.79 Je voudrais pas crever avant d’avoir revu Furnes en hiver…
(2025-11-08, François Houste)— Je voudrais pas crever avant d’avoir revu Furnes en hiver, tu comprends ? mmmh ? Bien sûr que non, tu comprends pas. Tu ne vois pas ce que c’est Furnes. Tu ne réalises pas. Bien sûr que tu ne comprends pas. Bon… essaie d’imaginer… Non ! Non, ne sors pas tout de suite ton smartphone pour y trouver des photos. Pas tout de suite. Écoute-moi d’abord. Essaie d’imaginer. D’abord, le ciel. Un ciel d’hiver. Un ciel gris, comme dans une chanson de Brel, oui. Forcément. Tu souris. Un ciel gris… mais pas d’un seul gris, d’une infinité de nuances de gris, du léger au sombre, autant de gris que peuvent en imprimer l’épaisseur et la courbure des nuages. Toi, tu penses au ciel bas et triste qu’on a ici, certains matins d’automne. Pense plutôt à une large toile, tendue sur la voûte du ciel, que le vent agiterait doucement et à laquelle chaque onde ajouterait une teinte inédite à sa palette, et où peut-être, ici ou là, quelques trous, fins, minuscules, quelques usures, quelques transparences laisseraient apparaître la teinte bleuâtre d’un pinceau mal rincé. Un ciel peint.
Imagine le vent maintenant, tant que l’on est dans l’air. Il mêle les éléments. Non seulement content de soulever la toile des nuages, il t’amère l’odeur. Lourde, sombre, plus sombre encore que les nuages. Une odeur mâtinée de cette terre fraichement retournée qui partout t’entoure, une odeur mêlée avec l’iode, le sel, de la mer. Cette mer que tu ne vois pas tant l’horizon est bas, mais que tu sais être là-bas, à portée peut-être, juste après l’endroit où les labours se changent en dunes. Ce vent, lui aussi, est une matière, une texture dans laquelle tu te dresses. Tu n’as pas besoin de lui résister. Il ne cherche pas à te renverser, lui. Il ne cherche pas à t’empêcher d’être là. Il t’entoure, te serre. Il existe, c’est tout. Il apporte, de sa vélocité et de ses fragrances, de la texture au tableau. Toi aussi tu fais partie du tableau, tu es dedans. Mêlée au vent, tu es matière toi aussi, même si tu n’apparais pas à l’horizon que tu contemples.
Gravité oblige, la matière la plus dense de la toile, la plus lourde, la plus grasse, est au sol. Du bord de la route où tu t’es arrêtée, tu as l’impression qu’il n’y a que ça, qu’aux gris du ciel répond une matière plus texturée encore. Le brun de la terre. Brun ? Marron ? Tourbe ? Cacao ? Les mots manquent pour décrire ton impression. Le petrichor désigne l’odeur de la terre après la pluie. Aucun terme ne désigne réellement sa couleur. À part "Terre" peut-être. Fraîchement retournée, mouillée par la bruine, le crachin légèrement salé qui vient de la mer toute proche et qui tombait encore quelques heures auparavant, fouillée par les oiseaux que tu entends parfois croasser malgré l’épaisseur du vent, la terre est couleur de terre. Simplement. Elle est elle-même, c’est tout. Elle oppose aux nuances mouvantes du ciel sa fixité, sa géométrie. Suspendue à la ligne droite de l’horizon, elle affiche ses propres lignes, sa propre perspective, faite des sillons parallèles du labours qui s’étendent et tantôt te guident, tantôt t’enferment. Ils s’étendent jusqu’à ce que ton œil n’arrive plus à les distinguer. Jusqu’à ce qu’ils se confondent avec le ciel.
Tout ce tableau te semble finalement logique, ordonné comme une toile de Rothko. Les nuages sont une voile que le poids de la terre refuse de laisser avancer et qui, de lassitude, s’effiloche parfois, las de cette lourde et triste compagnie.
Tu imagines l’horizon ? Plat ? Non, tu te trompes. Regarde bien. Observe. Ici, là, des formes jaillissent. Le bloc d’une ferme, vieille grange ou simple cabane, coupe l’horizon vers l’ouest. Elle est loin, mais elle est là, trace de vie. Une preuve que les lignes de labours sont bien affaire humaine peut-être, et pas un simple dessin hasardé des caprices terrestres. Plus petite, une seconde ferme peut-être, là, légèrement à droite de la première. Qui sait ? Le début d’un hameau ? Devant, au nord, l’horizon semble se soulever à la façon d’un créneau. Et se mouvoir aussi, ondoyer au rythme du vent qui fait voler tes cheveux. Doucement. Tantôt soulevé, tantôt écrasé. C’est la haute haie qui borde le canal et dont les branches s’agitent comme le pouls régulier du paysage. Ta respiration, doucement, s’est calée sur le rythme du flottement des arbres. Tu ne t’en es même pas rendues compte. Ça y est, tu respires au rythme du vent.
Soudain, la toile grise se déchire. Un point plus fragile qu’un autre. Elle cède au vent. Peut-être était-elle devenue trop impatiente. Peut-être tente-t-elle d’échapper à la gravité que l’horizon lui impose. Ou peut-être le vent, sentant ta propre impatience, s’est dit qu’il était temps, enfin, de te présenter le clou du spectacle. La couleur, par-delà la fente des nuages, semble à cet instant rayonnante. C’est ce bleu oublié que l’on a oublié sur le pinceau du maître. Elle t’éblouit. Le soleil, cet astre imaginaire, sarcastique, que l’on n’imagine guère voir apparaître en ces lieux et en cette saison, inonde le paysage et trace une ligne directe vers l’horizon. Tous les habitants d’ici savent que les rayons du soleil ne sont qu’une affaire de patience. Qu’il suffit d’attendre, et ils viendront. Toujours. Ton regard suit l’oblique lumineuse qui s’échappe de cette déchirure et… voilà. C’est là. Au bout de ce bout de jour. Deux tours que tu n’avais pas vues auparavant. Elles se découpent clairement sur le gris désormais plus clair du ciel. Elles brillent presque, elles aussi, sur la ligne noire de contraste que forme la terre. Elles sont deux fausses jumelles. À droite, la plus fine. Comme une aiguille, la tour de l’église Sainte-Walburge. Elle semble vouloir s’élancer vers les nuages, y pratiquer d’autres trouées pour que la lumière triomphe à nouveau. À gauche, plus massif et ancré dans le sol, mais ciselé et majestueux de précisions et de détails, le beffroi de la maison communale, dont les dorures scintillent dans la lumière. Les deux tours, jadis adversaires, cohabitent aujourd’hui pacifiquement et semblent même se s’unir dans un même complot. Les reflets de l’horloge du beffroi te semblent un clin d’œil, une invitation. Une promesse de plus de splendeurs, de découvertes. La petite place au pied du beffroi, le temps d’un café. Une balade à pied. Il te semble entendre le carillon, porté par le vent. La ville t’attend. T’appelle. Tu soupires profondément et remonte dans ta voiture, impatiente. Il ne reste que quelques kilomètres, mais déjà, tu sais que tu as vu le plus beau.
Voilà. C’est ça. Je ne voudrais pas crever avant d’avoir revu tout ça. Je voudrais pas crever avant d’avoir revu Furnes en hiver.
Conches-sur-Gondoire / 8 novembre 2025