté, Lahore devait donc nous quitter.
— Très bien, le vote est clair. Et il sera entendu. Toutefois, il ne sera pas dit que cette communauté laisse partir ses invités dans la nuit. Lahore nous quittera demain, juste après l’aube. Y’a-t-il une objection à cela ? demandais-je à l’assemblée.
Aucune main ne se leva et aucune voix ne se fit entendre.
— Très bien, la décision est donc actée. Je vous laisse continuer à vous amuser si le cœur vous en dit. Pour ma part, la fête des moissons est terminée.
Et je quittais la table, accompagné de Tobias et de quelques autres habitants qui n’avaient pas levé la main lors du premier vote. Nous invitâmes Lahore, toujours un peu sonné par le déroulement de la soirée, à nous accompagner.
La fête était belle et bien finie.
Qu’aurais-je dû faire ? Forcer Ewen à se taire ? Par quels moyens ? Ignorer le vote de la communauté et imposer la présence de Lahore quelques jours de plus ? Aurais-je dû me battre ? C’eût été contraire à nos règles : une décision votée est une décision votée, et qui doit être exécutée. Fut-elle injuste envers certaines personnes. Remettre en cause cela, c’était remettre en cause notre communauté tout entière.
Notre système est imparfait ? Bien entendu, aucun système parfait n’existe, même équipé du mieux aménagé des greniers et accompagné de la meilleure technologie. Mais ce système-là avait préservé notre cité de bien des catastrophes, il l’avait aidé à surmonter bien des crises, bien des changements. Et il le permettait encore aujourd’hui. C’était cette solidarité, cette organisation commune qui avait permis de mettre en place, quelques générations plus tôt, les principes mêmes de notre grenier.
Comme mes compagnons, je croyais encore en ses vertus, et je ne m’imaginais pas être celui qui le remettrait en cause.
Lahore nous quitta le lendemain à l’aube, après que je lui eus, encore, présenté toutes mes excuses et offert quelques fromages et d’autres victuailles pour son voyage. Il me remercia chaleureusement de mon accueil, ainsi que de celui de Tobias, et des riches échanges qu’il avait pu avoir avec nous. Il avait, me dit-il, découvert de très nombreuses choses au cours de sa visite.
J’espérais simplement que parmi ces expériences qu’il relaterait, il ne garderait en tête que nos techniques et nos quelques règles de vie, dictées pour le meilleur et pour l’harmonie de notre communauté. Et qu’il passerait sous silence l’intolérance et la superstition de quelques-uns de nos membres. Nous ne vîmes, après son départ, que rarement d’autres visiteurs.
Quant à l’identité du vandale qui avait répandu une partie de nos réserves près de l’entrée nord du grenier ? L’enquête diligentée le soir même ne révéla aucun indice permettant de la connaître. Tout ce que je sais, c’est qu’après le départ de Lahore, l’incident ne se reproduisit pas. La plupart des habitants en conclurent qu’ils avaient bien agi en décidant de son expulsion.
Pour ma part, j’ai aujourd’hui encore des doutes quant à cette accusation.
Mais je n’ai jamais pu prouver aucun de mes soupçons …
Conches-sur-Gondoire et ailleurs / août-septembre 2024