.74 Le Dixième Cercle
(2025-04-21, François Houste)Le petit groupe s’installa à l’une des premières tables, face au comptoir et pas très loin de la porte vitrée. Ils continuaient la discussion entamée quelques minutes plus tôt au sortir du bureau. Un mélange de plaintes quant à l’attitude des investisseurs, de moqueries visant certains clients et de commentaires plus ou moins drôles sur l’état du monde. Un afterwork classique pour un jeudi soir. Une soirée comme tant d’autres.
L’établissement sentait encore un peu le neuf. C’était la première fois en tout cas qu’Alan et son équipe y mettaient les pieds. En parcourant la carte des consommations, Alan se dit que c’était peut-être même la première fois qu’il le remarquait vraiment. Il ne se souvenait pas avoir vu un bar en travaux dans le quartier récemment. Mais bon. Peu importait, Alan raccrocha à la conversation tout en observant le reste de la salle.
Le bar en lui-même ? Il n'avait rien de particulier. Ça semblait être le genre d’établissement branché qui se multipliait dans le quartier, comme attiré par les cadres des start-ups et des incubateurs du coin. Une petite terrasse, déserte en ce soir de pluie. Quelques box avec banquette le long du mur, face à un comptoir auquel était accoudé un client. Au fond, une salle assez vaste, peuplée et bruyante de conversations couvrants presque une musique d’ambiance un peu aseptisée. Et dans un coin un peu à l’écart, une table de billard sur laquelle s’affrontait un groupe d’amis entre deux gorgées de bière. Sur les murs, une déco un peu vintage – des affiches de concert, des photos noir et blanc – et pour compléter le décor, au fond de la salle à côté de la porte des WC, un très vieux jukebox poussiéreux dans lequel devaient s'empiler des 45 tours usés. La clientèle semblait y avoir déjà ses marques. Alan regretta presque de n’avoir pas repéré ce bar plus tôt.
— Bon. Vous voulez boire quoi ? demanda-t-il en secouant la carte des bières sous le nez de ses collègues.
Sarah, David et Jimmy commandèrent tous le même type de bière artisanale et Alan se leva pour aller passer commande au bar. Derrière la caisse, une barista plutôt bien gaulée séchait avec application un verre. Il chercha à attirer son attention quand le grand type assis au comptoir lui attrapa l’avant-bras et lui dit en le fixant :
― Tout ça, finalement, c'est votre faute. C'est vous, et toute votre technologie de merde qui avez transformé tout ça en enfer !
Alan dégagea son bras. Il s’attendait à croiser le regard flou d’un ivrogne, mais l’homme n’avait pas l’air éméché. Blanc, la cinquantaine bien sonnée, le visage plutôt fin et les cheveux noirs plaqués en arrière, il portait un costume sombre assez élégant sur une chemise rouge. L’allure type du responsable commercial dans une boîte du coin. Alan le regarda un instant dans les yeux, puis essaya à nouveau d’attirer l’attention de la barista. Celle-ci ne releva même pas la tête. L’homme attrapa son verre de bière qu’Alan aurait juré avoir vu vide quelques secondes auparavant, en sirota une gorgée et continua à parler.
― Oh, bien sûr, tout le monde était enthousiaste au début. Ceux qui étaient revenus d’un voyage rapide sur Terre vantaient vos méthodes. Tout ce qu'ils racontaient semblait incroyable. En quoi ? Une centaine d'années ? Vous avez réchauffé l'atmosphère, tué une bonne partie des animaux, bétonné un peu partout... Un beau boulot. Vraiment. Chapeau. Bien sûr, rien ne rivalise avec ce qu’on peut vous faire subir chez nous. Mais – il saisit à nouveau son verre et le porta bien haut devant lui, fixant le reflet du box où étaient assis les collègues d’Alan dans le grand miroir qui recouvrait le mur, derrière le comptoir – je sais reconnaître un travail de qualité quand j'en vois un. Et vous, putain de Dieu, vous avez fait un putain de bon travail ! À la vôtre ! Alan n’avait pas vraiment écouté le monologue. Il tendit la main vers la barista, accompagnant son geste d’un Mademoiselle, s’il vous plait ! La lueur rouge et hostile dans le regard de la jeune femme quand celle-ci releva la tête le fit reculer d’un pas. La main du type se posa cette fois sur son épaule. Il s’était retourné, et fixant la table où le reste de l’équipe s’était installé, il les harangua d’une voix étonnement forte :
― Écoutez ! Je vais vous raconter une histoire !
Alan se dégagea à nouveau d'un mouvement d'épaule. Se rapprochant de la table, il proposa à ses collègues de partir.
― On va se trouver un autre bar, c'est pas possible de commander ici. Et jetant un œil derrière lui. Et puis, c’est mal fréquenté.
Sans protester, le petit groupe rassembla ses affaires, se leva et se dirigea vers la porte.
― Hey ! Vous n'allez pas déjà partir ? J'ai dit que j'allais vous raconter une histoire !
Tous préférèrent ignorer les appels du type. Alan attrapa la poignée et tira dessus. La porte ne bougea pas d’un pouce. Il tira plus fort, sans plus de résultat. L’inconnu s’était approché. La tête relevée, il toisait Alan et ses amis.
― Où est-ce que vous croyez aller, les mecs !
― Merde, c’est quoi cette embrouille ? demanda Alan à voix basse, secouant plus fort la porte. Puis se tournant vers le bar, il interpela la barista Hey ! Votre porte déconne, là. Vous pouvez nous donner un coup de main ?
Le type posa à nouveau la main sur l’épaule d’Alan.
― Le mieux les mecs, ce serait de retourner tout de suite à votre table.
Alan se dégagea à nouveau d’un mouvement brusque. Jimmy bouscula l’inconnu.
― Mais c’est quoi ton problème ?
L’inconnu ne bougea pas. Ne broncha pas. Il se contenta de rajuster sa veste avant de lever la main gauche et de… claquer des doigts.
Alan, Sarah, Jimmy et David se retrouvèrent assis dans le box qu’ils avaient quitté quelques secondes auparavant. Quatre grandes pintes d’une bière jaunâtre étaient posées devant eux. Le type en costume était de nouveau assis sur son tabouret de bar tandis que la barista continuait à essuyer ses verres en les fixant tous les quatre d’un regard mauvais.
― J'ai l’attention de tout le monde désormais ? Bien ! Merci. Je reprends. Il inclina la tête cérémonieusement, sans baisser le regard, Azaroth, pour vous servir, et reprit son histoire. Donc, avec deux potes, et notre fidèle amie ici présente – désignée d'un mouvement de bras, la barista retroussa le coin de sa lèvre supérieure et émit un grognement – nous avons décidé de venir voir votre bordel de nos propres yeux. On s'est fait la malle de nos cercles respectifs pendant quelques temps. L'équivalent de trois de vos jours, je crois. Il n'y a pas plus de jours que d'espoir, là d’où on vient. On a choisi un point au pif sur votre globe. Pas loin d'ici. Et, putain de hasard, on est arrivés au milieu d’un de ces incendies géants qui ravagent vos villes. Sacrée coïncidence non ? Sacré comité d'accueil ! Merci ! Un vrai Paradis, les mecs !
Jimmy jeta un regard un regard interrogatif à Alan, l’air de demander Mais, bordel, qu’est-ce qui se passe ?, auquel Alan ne put répondre que par un haussement d’épaule. Lui-même ne comprenait pas vraiment comment ils étaient revenus à leur table. L’ambiance du bar semblait avoir changé. Dans l’arrière-salle, quelques néons s’étaient mis à grésiller et à clignoter, et les voix des clients, si bruyantes auparavant, lui parvenaient comme étouffées. Ne laissant porter que la voix grave d’Azaroth.
― On a fait le tour de la ville. Enfin, la partie qui cramait pas. Une sacrément grande ville que vous avez là. On a observé les gens. Leur comportement. Lu leurs pensées…
Jimmy interrompit le récit d’un Mais, putain, ta gueule ! C’est quoi ton problème ? Azaroth le fixa dans les yeux. Les siens semblaient ne jamais cligner.
― Tu sais Jimmy, on peut faire ça, nous autres, espionner les pensées. Tu veux que je te dise à quoi tu penses ? Là, maintenant ? Azaroth se leva de son tabouret et s’approcha du box, faisant mine de se concentrer tel un medium dans un spectacle de fête foraine. Jimmy le fixait à son tour mais ne répondait rien. Attends... tu penses à.… à.… tu ne penses plus à rien du tout !
Jimmy se figea, le regard perdu dans le vide. Un filet de sang coula de sa narine droite. Azaroth éclata de rire. Le genre de rire à faire se lézarder les miroirs. Alors que Sarah secouait son collègue, tentant de lui faire reprendre connaissance, Alan se tourna vers l’inconnu. Azaroth leva les bras.
― Ouais, ouais, je sais. C'est con comme blague. Allez ! Allez ! Calmez-vous ! Et toi, fixant Jimmy, réveille-toi !
Azaroth but encore une gorgée de bière pendant que Jimmy reprenait ses esprits, visiblement sonné. Un peu de musique ? et sans attendre de réponse il claqua à nouveau des doigts. Les lumières de l'arrière-salle baissèrent encore d'intensité et se teintèrent de rouge. Le jukebox se mit en marche, entonnant les premières notes du Gimme Shelter des Rolling Stones. Azaroth continua son récit, le ponctuant de quelques déhanchements et pas de danse :
― On a tout observé, tout étudié... C'était ma première sortie chez vous depuis quoi ? Cinq cents ? Sept cents de vos années ? On peut dire que ça avait sacrément changé ! Et en mieux ! Les démons qui nous avaient raconté votre monde n'avaient pas menti. Ça puait. Ça cramait dans tous les sens. Plus un poil de verdure nulle part. Et tout le monde qui s'engueule en permanence, ou vit enfermé dans son petit monde. Je me souviens qu’on s’est dit à un moment, qu'avec une Terre aussi bordélique, finalement, on allait se retrouver au chômage en Enfer. Ce qui nous a épaté le plus, c’est vos voitures, là. Des gros bouzins en métal qui salopent tout ce qu'il y a autour de vous et que tout le monde veut avoir. Mais quel putain de génie d'avoir inventé ça ! Il écarta les bras et cria – "La destruction du monde à la portée de tous !". Chacun contribuant à l'enfer des autres. Bravo ! Bravo !
Il s’applaudit des deux mains.
Sur la banquette, Sarah continuait à harceler Jimmy de Ça va ? T’es sûr que ça va ? Regarde-moi. Tu te sens bien ? Jimmy assurait de son côté que tout allait bien en tamponnant sa narine avec un kleenex. David lança un On ferait mieux de se casser, non ? qu’Alan n’entendit même pas. Il cherchait encore à comprendre.
L’ambiance du bar continuait à s’assombrir, mais surtout l’odeur avait changé. Une odeur désagréable, poisseuse. Comme si les pintes auxquelles personne n’avait encore touché puaient la pisse ! La musique aussi avait changé et les première notes de Jumping Jack Flash, assourdissantes, résonnèrent dans la salle. La voix d’Azaroth, elle, était toujours aussi claire.
― On n’est pas revenus les mains vides, vous savez ! On a emmené quelques petits gadgets en Enfer, pour s'amuser nous aussi. Quelques-uns de vos smartphones, vos robots, vos drones... Putain, on pouvait pas se douter à quel point ça foutrait la merde ces conneries. On voyait ça comme des jouets, c'est tout. Des saloperies qu'on pouvait utiliser contre vous, pour moderniser un peu vos supplices quoi. Vous voyez le truc ? Putain, grave que vous voyez ! Merde ! Vous auriez pu nous prévenir des effets de vos PUTAIN DE SALOPERIES !
Le verre de bière, à moitié vide, traversa la pièce dans un geste de rage et s'écrasa sur la tête de Sarah sans que celle-ci n’ait le temps de l’esquiver. Son crâne rebondit sur le mur, derrière elle, puis sa tête heurta la table. Celle-ci devint poisseuse d'alcool et de sang. Alan et David poussèrent un cri d’horreur. Jimmy lui ne semblait pas réaliser ce qui venait de se passer, répétant en boucle des Ça va, ça va, je vous assure.
Azaroth, calmé par son geste, poussa un soupir et frappa dans ses mains. Sarah se redressa, des bouts de verre incrustés dans le front et une rigole de sang dégoulinant le long de l'arête de son nez. Le regard vide. Sans expression. Sans signe de douleur non plus. Alan sentit monter la colère en lui. Il voulait régler son compte à cet inconnu qui s’en prenait à ses collègues. L’affronter d’homme à homme. Il tenta de se lever mais se retrouva comme collé à la banquette.
― Putain, c’est quoi votre problème ! Je vais vous casser la gueule !
La barista avait déjà rempli une nouvelle pinte qu’Azaroth avait attrapée d'une contorsion du bras. Un geste qui semblait tout sauf naturel. Il n’avait pas quitté Alan des yeux une seule seconde.
― Du calme mon ami. Je n’ai pas fini mon histoire. Il claqua à nouveau des doigts et Alan, toujours agité sur la banquette, devint muet. Il s’agitait, s’énervait, mais plus aucun son ne sortait de sa bouche. Donc. Je reprends. On s'est amusés quelques temps avec vos trucs. On a imaginé des tortures un peu sympas, histoire de changer un peu des rochers à pousser et des fleuves de merde. C'est Babelstael qui a tenté le premier truc. Il opérait juste à l’entrée du huitième cercle, là où on fouette les séducteurs. Ça marche, bien sûr. Personne ne se plaint – Azaroth sourit comme pour lui-même – enfin, si, bien sûr, les damnés se plaignent, mais qui en a réellement quelque chose à foutre ?
Tournant à nouveau la tête vers le fond de la salle, Alan chercha à y attirer l’attention des autres clients en tapant des poings sur la table. Ceux qui auparavant animaient l’arrière-salle de conversations et de parties de billard semblaient s’effacer, n’ayant pas plus de texture que des reflets sur une vitre. Derrière eux se dessinait une foule d’hommes et de femmes. Certains indifférents, comme hébétés, certains fixant Alan et laissant transparaître une réelle terreur dans leurs yeux, d’autres encore semblant hurler en silence, la bouche déformée. Mais aucun ne bougeait, n’agitait les bras ou ne se levait. Tassés les uns sur les autres, tous semblaient paralysés, comme prisonniers de leur corps. Dans cette foule, Alan pensa reconnaître un ou deux visages. Des anciens de la boîte, qui avaient démissionné quelques semaines auparavant. Merde, c’est pas… Il se tourna vers David et se rendit compte que celui-ci avait disparu. Il le chercha autour de lui avant de réaliser qu’il faisait désormais partie de ces types qui semblaient terrorisés, pris au piège dans le fond de la salle.
― Eh ben, Babelstael a eu l'idée de remplacer son fouet par l'un de vos trucs qui lance des décharges électriques. Un quoi déjà ? Un... tazer ! C’est ça. Bien sûr, ça n'avait plus le même effet. Les types qu'il visait ne couraient plus, il se rétalaient en tremblant avant de se relever et d'essayer de s'enfuir pour échapper à la décharge suivante. C'était pas pareil, mais c'était bien drôle quand même. À ce moment, Jimmy s’écroula sur la table. Il y a eu d'autres idées dans le même genre. Dans la forêt des suicidés, on a fait chasser les dissipateurs par des robots-tondeuses. Qui les broyaient lentement. En de tout petit tas. Un peu comme de la sciure. C’était cool. Et ça reposait les chiennes qui en avaient peut-être marre de bouffer tout le temps des mollets ou des carotides. Hein Drokk ?
Les yeux rouges de la barista brillaient comme jamais. Ses dents pointaient sous ses lèvres retroussées, lui donnant un visage purement agressif et… canin. Un son rauque, à mi-chemin du grognement et de l’aboiement, sortit de sa gueule.
― Tout doux Drokk. Tout doux… Nous, on regardait ça en se marrant. Bon. Après, c'est vrai que Drokk et ses copines ont commencé à s'emmerder et à essayer de nous choper, nous les démons – Drokk fixait Alan et grognait toujours. Du coup, on est revenus à des trucs plus tradis. Les robots tondeuses sont partis dans un autre cercle, chez les simoniaques. Enterrés la tête en bas, avec les pieds qui dépassent. Des petits pieds taillés en pièce par les tondeuses. Scrunch !
Azaroth but une nouvelle gorgée de bière et poussa un rot démoniaque. Dans un rugissement, sa tête jusqu'ici si humaine se transforma en celle d'un véritable diable, cornue et teintée d’un rouge sombre. Sa bouche, grande ouverte cracha une véritable boule de feu qui traversa la salle jusqu'au-dessus du jukebox, carbonisant au passage une dizaine de clients dont David. La salle résonna d'atroces rugissements de douleur, seuls bruits qui semblaient pouvoir sortir de la bouche des clients.
— Pardon.
Azaroth attrapa une bouteille de whisky qui était apparue sur le bar et en siffla deux gorgées. L’alcool ne semblait avoir aucun effet sur lui. Les têtes des clients carbonisées quelques secondes plus tôt s'agrégèrent de nouveau jusqu'à reprendre une apparence humaine. Toujours aussi terrifiée, mais humaine. La température du bar était sensiblement montée et Alan suait à grosses gouttes. L'odeur de transpiration et de brûlé s'ajouta à l'odeur d'urine provenant des pintes et d’Alan lui-même, qui faisait tout son possible pour à la fois contenir sa colère et masquer sa peur.
Se saisissant d’une chaise, Azaroth s’y assit à califourchon et continua son histoire, le visage à quelques centimètres seulement de la face couverte de sueur d’Alan , l’haleine chargée de feu et d’alcool.
― On dirait que t’es le dernier en état d’écouter mon histoire, veinard. De toutes façons, tu la devines la suite, non ? Tu sais ce qui s'est passé ? Exactement ce qui se passe ici. Bien entendu que Lucifer a entendu parler de nos petites conneries. Tu penses qu'on peut réellement cacher quelque chose à Lucifer toi ? Rien. Nada ! On a été convoqués. Et on ne refuse pas une putain de convocation de Lucifer. Il nous a demandé de lui montrer les jouets qu’on avait ramenés. Il nous a demandé si on pouvait en trouver d'autres. On est revenu. On a ramené d'autres trucs. Toutes ces saloperies que vous avez pu imaginer pour vous pourrir la vie comme des grands, Lucifer les a apprivoisés et en a fait des objets de torture d'une portée que tu peux même pas imaginer, Alan ! Nos petits jeux ? C'était de l'amateurisme crade à côté du déluge de cruauté technologique qu'il a enfanté. Tout notre putain d'Enfer a été automatisé, surveillé, contrôlé... en moins de temps qu'il en faut pour réaliser que votre tête est en train de cramer ! - quelques clients s’enflammèrent à nouveau au fond de la salle, Azaroth ne détourna même pas le regard du visage d’Alan – et tu sais ce qui nous est arrivé, à nous autres, démons ? Non ? Tu devines pas ?
― Le chômage ? cracha Alan avec morgue, étonné lui-même d’avoir retrouvé sa voix.
Azaroth sourit et applaudit. Ses traits étaient restés ceux d’un démon.
― MAIS OUI ! BRAVO ! Il te reste un peu de cerveau derrière ces grands yeux de plouc ? C'est très bien. Tu auras peut-être droit à ta rédemption si tu joues au fayot comme ça. Ouais. Le chômage donc. Pour les plus chanceux comme moi et elle – Azaroth désigna Drokk qui déambulait dans l’arrière-salle. Ses jambes, qu’Alan apercevait pour la première fois, étaient semblables aux pattes arrière d’un grand lévrier. Elle s’assit sur les genoux d’un client et entama une lap-dance lascive avant de se pencher vers son visage et de lui arracher une oreille. Démons, clebs, furies, gorgones... on s'est retrouvés du jour au lendemain avec strictement plus rien à foutre. Juste zoner et regarder des PUTAIN DE ROBOTS faire notre taf. Merde. Et ça, c'est pas le pire. Quand je pense aux potes qui sont restés là-bas mais qui ont maintenant des drones et des caméras au cul pour les obliger à faire leurs tortures plus rapidement. Putain. J'ai presque les boules. T’imagines ?
Azaroth attrapa à nouveau la bouteille de whisky. Deux nouvelles gorgées.
― Bien entendu qu’tu imagines. Bien sûr que tu te rends compte. Toi ! Ouais, toi, tu déploies exactement les mêmes trucs ici-haut, non ? Remplacer tes congénères par des machines. Ou les contrôler en permanence. Ça fait partie de ton boulot non ?
Alan ne répondit rien et soutint le regard démon. Si Alan avait pu bouger à ce moment, il l’aurait étranglé. Ce type, ou quoi qu’il soit, ne comprenait rien à son boulot.
Au moment même où le jukebox redémarra et fit entendre le chœur de voix féminines de You can't always get what you want, Azaroth se leva et exécuta à nouveau quelques pas de danse, d'une démarche très fluide, quasi reptilienne... Se trémoussant encore, il parcourut le fond de la salle, passant entre les rangs surpeuplés et frôlant ici et là des damnés à nouveau silencieux. Alan réalisa que, près du jukebox, Drokk dévorait désormais le cou de Sarah. Il était seul sur la banquette.
― Ils ont essayé de se rebeller, ici aussi, les gens dont vous avez piqué le boulot ? Ceux que vous avez réduit en esclavage à grand coup de machine ? Nous, on n'a pas essayé. Tu ne te rebelles pas contre le Prince des Ténèbres, l'Ange Noir, l'Antéchrist. Tu ne luttes pas. Soit du obéis, soit tu te casses. Beaucoup ont obéi. Tu parles de démons d'opérette, bordel. Nous, avec quelques autres, on s'est barrés. Pfuitttt. Barrés. Évaporés Azaroth et ses copains. On est partis avec une idée en tête.
Azaroth, d’un claquement de doigt, disparut du fond de la salle et réapparut à nouveau juste à côté d’Alan.
― Une idée fixe. Faire payer le prix fort à tous ceux qui avaient provoqué la disparition de notre Enfer. Ces connards d'humains qui avaient imaginé toutes ces putain de machines. Tous les types comme toi.
Azaroth claqua une dernière fois des doigts. Alan et Jimmy rejoignirent David et Sarah dans le cloaque qui servait d’arrière-salle au bar. Eux aussi paralysés et terrifiés.
Toujours appuyé au bar, Azaroth avait repris apparence humaine. Il leur fit signe de se taire, un doigt sur la bouche, et leur adressa un clin d’œil. En dehors du grésillement des néons, tout n’était plus que silence dans le bar. La voix du démon ne résonnait désormais que dans le cerveau d’Alan.
― Tu sais qu'il existe un cercle de l'Enfer dans lequel les hommes qui ont vendu leur âme à la technologie sont condamnés à entendre, en boucle, éternellement, un démon leur raconter comment l'Enfer est devenu un endroit invivable par leur faute ? Un cercle qui a l'apparence d'un bar crade, miteux, puant, et dont ils ne pourront jamais sortir ? Bienvenue Alan !
Il se retourna et regagna son tabouret, ignorant désormais les quatre amis.
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― Tiens, c’est nouveau ici ?
Quelques employés d’une start-up des environs poussèrent la porte d’un bar dans lequel les conversations bruissaient. Installé au comptoir, l’un des clients attrapa sa pinte de bière et les dévisagea.
― Vous tombez bien les gars, j'allais justement commencer une histoire.
Seul le clac du verrou de la porte résonna dans la rue. Juste en-dessous d’une enseigne qui clignotait et indiquait : Le Dixième Cercle.
Conches-sur-Gondoire / mars 2025